En effet, l’équipage de la duchesse produisait son effet habituel. Les soldats s’écartèrent respectueusement pour lui livrer passage cependant qu’au seuil de l’auberge, quelques officiers se massaient. L’un d’eux s’avança quand le cocher baissa le marchepied et, balayant la poussière des plumes blanches de son tricorne, offrit à l’arrivante la bienvenue de tout l’état-major.

— Comte Ignacio de San Esteban !… aux ordres de Votre Seigneurie, annonça-t-il avec un nouveau salut.

Il s’avança, offrit dévotieusement sa main gantée pour aider la duchesse d’Albe à descendre tandis que trois de ses camarades commençaient à se disputer l’honneur d’abandonner leur chambre à la plus jolie des grandes dames.

Elle accepta cette main, descendit avec sa grâce habituelle, souriante mais assez distante, cependant que Gilles, empêtré dans son personnage, baissait fébrilement ses coiffes et faisait toute une affaire de quitter à son tour l’ombre de la voiture. Il était partagé entre la satisfaction de cette occasion que le sort lui procurait de revoir son ami et la crainte de l’entendre éclater de rire. Heureusement, un coup d’œil circulaire lui apprit que Batz n’était pas en vue.

Un peu rassuré, il traversa le groupe chamarré des officiers, gagna la voûte de l’auberge en suivant la robe de Cayetana qui ondulait comme une couleuvre sur les gros pavés ronds, s’engagea dans la porte de la grande salle… et reçut de plein fouet un personnage qui sortait en courant et qui lui écrasa un pied.

— Quel fichu maladroit ! gronda-t-il furieux et s’apercevant trop tard qu’il avait parlé français.

L’autre se retourna, saisi… c’était Jean de Batz. Son regard, d’abord sans expression, accrocha la fausse duègne et, brusquement se figea, s’arrondit sur un haut-le-corps. Gilles, alors, grimaça un sourire accompagné d’un clin d’œil puis, ramassant ses jupes, se précipita dans l’escalier à la suite de la duchesse, pas assez vite cependant pour ne pas entendre le hoquet dont Jean accompagnait sa sortie. Mais le plus dur était fait, et en outre il savait son ami pourvu de trop d’esprit pour ne pas jouer le jeu. Très certainement, il imaginerait une aventure amoureuse avec l’inflammable duchesse et saurait se montrer discret.

Dans la chambre que l’on débarrassait hâtivement pour elle en attendant que ses serviteurs en prissent possession, Cayetana recevait les dernières salutations de San Esteban qui faisait visiblement tous ses efforts pour obtenir une invitation à souper en échange de sa courtoisie mais allait devoir se contenter d’un remerciement gracieux et d’un :

— Je vous suis tellement reconnaissante, Don Ignacio ! Votre courtoisie m’est d’un si grand secours ! Voyez-vous, je me rends à Luchon pour ma santé mais ce voyage m’éprouve affreusement ! Je ne sais ce que je serais devenue sans vous…

L’hidalgo se cassa en deux, rouge d’orgueil.

— Notre honneur à tous n’aurait pas résisté à une mauvaise nuit de la duchesse d’Albe ! Déjà, cette auberge est tout à fait indigne d’elle !

Cayetana baissa les yeux, soudain confite de dévotion.

— La pénitence est salutaire quand on veut obtenir du Ciel la guérison ! Je vous souhaite la bonne nuit, Don Ignacio.

L’officier salua de nouveau, marchant à pas comptés vers la porte en homme qui espère de tout son cœur et contre toute logique d’ailleurs qu’on le rappellera. Ce fut d’ailleurs ce qui se produisit mais pas comme il l’attendait.

— Don Ignacio !

— Excellence ?

— N’avez-vous pas un Français dans votre régiment ? Un Gascon à ce que l’on m’a dit. Un certain… baron de Batz ?

— Si fait, mais…

— Mon époux l’a rencontré plusieurs fois et il connaît bien, à ce que l’on prétend, ces Pyrénées sauvages où je me rends pour y prendre les eaux. Puisque le hasard le met sur mon chemin, voulez-vous lui dire que je désire m’entretenir avec lui quelques instants ?

La commission visiblement ne plaisait guère à don Ignacio.

— Un tel honneur ! Pour ce petit gentilhomme… Mais…

Le ton de Cayetana se fit alors d’une inquiétante douceur.

— Mes amis ne discutent jamais mes désirs, Don Ignacio. C’est, d’habitude, à qui les réalisera le plus vite.

Don Ignacio sortit, dompté…

— C’est bien ce que tu voulais, n’est-ce pas ? murmura Cayetana dès que la porte se fut refermée sur le colonel.

— Vous êtes la femme la plus étonnante qui soit au monde, déclara-t-il tout en se débarrassant hâtivement de sa défroque de duègne sous laquelle il ne souhaitait pas que son ami puisse le contempler une seconde fois.

Quelques instants plus tard, Jean de Batz, sanglé dans son uniforme jaune canari, le bonnet de police à flamme garni de cuir sur l’oreille, franchissait le seuil de la pièce et offrait à la duchesse d’Albe un salut dont se fût contentée une reine. Mais ses vifs yeux noirs, une fois rendu à la jolie femme l’hommage admiratif naturel à tout Français digne de ce nom, allèrent discrètement explorer les profondeurs de la chambre et singulièrement les rideaux du lit, cherchant quelque chose. Cayetana ne lui laissa pas beaucoup de temps pour se poser des questions.

— Il y a ici quelqu’un qui désire vous voir, baron, fit-elle avec un sourire en se dirigeant à son tour vers ce lit. Vous pourrez parler en toute sécurité.

Le nouveau salut, encore plus profond, de Batz tourna un peu court lorsque Gilles quitta l’abri des rideaux du lit tandis que le Gascon éclatait de rire.

— Ainsi, c’était bien toi ? Sacrebleu, mon ami, j’en étais à douter de ma raison et à me demander comment, n’ayant bu depuis ce matin que deux gobelets de mauvais vin, je pouvais en être aux hallucinations…

— Te voilà rassuré… et j’ajoute qu’il n’y a pas de quoi rire. Sans cette défroque de malheur et la protection de la duchesse, je serais à l’heure présente en train de me morfondre au plus profond d’un cachot de l’Inquisition, en attendant d’aller rôtir en public sur la Plaza Mayor au chant du Dies Irae…

Batz changea de visage.

— L’Inquisition ? Mais que lui as-tu fait ?

— À elle ? Rien du tout…

Et Gilles rapporta brièvement ce qui s’était passé à Aranjuez et à Madrid puis conclut son récit en tirant de sa ceinture la bague d’émeraude de Maria-Luisa.

— Tiens ! Voilà tout ce qu’il me sera permis d’ajouter encore à ma fortune espagnole, car tu penses bien que ma situation de mort en fuite ne m’a guère permis de passer chez l’économe du régiment pour toucher ma solde. Tu la donneras à Cabarrus.

Avec l’habileté d’un professionnel Batz fit jouer les pierres dans la lumière puis, fourrant le bijou dans son gousset avec un large sourire :

— Je saurai parfaitement en quoi la transformer ! fit-il. Nos affaires vont bien d’ailleurs car j’ai fait, par l’entremise de la banque de San Carlos et de ton ami Cabarrus justement, quelques placements avantageux, dont plusieurs parts dans l’affrètement d’un navire marchand à destination de la Côte de l’Or…

— La Côte de l’Or ? Pour en rapporter quoi ?

— Mais… différentes choses. Du café, du cacao…

— Tu es sûr ?

— Voilà qu’à ton tour tu joues les inquisiteurs ! Je ne comprends pas ta question et moins encore le ton que tu emploies.

— Excuse-moi. Mais, vois-tu, j’aurais horreur d’apprendre que nous essayons de faire fortune avec l’ignoble trafic de ce que l’on appelle pudiquement le « bois d’ébène ». J’ai vu des esclaves, en Amérique. J’admets que certains sont bien traités, heureux même, mais ce n’en sont pas moins des rebuts d’humanité… bien que pourvus d’une âme comme toi et moi…

Batz haussa les épaules avec une désinvolture qu’un observateur averti eût peut-être trouvée un peu forcée.

— Il y a des moments où je me demande si tu n’as pas gardé au fond de toi un vague regret de la prêtrise. Quel évêque tu aurais fait ! Non, rassure-toi, il n’a été jusqu’ici question que de denrées alimentaires. Fais-moi confiance, sacrebleu ! Évidemment je regrette de te voir partir mais tu peux être certain que tes affaires ne s’en porteront pas plus mal. Un détail, pourtant : cette bague est tout ce que tu possèdes, si j’ai bien compris. De quoi vivras-tu le temps de reprendre du service chez les Dragons et de toucher ta solde ?

Gilles se mit à rire.

— Ne m’as-tu pas montré le chemin au temps bienheureux de notre rencontre ? Je ferai comme toi : des dettes…

Batz leva les yeux au ciel.

— Et voilà ! Cela s’indigne vertueusement quand il est question de trafiquer des esclaves mais cela envisage le plus sereinement du monde de faire souffrir d’honnêtes commerçants parisiens.

— Faire des dettes ne signifie pas que l’on refuse de les payer.

— De toute façon, il n’en sera pas question.

Cayetana venait d’entrer dans la conversation avec l’entière sérénité de quelqu’un qui sait parfaitement que personne n’osera lui reprocher d’avoir écouté aux portes. Gilles se tourna vers elle, sourcils froncés, déjà sur la défensive.

— Que voulez-vous dire ?

— Simplement ceci : lorsque nous avons quitté Madrid, je vous ai dit que j’avais besoin de vous, en France, pour une mission de confiance. Je crois que le moment est venu de vous révéler la nature de cette mission. Votre ami, qui semble s’intéresser de près aux affaires, pourra, je pense, nous y aider.

— Nous sommes l’un et l’autre à votre service, mais…

— Pas de mais ! Je déteste ce mot-là !

Elle alla se poser gracieusement sur le seul fauteuil de la chambre, invitant du geste les deux amis à s’établir qui sur un tabouret, qui sur un coffre de voyage.

— Vous n’ignorez pas la chaude amitié qui m’unit à la princesse des Asturies, fit-elle malicieusement. Lorsqu’il s’agit de notre commune passion pour les pierreries, cette « amitié » atteint une sorte de paroxysme. Or, la veille de notre départ de Madrid, j’ai appris… de bonne source, que le chevalier d’Ocariz, consul général d’Espagne en France, avait été chargé par Doña Maria-Luisa, au moment de rejoindre Paris, d’une mission aussi importante que confidentielle : faire l’achat, chez les joailliers de la Reine de France, d’un certain collier de diamants unique au monde, paraît-il, mais d’un prix tellement élevé que la reine Marie-Antoinette, malgré le vif désir qu’elle en avait, n’a pu réussir à l’acheter.