— Son Excellence Madame la Duchesse d’Albe vous invite à fêter en son nom le grand San Isidro. Elle regrette de devoir quitter Madrid en ce jour béni et vous demande de prier pour elle et pour sa maison. Que Dieu et San Isidro vous gardent tous ! brailla-t-il à pleins poumons.
Un nouveau rugissement lui répondit et la foule, comme la mer à l’assaut d’une plage, se rua sur les pièces qui roulaient de tous côtés. D’autres poignées suivirent, judicieusement répandues de part et d’autre de la voiture afin de laisser autant que possible un chemin libre et cela jusqu’à ce que le sac se trouvât vide. Les hommes de police se jetèrent eux aussi à la curée et le moine lui-même, abandonnant pour un instant les hauteurs où planait son regard vide, l’abaissa jusqu’à la poussière de la rue juste à temps pour arrêter adroitement de sa sandale deux pièces qui avaient roulé jusqu’à lui. Tous, acharnés à leur récolte, avaient oublié la voiture qui s’ébranla doucement et commença à cahoter le long de la rue en pente.
Sans quitter la pose d’idole inaccessible qu’elle avait adoptée pendant que son cocher déchaînait sa pluie d’or, Cayetana laissa glisser vers la fausse duègne un sourire moqueur.
— Il y a des précautions qui sont bonnes à prendre, murmura-t-elle. Quelque chose me disait que nous tomberions sur des imbéciles décidés à faire du zèle… et contre la bêtise, l’or est le seul remède.
— Disons que vos précautions sont fabuleuses, ma chère. Vous avez jeté aux quatre vents une petite fortune.
Elle haussa les épaules avec insouciance.
— Qu’est-ce que l’or ? Les anciens Aztèques l’appelaient l’excrément des Dieux. Ces malheureux n’en voient jamais et moi j’en ai trop. Et puis je dois soutenir ma réputation d’excentricité.
Doucement, Gilles prit la main gantée de blanc qui reposait auprès de lui sur le drap pourpre de la robe, fit glisser légèrement le gant pour trouver la peau et y colla ses lèvres avec une sorte de dévotion reconnaissante. La duchesse, alors, se tourna vers lui, l’enveloppant de son regard étincelant de malice.
— Ce soir… et les autres soirs, dit-elle, il faudra que Doña Concepción, comme elle en a l’habitude en voyage, partage ma chambre. J’avoue que je n’avais encore jamais imaginé jusqu’à présent qu’il m’arriverait de trouver follement amusant de faire l’amour avec une duègne…
Pour toute réponse, Gilles baissa légèrement la vitre de la voiture. Il avait terriblement chaud tout à coup…
Les portes furent franchies, non seulement sans incident mais avec les honneurs militaires. Les armes de la famille d’Albe étaient presque aussi célèbres et aussi respectées que celles du Roi en personne. Les sentinelles leur présentèrent les leurs, gracieuseté dont ils furent remerciés par le rayonnant sourire que la duchesse mit à la portière. Quant à la duègne, elle était prise d’une quinte de toux qui la faisait râler dans son grand mouchoir.
La quinte dura tant que l’on passa, au ralenti, le pont de Tolède envahi d’un charroi intense par ceux de la campagne qui accouraient en foule pour prendre part à la Pradera. À l’abri derrière son mouchoir, Gilles put apercevoir les rives du Manzanarès transformées pour la circonstance. Les vertes prairies riveraines montraient une étonnante éruption de baraques de plein vent qui avaient poussé pendant la nuit : débits de boissons, pâtisseries improvisées déjà assiégées par des nuages de mouches, petits marchands de pacotilles où les images du saint se mêlaient à des herbes guérisseuses, Gitanes prestes à saisir au vol une main vite transformée en livre de lecture, roulant des hanches dans leurs jupes volantées, un œil guettant les éventuelles robes monastiques, danseurs aux jambes agiles tournoyant autour d’un guitariste dans le claquement rythmé des castagnettes : un étonnant mélange de kermesse et de carnaval coulant entre les tentes de toile blanche qui ressemblaient à du linge mis à sécher sur la berge. Tout à l’heure, après la messe, viendraient les équipages débordant de toilettes claires, les majas scintillantes, les gentilshommes et les jolies filles de la Société. Et Gilles, avec un soupir, regarda filer à son côté, le pont franchi, le chemin qui menait à Carabanchel : il allait, pour la première fois, manquer à sa parole et Thérésia, sans doute, à cette heure, devait le vouer à tous les diables si les bruits publics n’étaient pas venus jusqu’à elle. Reverrait-il jamais la gentille fille des Cabarrus qui lui avait voué une si puérile admiration ?
— Regrettez-vous tellement de quitter Madrid ? dit Cayetana, qui avait entendu le soupir. Ou bien est-ce la fête que nous manquerons tous les deux ?
— L’un et l’autre peut-être ! Mon séjour en Espagne, que j’espérais plus long, se solde par un échec. Aucun homme n’aime à perdre…
— Aucune femme non plus ! Mais ne vous désolez pas : vous reviendrez. Le Roi ne sera pas éternel. Un jour, votre amie Maria-Luisa sera reine et… et je crois que nous pouvons maintenant délivrer momentanément votre serviteur, ajouta-t-elle en se penchant pour soulever le couvercle du coffre à vivres placé devant elle où Pongo, pourpre de chaleur, attendait avec une impassibilité toute indienne.
Les chevaux, en effet, avaient pris le grand trot, s’élançant sur la route de Tolède où l’on bifurquerait bientôt vers Talavera pour, de là, remonter au nord en tournant la capitale. Madrid, toute blanche sous ses carillons de fête, s’estompait dans la brume dorée d’un beau jour de printemps.
Résigné à subir son destin, Gilles s’arrangea de son mieux de ses voiles et s’accota pour faire semblant de dormir… ne fût-ce que pour ne plus voir les yeux ronds de Pongo. Mis brutalement en présence de l’étonnante transformation de son maître, l’Iroquois qui savait endurer la torture sans perdre un pouce de son impassibilité, faisait visiblement des efforts énergiques pour étouffer une folle envie de rire…
CHAPITRE IV
L’AUBERGE DE FONTARABIE
Ce fut un étrange voyage, un voyage dont le chevalier de Tournemine devait garder un souvenir à la fois ému et agacé. Il abominait cette défroque de vieille femme dans laquelle on l’avait introduit et qui, cependant, était sa sauvegarde. Il brûlait d’envie de la jeter aux orties mais, alors même que l’on traversait les plateaux les plus désertiques de la vieille Castille, Cayetana s’y opposait si vigoureusement qu’il en vint à la soupçonner de prendre un certain plaisir à la mascarade.
Chaque soir, d’ailleurs, à la halte, le cauchemar se muait en une bien charmante réalité car, ainsi que l’avait annoncé la duchesse, les aubergistes, pliés en deux de respect, trouvaient on ne peut plus normal que cette grande dame refusât farouchement de se séparer de sa duègne.
Aussi, une fois enfermé avec celle qui était à présent doublement sa maîtresse, Gilles, débarrassé de ses jupons, retrouvait-il avec joie son prestige et ses prérogatives d’homme dans le lit de la belle duchesse. Chaque nuit était plus délicieuse et plus folle que la précédente… plus exténuante aussi. Tellement même que le jeune homme finit par trouver à son déplaisant rôle diurne une solution toute simple et toute naturelle : à peine réinstallé dans la voiture il se calait dans son coin, adressait un large sourire à Cayetana et s’endormait du sommeil du juste pour ne se réveiller que le plus tard possible.
Quant à Pongo qui, une fois hors de Madrid, n’avait plus grand-chose à craindre pris isolément, on l’avait nanti d’une livrée, d’un habile grimage et d’un emplâtre couvrant une partie de son visage et qui en corrigeaient suffisamment le type un peu trop exotique, même pour l’Espagne, et il voyageait placidement, en selle sur Merlin qu’il avait fallu dételer et rendre à une certaine autonomie à une demi-lieue de la capitale, jouant imperturbablement le rôle tranquille du serviteur muet. Il comprenait d’ailleurs suffisamment l’espagnol à présent pour s’en tirer honorablement…
On voyageait lentement, presque paresseusement, comme il convient à une grande dame pour ne pas éveiller la curiosité.
La halte de Ségovie, où l’on arriva assez tard à cause d’une roue qui menaçait de s’évader, trancha brusquement sur le rythme monotone du voyage. Un glorieux coucher de soleil rougissait la ville couleur de chair tendre et faisait flamber une cathédrale, dorée comme un abricot sous ses étranges coupoles pointues comme des temples birmans. L’air était doux, parfumé par tous les lichens blonds des coteaux que le soleil avait chauffés tout le jour. La perspective d’une des meilleures auberges d’Espagne ajoutait à la satisfaction des voyageurs d’arriver à l’étape.
Mais quand la caravane déboucha sur la place du Marché aux Grains, en vue de l’auberge de Los Picos, Cayetana eut une exclamation de contrariété : tout un régiment campait sur ladite place ou entre les arches du vieil aqueduc romain et il était visible que les officiers avaient pris possession de l’auberge.
— Madre de Dios ! Qu’est cela ? soupira-t-elle.
— La chose me paraît évidente, marmotta Gilles, morose, c’est un régiment ! Celui des Dragons de Numance pour être plus précis.
— Mais que fait-il là ? s’impatienta la duchesse.
— Il vient de Salamanque où il est allé réprimer je ne sais quelle révolte à l’Université.
Elle lui jeta un regard mi-respectueux, mi-inquiet.
— Les Gardes du Corps ont-ils coutume d’être à ce point au fait des mouvements de troupes ?
— Si vous entendez par là que je me livre à l’espionnage, rassurez-vous, ma chère. Simplement mon ami Jean de Batz, un Français comme moi, appartient à ce régiment.
— Mon Dieu ! Et s’il vous reconnaît ?
— Le risque ne sera pas grand pour vous car je vous l’ai dit, c’est un ami. Mais moi je risque d’être à jamais perdu de réputation à ses yeux s’il me découvre sous cette défroque ridicule. De toute façon, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules agacé, il nous faut courir ce risque. Nous ne pouvons plus reculer.
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