Gilles secoua la tête :

— Je n’en ai plus, Madame. Mon ami Jean de Batz est parti pour Salamanque avec son régiment et il est hors de question que je fasse appel à d’autres amis dans de telles circonstances.

— À qui pensiez-vous ?

— Au banquier Cabarrus. Mon idée était de lui demander de quoi passer en France en contrebande, soit par l’un de ses navires, soit par l’un de ses comptoirs de la frontière. Mais ce n’est plus possible. Il a une famille.

— … et puis les sentiments chevaleresques fleurissent rarement chez les hommes d’argent. Eh bien ! conclut Cayetana avec un soupir, je crois que vous n’avez plus le choix : il ne vous reste que moi.

Il eut un haut-le-corps :

— Vous n’avez jusqu’à présent que trop fait, Madame, et cela néanmoins ne vous donne pas le droit de m’insulter. Pensez-vous que je sois capable de faire courir à une femme, fût-elle duchesse et aussi puissante qu’une reine, le risque mortel que court mon ami Paco ? Si cela était, vous auriez de moi une bien pauvre opinion…

Les mains toujours plaquées à ses hanches qui ondulaient au rythme de sa démarche, Cayetana vint vers lui, levant haut le menton pour le regarder au fond des yeux.

Elle eut un petit rire :

— Si j’avais de vous cette opinion, mon ami, je ne serais pas ici car les couards me font horreur et plus encore ceux qui cherchent refuge derrière les faiblesses du cœur. Cela dit, vous savez bien que je ne suis pas une duchesse comme les autres, ou bien l’avez-vous déjà oublié ? Quant à la femme… elle croit bien vous avoir déjà donné son sentiment à votre sujet. Enfin, je le répète, vous n’avez pas le choix… Acceptez mon offre !

— Non, non ! Mille fois non ! Je refuse ! Vous n’allez pas, j’imagine, m’enlever de force ?

— Qui sait ?…

— Vous ne pourrez pas. Avant une heure j’aurai quitté cette maison…

— Vraiment ? Alors… voyons ce que nous allons faire de cette heure-là car il ne me plaît pas de vous quitter avant. Tenez, puis-je vous confier un secret ?… Je meurs de faim, de soif. N’iriez-vous pas jusqu’à la cuisine pour voir s’il ne s’y trouve pas quelque relief ? Vous aussi, d’ailleurs, allez avoir besoin de vos forces. La fuite est un exercice fatigant.

Perplexe, il la dévisagea, incapable de comprendre quelles idées s’agitaient sous ce petit front têtu. Cayetana était étrange, insaisissable. Elle passait de la gravité à la désinvolture la plus insouciante, du drame à la comédie-bouffe, avec une aisance stupéfiante. Dure comme l’acier à certaines minutes, elle se faisait l’instant suivant aussi flexible qu’une lame d’épée mais sans rien perdre de sa force. Elle était aussi changeante et redoutable que la mer bretonne. Mais les droits qu’elle s’était déjà acquis sur lui étaient impérieux et l’idée n’effleura même pas Gilles de les lui contester. Il s’inclina donc, heureux au fond de ce caprice imprévu qui allait lui permettre de jouir, un moment encore, de sa présence, de sa beauté sensuelle qui réveillait en lui le désir né un soir de carnaval et que seul l’orgueil lui avait permis de repousser.

— Je vais essayer de vous satisfaire, dit-il en se dirigeant vers la cuisine.

La pièce étroite, sentant l’ail et l’huile froide, était déserte car Goya et Micaela avaient dû trouver un moyen simple de charmer leurs loisirs forcés. Gilles réunit sans trop de peine une gargoulette de vin, quelques poivrons, un peu de jambon et des gâteaux de sésame cuits à l’huile. Il entassa le tout sur un plateau, ajouta deux gobelets, deux écuelles et des couverts puis revint vers l’atelier dont il poussa la porte du pied. Mais là, il faillit bien, devant le spectacle offert à sa vue, laisser son fardeau s’écraser sur les dalles du sol…

Au-delà d’un archipel de soie noire et de dentelles blanches et face au portrait dévoilé de la servante, la petite estrade était de nouveau occupée par une femme nue qui, dans un geste identique à celui du modèle, relevait la masse noire de sa chevelure en faisant saillir les globes durs de ses seins. Mais cette femme n’était plus Micaela…

Les yeux qui guettaient sa réaction à travers les épaisses boucles noires mangeant la moitié du visage étaient aussi sombres que ceux de la servante mais plus brillants. La bouche, très rouge, s’entrouvrait sur de petites dents parfaites en un sourire provocant et le corps dévoilé avait des reflets de nacre.

Si une boule se noua soudain dans la gorge de Gilles, il n’en montra rien, ne cilla même pas. Avec des gestes mesurés il se contenta de déposer calmement son plateau sur un escabeau puis, à la manière d’un bestiaire face à un fauve dangereux, il captura l’impudent regard de la femme et le garda prisonnier du sien. Alors seulement, debout à quelques pas d’elle, sans dire un mot, il se déshabilla, révélant avec une impudeur égale à celle de la jeune femme la puissance de son désir. Il vit ses yeux se rétrécir, l’entendit haleter doucement.

Alors seulement il la rejoignit d’un bond sur l’estrade et, sans lui laisser la moindre possibilité d’échapper, s’empara d’elle d’une brutale poussée qui l’enleva du sol tandis qu’il lui écrasait la bouche d’un baiser.

Déséquilibrée, elle gémit de douleur, planta ses ongles dans les épaules du jeune homme, se tordant comme une couleuvre pour échapper à la brûlure soudaine de son corps mais déjà il se jetait avec elle sur le divan.

Jamais encore il n’avait fait l’amour avec cette violence, inhabituelle chez lui et qu’il n’essayait même pas d’analyser. Il était soulevé hors de lui-même, emporté par une impulsion primitive et complexe où entraient de la rancune pour la désinvolture avec laquelle cette femme lui avait imposé sa loi par son impudeur pleine de défi, de la colère contre lui-même pour n’avoir pas su résister, enfin du désespoir, car il y avait de fortes chances pour que ce corps soyeux fût le dernier dont il pût encore triompher. Le piège était bien dressé et ses chances de quitter Madrid vivant fort minces. Mais il s’aperçut bien vite que sa brutalité était loin de déplaire car la jeune femme, tendue comme un arc, les yeux noyés et les joues inondées de larmes, râlait sous l’assaut mais hâtait de toute son ardeur une conclusion dont la violence les jeta presque hors du divan…

Un moment plus tard, tandis qu’il reposait sur elle les bras en croix, son cœur battant lourdement contre la gorge de Cayetana, elle se mit tout doucement à lui caresser le dos d’une main étrangement timide comme si elle craignait de réveiller le démon endormi en lui ; puis, posant très doucement sa bouche contre la sienne :

— Brute, chuchota-t-elle d’un ton câlin qui démentait l’injure. Tu m’as fait mal, tu sais ? Est-ce là une façon de traiter une grande dame ?

Il s’écarta d’elle aussi brusquement que si elle l’avait brûlé, plantant dans le sien son regard glacé où rien ne subsistait de l’amoureux délire.

— Était-ce donc la grande dame ? persifla-t-il. Je n’ai vu qu’une chatte des rues en chaleur, une simple manola à la recherche de son instinct. Et comme c’était celle-là même dont j’avais envie depuis longtemps…

L’insulte la fit sourire tandis que ses mains souples couraient sournoisement sur le corps du jeune homme.

— Dont tu avais ?… Quel déplaisant imparfait !… L’heure n’est pas encore finie, mon bel ami, mais toi, apparemment, tu l’es déjà.

Le démenti fut instantané. L’heure fut dépassée, puis une autre, puis une troisième, toutes rythmées par le cri mélancolique du sereno dont le pas lourd éveillait les échos de la rue. Et quand, enfin, la jeune femme se retrouva inerte, reposant contre la poitrine de son amant, ce fut très humblement qu’elle murmura :

— Et maintenant… acceptes-tu de m’écouter, de me suivre ?

Il l’embrassa doucement, délicatement, sur les yeux, sur la bouche et sur chacun de ses seins.

— Non, ma douce… maintenant moins encore que jamais ! Grâce à toi j’ai désormais assez de force pour affronter en riant tous les bourreaux du Saint-Office.

Tout de suite elle s’emporta :

— Triple mule entêtée ! On ne rit pas sur le bûcher ! Et il s’agit bien de bourreaux ! Crois-tu que je supporterais à présent de te voir affublé du grotesque sanbenito, te tordre sous la morsure des flammes enchaîné à un poteau… et cela à cause de cette garce de Maria-Luisa ? M’as-tu dit, oui ou non, hier que ta vie m’appartenait ?

— Je l’ai dit, mais…

— Ce genre de parole ne souffre aucun mais… Je considère donc que j’ai droit de faire, de cette vie, ce que bon me semblera et, en conséquence, j’ordonne, tu entends… j’ordonne que tu attendes ici que je revienne te chercher demain matin. Non, ne proteste pas, ne dis pas non… tu n’as pas le droit car, vois-tu, je crois que j’ai trouvé un moyen excellent de te faire quitter Madrid… un moyen à peu près sans danger.

— À peu près ! Tu vois bien…

— Ne sois pas bête ! Il faut toujours compter avec le sort mais j’aime le danger, j’y trouve le goût véritable de la vie et, malheureusement, je ne le rencontre pas souvent. Ce que nous allons faire ensemble m’amusera follement et je ne te pardonnerais pas de m’en priver. Enfin, si tu veux le savoir, j’ai besoin de toi, en France. Tu pourras peut-être m’y rendre un service important, un service que je ne peux demander qu’à toi… Tu vois, nous serons à égalité.

— Est-ce bien vrai ? Je n’en crois rien ! Ou alors parle, dis-moi ce que je pourrai faire…

— Non. Demain !… Demain le Diable lui-même sera pour moi car il n’aura pas autre chose à faire à cause de la fête ! Et sois sans crainte, je n’oublierai pas ton serviteur indien. Maintenant il est temps que je rentre au palais. Non, n’aie pas peur, ajouta-t-elle en voyant Gilles esquisser un mouvement de protestation, je ne risque rien la nuit dans les rues de Madrid. Le petit peuple me connaît et m’aime. Assez tout au moins pour que les mendiants aveugles, que je secours secrètement, ne parlent pas de ma visite dans ce quartier mal famé. Ils se contentent de mes démêlés avec la Benavente où, en général, j’ai le beau rôle. Aie confiance et attends-moi !… D’ailleurs je vais dire au señor Goya de t’enfermer. Tu ne pourras pas quitter la maison à moins de la démolir.