— Paix, mon fils ! fit doucement le jeune homme en flattant la longue encolure soyeuse. Je te demande encore un instant…
Mais le charme était rompu. Jean de Batz vint aligner sa monture sur celle de son ami.
— Dans un instant il fera noir, dit-il. On ne pourra seulement plus distinguer les tours des murailles. Qu’espères-tu encore ?
Les yeux sur l’énorme tour d’entrée près de laquelle s’emmanchait le double pont-levis, Gilles haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Un miracle peut-être… Il me semblait qu’en approchant ce château il se passerait quelque chose… qu’il me reconnaîtrait de lui-même et s’ouvrirait à moi comme une main qui se tend. Peut-être… qu’il m’offrirait ses propres clefs !…
Le rire sonore du Gascon éveilla les échos de la forêt et fit envoler une sarcelle.
— La clef… car il n’y en a qu’une, tu la trouveras quand tu voudras si tu m’écoutes : elle se nomme l’argent ! L’argent qui ouvre toutes les portes, même celles des cœurs. Deviens son maître et cette vieille demeure s’ouvrira pour toi comme une femme amoureuse.
Les yeux clairs du chevalier s’attachèrent à la figure du baron gascon dont le regard, dans l’ombre grandissante, brillait d’une flamme presque diabolique. Mais l’ancien élève du collège Saint-Yves de Vannes avait depuis longtemps perdu cette crainte superstitieuse du Malin qu’on lui avait si soigneusement enseignée dans son jeune âge et si, à plusieurs reprises, il avait pu constater, chez son ami, des théories fleurant volontiers le soufre, cela n’altérait en rien l’amitié qui s’était tissée entre eux, spontanément, quelques mois plus tôt.
Bien que Batz appartînt, comme lui-même, aux Dragons de la Reine, cette amitié n’était pas née au régiment pour l’excellente raison que le Gascon n’y mettait jamais les pieds. Depuis quelques années tout au moins car il y était entré comme volontaire… à l’âge de douze ans, s’y comportant de telle façon qu’en 1776, à quinze ans, il devenait sous-lieutenant… au prix d’ailleurs d’une gasconnade car, pour obtenir ledit grade, il s’était vieilli de cinq ans, falsifiant son acte de naissance sans la moindre hésitation. Mais l’épaulette d’officier une fois amarrée à son uniforme, Batz, aussi satisfait de lui-même que s’il eût conquis un bâton de maréchal, s’était totalement désintéressé du sort d’un régiment qui s’obstinait à demeurer cantonné dans des garnisons aussi peu attrayantes que Vesoul ou Pontivy. Car l’endroit où il souhaitait vivre, c’était Paris, cette étonnante boîte de Pandore assez proche du soleil de Versailles pour que toutes les fortunes y fussent possibles et assez éloignée cependant pour que l’on pût s’y faire oublier ou même mourir de faim sans que personne s’en souciât.
À Paris, le jeune baron était certain d’arriver très vite à se tailler un chemin qu’il voulait confortable et largement pavé d’argent grâce aux relations qu’il ne manquerait pas de s’y créer. L’argent, c’était, en effet, le maître mot pour lui, l’argent qui seul pouvait apporter la puissance à un garçon de bonne noblesse, certes, mais né beaucoup trop loin des grandes charges du royaume ; l’argent dont, comme beaucoup de nobles provinciaux, il avait toujours cruellement besoin, l’argent enfin qu’il déclarait aimer au-dessus de toutes choses avec le cynisme encore naïf de sa jeunesse. S’il souhaitait si fort devenir riche, d’ailleurs, ce n’était pas pour le plaisir de thésauriser mais pour s’offrir tout ce que la fortune représentait de bien-être, d’éclat et de beauté introduits dans la vie de chaque jour… et aussi pour la possibilité de corriger, ici et là, les criantes injustices du Destin. Car ce Gascon avide, rapace même, capable de dépouiller froidement au jeu une douairière endiamantée ou de spéculer sur telle ou telle denrée coloniale, était tout aussi capable d’abandonner ses derniers écus sur la table boiteuse d’un maçon aux jambes brisées, menacé d’expulsion par un propriétaire impitoyable. Lequel propriétaire se voyait d’ailleurs rossé d’importance quelques heures plus tard, au plus profond d’une nuit obscure…
Cynique, réaliste et volontiers amoral surtout en ce qui concernait les femmes mais follement brave, généreux jusque dans le dénuement et d’une intelligence passablement diabolique, c’était pourtant cet homme-là que le Destin avait présenté un beau soir à Gilles pour en faire un ami.
Cette rencontre mémorable avait eu lieu le 28 avril précédent. Ce soir-là, Paris inaugurait la nouvelle salle construite pour la Comédie Italienne sur un vaste terrain proche des Boulevards concédé par le duc de Choiseul et adossé à son hôtel 2. La soirée s’annonçait particulièrement brillante car la Reine devait y assister et avait elle-même choisi le programme : une œuvre de Grétry, Les événements imprévus, dans laquelle la charmante Madame Dugazon, l’étoile de la Comédie Italienne, devait tenir le rôle de Lisette.
On s’était arraché les places qui n’étaient pas retenues pour Marie-Antoinette et sa suite avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une cabale, comme cela se produit presque toujours en pareil cas, avait été montée pour saboter la soirée. Les tenants de l’Opéra, jaloux de voir les Italiens quitter le vénérable mais fort vétuste hôtel de Bourgogne pour cette salle luxueuse, étaient en effet très décidés à faire autant de bruit que possible.
L’opération avait été assez bien montée. D’abord on avait critiqué, depuis longtemps, l’architecture du nouveau théâtre en prenant bien soin de monter contre les futurs occupants tout le reste de la corporation théâtrale. Les Italiens n’avaient-ils pas exigé que le bâtiment tournât le dos au Boulevard afin que son entrée ne risquât pas d’être confondue avec les multiples petits théâtres qui y fleurissaient ?… Pour les punir de leur outrecuidance, un quatrain fielleux courut Paris.
Dès le premier coup d’œil on reconnaît très bien
Que ce nouveau théâtre est très italien
Car il est disposé d’une telle manière
Qu’on lui fait, aux passants, présenter le derrière…
On avait également fait circuler des libelles perfides attaquant la protection que la Reine accordait à la Comédie Italienne et insistant assez lourdement sur l’obstination qu’elle mettait à accorder ses faveurs à qui n’en valait pas la peine.
Naturellement, ces débordements pseudo-littéraires produisirent effet et, au soir de l’inauguration, la belle salle neuve ressemblait assez à un chaudron de sorcière où bouillonnaient de concert les spectateurs venus pour applaudir à tout rompre et ceux qui entendaient contester systématiquement.
Un chaudron fort brillant, d’ailleurs, car tandis que les loges s’emplissaient de femmes ruisselantes de pierreries sous les dômes extravagants de leurs coiffures qui dressaient dans la salle même un bizarre décor de montagnes neigeuses surmontées d’objets hétéroclites, le parterre non moins éclatant résonnait sous les talons rouges d’une foule de gentilshommes.
C’était grâce à Fersen que Gilles y avait trouvé place. Depuis son arrivée à Paris, le jeune Suédois s’était institué l’hôte et le mentor de son ami. En attendant sa présentation à la Reine, dont il ne voulait laisser le soin à personne, il le promenait dans tous les salons parisiens où il était habitué, depuis celui du comte de Creutz, ambassadeur de Suède, à celui de l’ancien ministre Necker en passant par ceux des nombreux membres de la puissante famille financière des Lecoulteux. Le jeune homme y rencontrait un franc succès. Sa haute mine et son charme lui assuraient, auprès des femmes, un accueil flatteur qui se changeait en vif intérêt lorsque Fersen, bon camarade, se lançait dans le récit de ses exploits.
Passant pudiquement sur le vol de son cheval, le Suédois ne se lassait pas de conter comment Tournemine lui avait sauvé la vie à Yorktown puis, entraînant deux ou trois jolies filles dans un coin de salon, il leur confiait sotto voce le secret du passionnant roman des amours de son ami avec une éblouissante princesse indienne et ainsi, peu à peu, le jeune homme devenait une sorte de héros aux yeux de la bonne société féminine. Au point d’en être parfois gêné…
— Tu me fais une réputation incroyable, lui dit-il un jour. Tu devrais cesser de chanter mes louanges comme tu le fais. Ma vie passée ne mérite pas tant d’éloges. Et puis, pourquoi donc vouloir à toute force intéresser les gens à moi ?
— Pas les gens, les femmes ! Tu souhaites refaire ta fortune : marie-toi ! Tu as, dès maintenant, l’embarras du choix.
— C’est inutile. Il n’y a pour moi au monde qu’une seule femme. Je ne veux qu’elle, avec ou sans fortune. J’épouserai Judith ou personne…
— Qui peut se vanter de n’avoir jamais changé d’avis, un jour ?…
Et Fersen continuait de plus belle ses contes héroïco-galants. Mais, en dépit de ces succès de salon, la soirée théâtrale n’en était pas moins, pour le jeune Breton, la première grande soirée parisienne et il ne songeait pas à dissimuler le plaisir qu’il y prenait.
Beaucoup des hommes qui l’entouraient étaient en effet d’anciens compagnons d’armes. Il y avait là Lauzun, Noailles, les Lameth, Ségur et bien d’autres que leur récent retour d’Amérique mettait à la mode. Certains spectateurs, s’ils ne lui étaient pas encore familiers, n’étaient plus tout à fait des inconnus, telle cette trinité réjouissante et fort peu sainte de jeunes lurons rencontrés chez Creutz et qui se composait d’un charmant boiteux, le jeune abbé de Périgord, d’un séduisant bâtard du feu roi Louis XV, le comte Louis de Narbonne-Lara, et de leur inséparable, le comte de Choiseul-Gouffier, jeune diplomate plein d’esprit.
Les femmes, évidemment, étaient beaucoup plus étrangères au chevalier et s’il examinait avec tant d’attention la guirlande scintillante courant le long des loges, c’était moins par curiosité que dans l’espoir de reconnaître un visage parmi tous ces visages, un sourire parmi tous ces sourires… Ses yeux qui savaient fouiller les profondeurs d’une forêt noyée de brume ou les ombres de la nuit la plus opaque détaillaient avidement chacune de ces figures de femmes dont presque toutes étaient à la fois jeunes et belles. Mais son cœur, qui aurait tant voulu battre plus vite sous l’effet de la joie, dut, bon gré mal gré, conserver son rythme tranquille : aucune de ces femmes n’était Judith…
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