— Tu ferais cela pour moi ?
Goya haussa les épaules.
— Croirait-on pas qu’il s’agit d’un exploit ? Une simple promenade jusqu’à Carabanchel. Personne ne me soupçonne, moi… Au fait, ton ami le Gascon sait-il ce qui t’arrive ?
— Non. Aller chez lui c’était risquer de me faire prendre. On m’y cherchera tout naturellement. Pourtant, j’aurais bien aimé lui demander un peu d’argent : je n’ai pas un maravédis.
— J’y passerai aussi, ne t’inquiète pas…
— Mais, Paco, ton travail ?
Le peintre ne l’écoutait pas. Il était déjà en train de faire passer par-dessus sa tête sa blouse bariolée de peinture. Quand son crâne hirsute émergea des plis neigeux d’une chemise fraîchement repassée, il déclara paisiblement :
— Mon travail peut attendre. Micaela aussi ! En mon absence elle aura suffisamment à faire avec sa vaisselle en retard et la garde d’une maison que tu peux considérer comme la tienne. Bois, mange, dors ! Tu es chez toi… Tu auras sans doute besoin de tes forces avant peu.
Goya revint à la nuit close. La porte, en se refermant, réveilla Gilles qui s’était endormi sur le divan et se redressa en sursaut. À la lumière jaune du chandelier qu’il tenait, le visage de Goya apparut creusé de plis soucieux, plus tourmenté que jamais.
— Alors ? demanda Gilles.
Le peintre haussa les épaules, rejetant le grand manteau noir et le sombrero dont il s’était recouvert. La chaleur était tombée avec le jour et, au-dehors, la nuit balayée par le vent de la sierra était froide.
— J’ai couru partout sans parvenir à trouver ton ami, dit-il enfin. Je l’ai cherché dans les tavernes, les maisons de jeu et jusque chez la Benavente où on l’a vu beaucoup ces derniers temps. Chez lui il n’y avait personne mais sa logeuse, en revenant du salut, m’a appris que les Dragons de Numancia étaient partis hier soir pour Salamanque où les étudiants s’agitent.
Gilles fit la grimace.
— On dirait que mes chances s’amenuisent…
— Plus encore que tu ne l’imagines. Je pensais aller chez tes amis Cabarrus mais, cette nuit, c’est impossible, les portes sont gardées. Le quartier est plein d’alguazils.
— Le quartier ? Mais pourquoi ? On m’a reconnu, suivi ?…
— Je ne crois pas mais quand un homme cherche à se cacher et ne connaît pas beaucoup de monde, c’est dans les quartiers populaires qu’il a le plus de chance… C’est un simple…
Il n’acheva pas. Micaela surgit de sa cuisine, la mine effarée.
— On frappe à la porte ! Je me demande qui peut venir à cette heure…
Les deux amis se regardèrent sans rien dire, saisis par la même angoisse. Si c’était la police, ils finiraient l’un et l’autre la nuit en prison et la semaine peut-être bien dans l’autre monde.
— Je me le demande aussi, marmotta Goya en se précipitant pour retourner contre le mur ses esquisses et jeter une toile sur l’impudique portrait de sa servante, tandis qu’au-dehors le heurtoir de cuivre s’énervait.
— J’arrive ! hurla le peintre qui ajouta, plus bas : Va dans la cuisine avec Micaela. Tu pourras tout entendre de ce qui se dira. Si ça tourne mal, escalade le toit et restes-y jusqu’à ce que j’aille te chercher.
— Il vaudrait mieux que je parte, Paco. Ce serait le meilleur moyen de ne pas te compromettre.
— Ce serait le meilleur moyen de te faire prendre. Je t’ai dit que les sbires de la police patrouillaient dans tout le quartier. Fais ce que je te dis ! Crois-moi ! L’heure n’est pas à l’héroïsme…
Silencieusement Gilles suivit la servante dans la petite cuisine encombrée de pots et de chapelets d’oignons où régnait un assez fabuleux désordre qui ne plaidait guère en faveur des qualités ménagères de Micaela. Mais par la petite fenêtre arrondie on pouvait voir ce qui se passait dans la cour. Voir et entendre.
La voix puissante de Paco leur parvint :
— Qui frappe ? demanda-t-il rudement. Que voulez-vous ?
Malgré la finesse de son ouïe, Gilles ne put saisir la réponse étouffée par l’épaisseur du mur mais il vit Goya lever sa lanterne après avoir ouvert la porte et se courber aussitôt en un profond salut.
Une femme enveloppée d’un long châle noir apparut dans le halo lumineux, une femme que Gilles n’eut pas besoin de regarder à deux fois : entre les plis sombres du châle s’inscrivait le pâle visage de Cayetana d’Albe… Déjà, d’ailleurs, toute inquiétude envolée, il s’élançait avec, au cœur, quelque chose qui ressemblait à de la joie. Pour quelle raison la fière duchesse serait-elle venue jusqu’au fond de ce barrio misérable sinon pour le voir ?
Il la rejoignit comme elle pénétrait dans l’atelier suivie du peintre visiblement encore mal remis de la surprise que lui causait cette visite inattendue. Mais quand il fut en face d’elle il ne put rien trouver de plus brillant à dire que :
— Vous !… C’est vous !…
Elle eut un rire clair qui contrasta avec l’atmosphère de catastrophe qui régnait dans la maison.
— Naturellement c’est moi ! Je tenais à m’assurer par moi-même que vous étiez à peu près à l’abri et pas encore trop occupé à de nouvelles sottises…
Elle laissait tomber son châle pour apparaître dans le costume de maja que Gilles lui avait vu lorsqu’elle était arrivée à la fête de la Reine de Mai en compagnie de Romero et, sans se soucier de le ramasser, s’avançait dans la pièce posant sur toutes choses ses yeux lumineux.
— J’espère que vous me pardonnerez d’envahir ainsi votre… jardin secret, señor Goya. Il paraît que vous ne m’aimez guère ! C’est, du moins, ce que prétendent les nombreux amis – dont vous êtes ! – de Doña Josefa.
L’artiste se courba, une main sur le cœur.
— Les nombreux amis de Doña Josefa, qui s’en voudraient de compter un simple peintre dans leurs rangs élégants, parlent trop souvent sans savoir, Votre Excellence. Comment peut-on aimer, ou détester, qui l’on ne connaît pas ? Au surplus, la duchesse d’Albe n’a jamais paru s’apercevoir de mon humble existence…
— Touché ! s’écria joyeusement Cayetana. J’ai amplement mérité la banderille, señor… et je crois qu’à l’avenir je me souviendrai de vous.
Tout en parlant, elle virevoltait sur ses pieds menus chaussés de cothurnes de satin noir que la jupe courte découvrait jusqu’aux chevilles et marcha vers le chevalet dont elle fit glisser d’un geste décidé la toile de protection.
Gilles, qui l’observait, vit une brusque rougeur envahir son visage et sa gorge tandis qu’un éclair étrange traversait son regard. Elle se tenait debout, dans la pose favorite des majas, les mains nouées autour de sa taille et il pouvait voir blanchir les jointures tandis que les doigts fins se crispaient sur la soie du corsage. Mais quand elle se retourna pour dévisager le peintre, son visage était redevenu impénétrable.
— Je ne crois pas qu’il me soit désormais possible de vous oublier, señor Goya, dit-elle lentement. Votre ami français m’a dit que vous étiez un très grand peintre. Il a raison… Puis-je à présent vous demander de mettre un comble à votre amitié en me laissant seule avec lui ? J’ai des choses à lui dire et le temps presse…
Le peintre s’inclina silencieusement, reculant vers la porte qu’il referma soigneusement derrière lui.
— À nous deux maintenant ! dit Cayetana. Vous avez fait une folie en venant vous terrer ici, mon cher, et moi j’en ai fait une plus grande encore en venant vous y rejoindre, mais je ne pouvais pas vous laisser dans le pétrin où vous vous êtes jeté. Puis-je savoir où vous en êtes de vos projets et me confierez-vous au moins comment vous comptez sortir de Madrid ? Les portes sont verrouillées, les alguazils patrouillent dans les rues…
— Est-ce vraiment bien moi que l’on recherche ? Après tout, le Roi souhaitait que je disparaisse le plus discrètement possible. Et je ne vois pas comment il a pu savoir si vite que je n’étais pas resté dans le Tage aussi longtemps qu’il l’espérait…
— De la façon la plus simple du monde : un jardinier qui s’était caché pour surveiller les abricots de son potager attaqués un peu trop souvent par les gamins d’Aranjuez, a assisté à toute votre aventure. Il a tout vu, tout entendu : votre condamnation, votre refus des sacrements de l’Église et finalement votre sauvetage par un démon à face rouge et votre fuite. J’ajoute que ce dernier épisode, cependant brillant, a achevé de le persuader que vous étiez un suppôt de Satan. Revenu de sa terreur il a fait tant de bruit qu’il n’a plus été possible de vous passer sous silence et vous voilà recherché aussi bien par les gens du Roi que par ceux de la Très Sainte Inquisition comme blasphémateur et sorcier. Autrement dit, si l’on vous reprend, c’est le bûcher qui vous attend. Vous voyez que cela justifie assez ce grand déploiement fait en votre honneur…
En dépit de son courage, Tournemine pâlit. Le bûcher, cette horreur moyenâgeuse pour un crime qui se résumait en une paire de cornes supplémentaire sur l’auguste front d’une altesse royale déjà fort ornée ? Il y avait de quoi faire reculer les plus braves. Pourtant, se refusant à montrer son émotion, ce fut d’une voix très calme qu’il fit remarquer :
— S’il en est ainsi, pourquoi Goya ne m’a-t-il pas tout dit ? En cherchant refuge chez lui, je lui fais courir un danger pire encore que je ne l’imaginais.
Le beau visage passionné de la duchesse se chargea d’une soudaine gravité.
— Pire, en effet, car si vous êtes pris chez lui les gens de la police trouveront ceci… et ceci… et ceci, fit-elle en désignant tour à tour le portrait de Micaela et quelques toiles qu’elle retournait prestement. Il flambera de concert avec vous. Mais cela prouve seulement que le señor Goya est doué d’une âme plus haute que je n’imaginais et qu’en tout cas le nom d’ami est, chez lui, lourd de signification. Et maintenant vos projets ?
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