Il revint vers elle, mit un genou en terre pour baiser la main qu’elle lui offrait.
— Adieu, Excellence. J’emporterai le souvenir de votre bonté… et un immense regret que les choses ne soient point autres que ce qu’elles sont !
D’un geste charmant, elle porta à sa joue la main qu’il venait de baiser.
— J’ai dit « au revoir », chevalier… pas adieu ! Nous nous reverrons.
— S’il plaît à Dieu !
— Puisqu’il me plaît, à moi, il faudra bien qu’il lui plaise, à lui…
Après les splendeurs du palais d’Albe, Tournemine s’enfonça avec une sorte de soulagement dans le dédale des « barrios bajos », les « quartiers bas ». Certes, l’odeur de l’oranger en fleur et des parfums français faisait place aux relents de l’oignon frit, du vin épais et des corps mal lavés mais la foule des filles aux cheveux luisant d’huile tordus autour d’un œillet, des gamins insolents et dépenaillés, des vieilles drapées de châles noirs marbrés de poussière, des Gitans efflanqués à l’œil sournois reculait au fond des temps les fastes d’Aranjuez et le danger parfumé de ses jardins. La livrée d’Albe était d’ailleurs un bon passeport. On la respectait autant que l’on aimait la fantasque duchesse et le flot épais qui coulait vers les rives du Manzanarès se faisait amical pour laisser place à celui que l’on prenait pour l’un de ses serviteurs.
Ce fut donc sans le moindre incident que Gilles gagna l’étroite place pavoisée de guirlandes de linge, sur laquelle ouvrait la maison que le peintre avait élue pour jardin secret. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il y serait mais l’approche de la Pradera, dont les liesses populaires devaient se dérouler à proximité dès le lendemain, permettait tous les espoirs.
Assis à même la pierre du seuil un petit mendiant, qui avait l’air tout juste descendu d’une toile de Murillo, caressait un petit chat en fredonnant la tonadilla qu’un guitariste invisible faisait entendre par la porte ouverte d’une taverne voisine.
— Está el señor Goya aquí ? demanda Gilles en glissant une piécette dans la main de l’enfant.
— Sí, caballero !…
Le marteau de la porte résonna plusieurs fois. Le peintre était là, en effet, mais il devait travailler car la porte fut longue à s’entrouvrir sur sa figure basanée et son œil méfiant.
— C’est moi, Paco, souffla Gilles. Ouvre vite, il ne fait pas bon pour moi rester dehors.
Mais le battant était déjà ouvert en grand et la poigne vigoureuse de l’artiste tirait tout à la fois le jeune homme et le cheval qu’il tenait par la bride pour les faire pénétrer dans la petite cour intérieure inondée de soleil où, sur un mur, un gros chat roux faisait la sieste.
— Comme te voilà accoutré ! s’exclama Goya en considérant son ami avec stupeur. Te voilà au service de l’Albe maintenant ?
— Donne-moi un verre de vin frais et je te dirai tout. Mais peux-tu me garder ici un jour ou deux ?
— Ah !… Tu en es déjà là ?
— Toi qui écoutes si attentivement les mendiants aveugles, est-ce que tu ne le sais pas ?
Goya montra sa blouse et sa culotte abondamment maculées de peinture plus ou moins fraîche. Il en avait jusque dans les cheveux.
— Voilà deux jours et deux nuits que je travaille enfermé ici. Je ne comptais sortir que demain, pour la Pradera. Mais, bien sûr, je te garderai aussi longtemps que tu le voudras. Ma maison est la tienne. Nous allons boire et nous donner du bon temps…
— J’ai peur que nous n’en n’ayons pas beaucoup, fit Gilles en riant. Il faut que je quitte l’Espagne au plus vite si je veux rester en vie. Et puis, je n’ai aucune envie de te causer des ennuis. Je suis recherché…
— Je m’en doute. Mais comment vas-tu faire pour quitter le pays ?
— Je crois que j’ai une idée. Mais si tu pouvais faire prévenir mon ami Jean de Batz, cela m’arrangerait. D’ailleurs il doit se demander ce qui se passe car c’est sans doute chez lui que l’on me cherche en premier.
Goya glissa son bras sous celui de son ami.
— Ne restons pas là. Même à l’abri des murs il n’est jamais bon à Madrid de discuter en plein vent. On n’est jamais certain qu’une oreille du Saint-Office ne traîne pas à portée. Il a beaucoup perdu de sa virulence mais il existe encore, hélas ! Nous serons mieux à l’intérieur. Et puis Micaela peut se poser des questions…
— Micaela ?
— Entre, tu verras ! Tu es mon ami. Tu as le droit de tout savoir de moi.
L’atelier du peintre était une assez vaste pièce sur laquelle une longue lucarne exposée au nord et drapée d’un vélum déversait une lumière plus froide que le brillant soleil ne permettait de le supposer. Peu de meubles, en dehors d’une grande statue de bois polychrome de Notre-Dame-de-la-Atocha, pour laquelle Goya éprouvait une vénération sincère, un grand chevalet, des toiles en désordre, des pots de peinture, des palettes sales, un divan bas couvert d’un fouillis de châles et de coussins. Mais à peine entré dans l’atelier, Gilles ne remarqua rien de tout cela. Il ouvrit simplement de grands yeux sans oser avancer car, en face de lui, sur une petite estrade, une très belle fille relevait d’une main la masse noire de ses cheveux comme si elle allait entrer dans son bain. Toutefois, ce n’était pas sa présence qui surprenait à ce point le Français mais le fait qu’elle était absolument nue, d’une nudité ravissante ainsi qu’il avait pu s’en rendre compte au premier coup d’œil.
— Voici Micaela, commenta le peintre en français. Jolie, n’est-ce pas ? Je parle du corps car le visage ne correspond malheureusement pas…
— Très ! approuva Gilles dont les yeux rencontrèrent soudain ceux de la jeune femme. Il y vit passer une courte flamme de gaieté malicieuse, comme si elle se moquait de son visible embarras. Mais, ajouta-t-il tandis que son regard glissait vers la toile commencée, j’ignorais quel genre de travail tu accomplissais ici. Ceci ne ressemble guère…
— À mes cartons de tapisseries, à mes fêtes champêtres, à tous ces aimables tableaux que se doit d’exécuter un peintre de la Cour ? Je l’espère bien ! Je ne suis pas fait pour la grâce, amigo mío ; je suis fait pour l’ardeur, pour faire craquer et saigner la vie sous mes dents comme une tomate juteuse, pour peindre tout ce qui bouge, flambe et rampe au fond de l’âme des hommes, les fantasmes comme les extases, la boue comme la plus pure lumière !
Pensif, Gilles contemplait le portrait de Micaela. Peu accoutumé à juger une peinture, il avait aimé d’instinct ce que faisait son ami, sentant qu’il était un grand peintre avec autant de certitude et de naturel qu’il avait foi en Dieu. Mais ceci le dépassait. En entrant dans l’atelier il n’avait vu qu’une belle fille dévêtue mais, sur la toile, Micaela se muait en une bacchante impudique et hardie dont chaque pouce de chair, passionnément modelé, était un appel à la volupté. Goya n’avait pas besoin d’avouer avec quelle violence il désirait cette fille : son tableau le criait à crever les tympans…
La voix du peintre parvint à Gilles comme à travers une brume légère.
— Tu comprends pourquoi j’ai choisi ce quartier misérable, pourquoi je me terre ici ? Pour peindre ce que j’ai envie de peindre, il me faut me cacher comme un voleur. Personne ne comprendrait… ni ne me pardonnerait. Surtout pas Josefa ni… la Très Sainte Inquisition.
L’évocation de la señora Goya arracha un sourire à Gilles. Doña Josefa avec ses yeux baissés et son maintien compassé ressemblait à une religieuse déguisée en bourgeoise riche. Elle n’appréciait pas la peinture de son époux. Seuls les portraits conventionnels qu’exécutait son frère, le peintre Bayeu, trouvaient grâce à ses yeux. C’était, selon elle, la seule peinture convenable et elle se fût évanouie d’horreur si elle avait pu pénétrer dans cet atelier qui contenait aussi pas mal d’esquisses dramatiques, voire atroces : une vieille mendiante trop vraie, un cheval éventré perdant ses entrailles sur le sable d’une arène, un condamné à mort agonisant sous le garrot…
Quant à la Très Sainte Inquisition, elle eût vraisemblablement envoyé sans hésiter l’audacieux artiste au fond de son plus sombre cul de-basse-fosse à l’instant même où, sur la Plaza Mayor, elle faisait un feu de joie de ses peintures.
De la toile, Gilles revint à son ami qu’il regarda avec curiosité.
— Qu’y a-t-il au juste au fond de ton cœur, Paco ?
Le peintre lui offrit le plus enfantin, le plus désarmant de ses sourires avant d’en envoyer le reflet sur la fille.
— Beaucoup d’amitié pour mes semblables… et plus encore pour toi, hombre… Rhabille-toi, Micaela. C’est fini pour aujourd’hui et je dois maintenant causer avec mon ami.
Le modèle dûment réintégré dans sa robe et dans son personnage de servante sans éclat, les deux hommes s’installèrent bientôt autour du petit repas qu’elle leur apporta.
Lorsque Gilles eut fini de se restaurer et de conter son histoire, Goya alla chercher dans un coin un grand pot de faïence rouge et noir contenant de longs cigares qu’il offrit à son ami.
— En tant qu’homme, tu as eu raison de river son clou à Cayetana d’Albe, dit-il. Mais en tant que fugitif tu as eu tort. Elle avait sans doute le moyen de te faire quitter le pays sans dommage. Comment espères-tu t’en tirer à présent ?
— Peut-être avec l’aide de François Cabarrus, le banquier. Il possède des entrepôts, des navires, de nombreuses relations avec la Chancellerie. Un faux passeport ne devrait pas être très difficile à obtenir pour lui. Avec cela, un bon déguisement et l’aide de Dieu, je me fais fort de quitter l’Espagne sans trop de peine. Ce n’est certainement pas plus difficile qu’échapper à une tribu indienne dans une forêt.
— Seulement le señor Cabarrus habite Carabanchel et pour y aller il faut franchir les portes et, comme elles sont en général bien gardées, je ne vois pas comment tu pourrais faire. Par contre, moi, je peux y aller sans difficulté.
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