— Manger ! Boire !…
— Je n’ai rien. Passez votre chemin…
La réputation des auberges espagnoles n’était plus à faire pour Tournemine. Il savait depuis longtemps que si l’on voulait y trouver quelque confort il fallait l’apporter soi-même. Pourtant, il était en général possible de s’y procurer du pain, des oignons, parfois des tomates avec lesquels on vous confectionnait une salade, assaisonnée d’ailleurs avec l’huile qui servait à l’éclairage.
— Pas très accueillant pour un aubergiste, commenta Gilles en tripotant la garde de son épée. La dame qui sort d’ici m’a pourtant parlé d’un jambon…
— La dame… oh ! alors, prenez place, señor ! On va vous servir dans l’instant.
Devenu soudainement toute grâce et toute obséquiosité, il s’empressait, torchonnait une table branlante, y faisait apparaître comme par magie un gros jambon à peine entamé, des galettes de pain point trop dures, la traditionnelle salade de tomates et oignons à l’huile de lampe et un pichet de vin qui ne sentait pas trop le vinaigre. Mais Gilles avait trop faim pour s’interroger longtemps sur l’étrange transformation de son hôte. Il s’attabla en face de Pongo et se mit en devoir de réparer ses forces.
Au bout d’un court instant d’ailleurs, la belle inconnue reparut, si visiblement soucieuse que Gilles, reposant son gobelet, se leva. Chassant l’aubergiste d’un geste vif de ses doigts gantés, la dame rejoignit le jeune homme.
— Achevez rapidement votre repas, chevalier : je vous emmène. Aussi bien, je n’ai plus rien à faire à Aranjuez.
— Vous m’emmenez ? Pardonnez-moi, Madame, mais je ne comprends pas !
— Nous n’avons guère le temps pour les longues explications et vous aurez tout le temps, à Madrid, pour me raconter votre aventure. Sachez seulement ceci : vous êtes recherché. Votre tête est mise à prix et les alguazils que vous avez vus arriver vont le crier tout au long des routes d’Espagne.
— Mais enfin c’est impossible. Comment me rechercherait-on ? On m’a jeté dans le Tage par ordre et sous les yeux du Roi ! Tout le monde me croit mort !
— « Ordre à quiconque rencontrera le Français nommé Gilles de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique le roi Charles III, en fuite après avoir été condamné à mort par la justice de Sa Majesté, de l’appréhender et de le remettre aux autorités compétentes », récita la jeune femme qui ajouta : Suivent une assez bonne description de votre personne, de votre serviteur et la somme qui sera payée pour votre capture : 5 000 réaux. Il est probable que votre sauvetage a dû avoir un témoin. Le palais est truffé d’espions… Alors, acceptez-vous de me suivre ? J’ajoute qu’à cette minute, mes gens sont en train de couvrir vos chevaux de tapis de selle à mes armes et que deux de mes serviteurs vont venir changer de vêtements avec vous afin de vous permettre de gagner Madrid sans encombre. Dans mon palais vous serez en sûreté… Venez-vous ?
Gilles dévisagea un instant la jeune femme. À la fois impérieuse et suppliante, elle dégageait un charme étrange auquel il était certainement difficile de résister. Le jeune homme essaya cependant :
— Nous ne nous connaissons pas, dit-il. Pourtant vous voilà prête à bouleverser tous vos plans pour me venir en aide… Ce n’est pas normal. Vous alliez à Aranjuez, m’avez-vous dit ? Alors il faut y aller !
— Non ! Je vous ai dit aussi que je n’avais plus rien à y faire. Si vous tenez à le savoir, c’est pour vous que j’y allais, pour vous mettre en garde. Les bruits qui courent sur la Plaza Mayor m’ont fait comprendre que, si vous n’étiez pas encore en danger, cela ne tarderait guère. Je n’avais pas envie d’apprendre votre mort et je n’en ai toujours pas envie !
— Cela me touche profondément. Mais je n’ai pas le droit, Madame, de vous faire courir à vous un aussi grave danger. Je ne vous suis rien et vous n’avez aucune raison de risquer quoi que ce soit…
La jeune femme se mit à rire, un rire très doux, bas et musical tout à la fois tandis qu’elle s’approchait de Gilles presque à le toucher.
— Des raisons j’en ai mille, fit-elle en levant la tête vers lui si hardiment qu’il crut un instant qu’elle lui offrait ses lèvres. La meilleure de toutes est que je hais Maria-Luisa autant que je la méprise. C’est une folle, une malade et un monstre d’égoïsme ! J’adore lui jouer des tours ! Quant aux risques que je cours, ils sont minimes, chevalier, pour ne pas dire inexistants. Ne vous montez donc pas la tête ! Je ne suis pas amoureuse de vous. Mais vous me plaisez comme me plaît tout ce qui est beau ! Voilà tout !…
— Je vous remercie. Mais j’ai peine à croire que vous ne risquiez rien…
— Absolument rien ! Je suis même, en Espagne, la seule femme qui puisse se permettre de narguer impunément le Roi et toute sa cour. Quiconque se trouve chez moi est à l’abri car ni Charles III, ni ses ministres, ni même la Très Sainte Inquisition n’oseraient y porter la main parce que, dans toute les Espagnes, il n’est pas de plus grande dame que moi.
— Vraiment ? En ce cas, vous êtes…
— J’avais espéré que vous me reconnaîtriez au moins à ma réputation détestable et aux nombreux portraits, plus ou moins faux, que l’on fait de moi ! Oui, chevalier, je suis la duchesse d’Albe. Acceptez-vous, à présent, de porter un moment ma livrée ? Au moins pour entrer dans Madrid ?
Pour toute réponse, Gilles s’inclina profondément, la main sur le cœur dans le meilleur style castillan…
— Ordonnez, Madame, j’obéirai.
CHAPITRE III
TRAQUÉ !
Ainsi, c’était elle ! Maria-Pilar-Cayetana de Silva Alvarez de Toledo, treizième duchesse d’Albe, titulaire de huit couronnes ducales, de quinze marquisats, de vingt comtés et de quelques autres titres ! La plus grande dame de toutes les Espagnes à coup sûr, ainsi qu’elle l’avait si hautement annoncé, sans d’ailleurs y mettre la moindre morgue : ce n’était pour elle qu’une très naturelle vérité !
La plus grande mais aussi la plus fantasque, la plus étrange. Les échos de la Cour et de la Ville retentissaient journellement du bruit de ses caprices et des péripéties de la lutte incessante qu’elle menait contre les deux autres femmes les plus en vue de la haute société : la princesse des Asturies et la duchesse de Benavente.
Encore, avec la première, le combat se situait-il sur un plan plutôt abstrait. Enfermée dans ses châteaux royaux sous la garde sourcilleuse de son beau-père, Maria-Luisa ne participait guère à la vie madrilène. Avec elle, Cayetana d’Albe s’en tirait avec des coups d’épingle et des insolences vestimentaires les jours de « baisemain » où elle se rendait, en général, vêtue d’une petite toilette du matin laissant porter par les gens de sa suite ses fabuleux bijoux.
Lesdits bijoux étaient d’ailleurs le seul terrain sur lequel les deux femmes s’affrontassent ouvertement. Toutes deux, en effet, nourrissaient la même passion pour les belles pierres ; une passion que les joailliers s’entendaient parfaitement à exploiter encore qu’elle leur posât parfois quelques problèmes de diplomatie car, si la duchesse était plus riche que la princesse, il pouvait être imprudent de lui donner toujours, et d’emblée, la préférence.
Avec Doña Josefa, duchesse de Benavente et d’Ossuna, les choses en allaient tout autrement : on se disputait à visage découvert l’influence suprême sur la société espagnole.
De dix ans plus âgée que Cayetana, Doña Josefa s’était vu souffler par elle son titre de reine de la mode. En outre, affligées toutes deux de la même manie bâtisseuse, dès que l’une construisait un palais, l’autre s’empressait d’en faire autant, en plus fastueux, et dans ce but elles se partageaient les artistes.
Fort amies en apparence, ennemies jurées en profondeur, elles ne pouvaient s’accorder en rien sinon sur leur commune antipathie pour la princesse des Asturies qui semblait avoir le curieux privilège de déplaire à toutes les femmes…
Caracolant sous un habit de piqueur à la portière de la duchesse d’Albe, Gilles jetait de temps en temps un coup d’œil au charmant profil qu’il découvrait à travers les glaces des portières. Cayetana était plus belle encore que dans son souvenir. Le faste déployé autour d’elle lui convenait et magnifiait encore sa grâce impérieuse. Pourtant, il se sentait déçu. Il regrettait un peu la « maja » provocante, ses regards lourds de promesses et sa sensualité à fleur de peau. Celle-là était plus simple, plus directe et l’amour, avec elle, devait être une aventure tonique, mais sans conséquence. Celle-ci était une trop grande dame. Elle occupait un sommet qu’il était difficile d’oublier même si elle se plaisait parfois à l’abandonner pour les couches d’air moins pur et moins raréfié.
Goya, qui entretenait d’excellentes relations avec la duchesse de Benavente dont il avait déjà fait un fort beau portrait, disait sur sa jeune rivale des choses qu’il voulait définitives mais qu’inspirait, peut-être, un dépit caché de n’avoir pas encore été appelé au palais d’Albe pour y fixer sur la toile l’attirant visage de Doña Cayetana, comme cela eût été normal après l’achèvement du portrait de Josefa. Il y avait là une anomalie si l’on considérait l’ardeur que mettait la première à enlever ses amis à la seconde. Une anomalie que le peintre n’était pas loin de considérer comme une offense à son talent.
— Elle semble prendre un vif plaisir à susciter le scandale, disait Paco. Elle aurait plutôt tendance à en rajouter à la liste des nombreux amants qu’on lui prête. Les femmes la détestent et elle, loin de s’en désoler, se complaît dans cette hargne quasi universelle comme si rien ne pouvait l’atteindre là où elle respire… Son charme est celui d’une sorcière !…
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