— Tu es vraiment mon bon génie, Pongo ! Je ne sais pas ce que je ferais sans toi… En selle, maintenant ! Je m’habillerai tout à l’heure. Le jour arrive vite.

En enfourchant Merlin, Gilles se sentit envahi d’une joie toute neuve. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi heureux d’être vivant. Aussi heureux, au surplus, de reprendre la route ! Mort en Espagne, il lui restait à regagner la France pour y ressusciter tout à son aise.

Certes, il ne regretterait guère cette terre brûlante et plus sauvage encore que sa Bretagne. L’amour de Maria-Luisa lui était devenu une charge et, tout au fond de son cœur, il avait gardé une nostalgie de la France et du double service qu’il y avait laissé : celui du bon roi Louis qui lui faisait l’effet d’un exaltant maître, celui de Judith dont, après chaque aventure féminine, il retrouvait le souvenir doux-amer fidèlement lové au creux le plus chaud de son cœur, de Judith dont, depuis son arrivée, il n’avait pas reçu la moindre nouvelle. Le Prévôt de Paris et le Lieutenant de Police l’avaient-ils vraiment recherchée ou bien ne lui avait-on délivré que de bonnes paroles ? Au fond, Gilles se connaissait assez pour savoir qu’il n’aurait pas supporté ce silence, cette ignorance durant des années, ni même des mois… même s’il avait pu contenter le caprice violent que lui avait inspiré la belle maja inconnue.

« Tu ne connaîtras jamais le goût de ses baisers, mon garçon, soliloquait-il mentalement tandis que les sabots allègres de Merlin volaient dans la poussière jaune de la route. Une nuit ou deux chez Paco, le temps de prévenir Jean pour qu’il ne me croie pas mort et ne s’attribue pas prématurément mon héritage… et à nous le grand chemin de la douce France ! Allons rejoindre un peuple civilisé ! »

Après une heure de chevauchée qui acheva de réchauffer les muscles transis du rescapé, on s’arrêta près d’une grange à demi ruinée qui s’élevait non loin de la route afin que Gilles pût s’habiller de façon moins sommaire. Le soleil, le vent de la course et la chaleur de son corps avaient à peu près séché sa chemise et sa culotte. Il se contenta d’endosser une veste de drap gris, d’enfiler une paire de bottes souples en daim de même nuance et de recoiffer ses épais cheveux blonds. Puis adressant à Pongo un large sourire :

— Je meurs de faim ! Je ne sais pas si c’est compatible avec ma qualité de défunt, mais je pourrais manger des pierres. Tu n’as rien dans tes sacoches ?

— Rien ! Temps manquait pour faire tour cuisines.

— Alors il faut trouver une auberge. Il y en a une près du pont de la Jajama. Elle n’est sûrement pas plus fameuse que les autres mais on y trouvera toujours du pain, des oignons et un pichet de vin. L’avantage de ma situation de mort est que l’idée ne viendra à personne de me courir après !…

En dépit de cette belle certitude, ce fut avec l’instinctive inquiétude des gens qui vivent en dehors de la loi que Gilles et Pongo franchirent l’étroit pont romain dont l’arc brisé enjambait la Jajama et arrivèrent en vue de l’auberge, pour s’apercevoir qu’une voiture était arrêtée devant.

Et ce n’était pas n’importe quelle voiture habituée du sentier défoncé qui portait en Espagne le nom pompeux de Camino Real. Ce n’était ni une de ces lourdes diligences aux mantelets de cuir où s’entassait une humanité résignée, ni l’un de ces « coches de colleras », sortes de berlines grinçantes où seulement six passagers pouvaient trouver place, ou encore l’un des rapides cabriolets de « petimetres » mais un équipage trop superbe pour ne pas appartenir à quelque grand d’Espagne ainsi d’ailleurs que le proclamaient les armoiries compliquées peintes sur les portières.

D’une main posée sur l’épaule de son maître, Pongo le retint cependant que de l’autre il désignait le carrosse dont la laque noire et les cuivres étincelants à peine voilés de poussière brillaient sous les rayons du soleil. Mais Gilles avait déjà pris son parti.

— Mon « exécution » a été secrète, fit-il en haussant les épaules, et il n’y a pas assez longtemps que je vis en Espagne pour connaître tout le monde et en être connu. Et puis, au diable ! J’ai vraiment trop faim !

Suivi d’un œil intéressé par l’escouade des valets et les piqueurs en livrée rouge et or qui entouraient le carrosse, il attacha son cheval à l’un des piliers de bois de l’auberge et s’élança vers l’entrée. Mais, sur le point de la franchir d’un bond, il s’arrêta net, le souffle court : une femme venait d’apparaître sur le seuil et cette femme n’était autre que la belle maja dont l’image avait si fort occupé son esprit. La belle maja… son seul regret au moment de quitter l’Espagne.

C’était elle et pourtant ce n’était plus tout à fait elle. Le costume qu’elle portait ne ressemblait en rien à celui des femmes de sa condition. Une sorte d’amazone en épaisse soie mate, du même rouge profond que ses lèvres, drapait ses plis gracieux autour de sa taille mince. D’admirables dentelles moussaient autour de ses poignets et dans l’échancrure du vêtement cependant que, sur la masse sombre des cheveux coiffés à la dernière mode de Paris, se perchait, à un angle hardi, un grand chapeau rouge orné d’une insolente plume blanche. Les mains gantées de blanc dont l’une retenait la longue traîne de la robe s’ornaient d’une seule bague, mais fabuleuse, aussi fabuleuse que le rubis qui ensanglantait la gorge de la belle, tremblant au bout d’une mince chaîne d’or.

Les deux regards se croisèrent, s’accrochèrent l’un à l’autre puis ne se quittèrent plus. Fasciné, Gilles avait oublié sa faim, sa fatigue et sa hâte d’arriver à Madrid. La beauté de cette femme effaçait l’univers, le paysage de terre brûlée aux arbres rares et tordus par les vents de l’hiver castillan, les silhouettes boucanées de quelques paysans loqueteux en espadrilles poussiéreuses.

Un brusque sourire retroussa soudain les belles lèvres peintes, gagna les yeux noirs qu’il illumina.

— Par quel hasard vous trouvez-vous ici, Monsieur ? murmura la jeune femme en un français sans défaut, à peine relevé par un léger accent chantant.

Devinant que cette femme n’était pas tout à fait ce qu’il avait cru tout d’abord, Gilles recula d’un pas pour lui livrer passage et salua d’un geste large.

— Un hasard heureux, Madame, puisqu’il permet que je vous revoie alors même que je ne l’espérais plus !

Elle apprécia son salut d’un air amusé, tapotant sa jupe à l’aide d’une mince badine qu’elle tenait à la main.

— Vous voilà bien cérémonieux tout à coup, chevalier. Lors de notre dernière rencontre, à Carabanchel, il me semble bien que vous m’appeliez « ma belle »… et que vous me tutoyiez ?…

— Les majas aiment, à l’ordinaire, qu’on leur parle leur langage. À Carabanchel, vous étiez l’une d’entre elles…

— Et que suis-je aujourd’hui, s’il vous plaît ?

— Je ne sais pas ! Probablement une noble dame, car cet équipage va trop bien avec votre toilette pour qu’il ne soit pas à vous mais je ne vous ai jamais vue à la Cour. Vous n’en demeurez pas moins, à mes yeux, la plus jolie femme de toutes les Espagnes !

Le sourire s’accentua.

— Une femme qui ne sait pas apprécier un compliment un peu brutal n’est qu’une sotte ou une hypocrite. Mais… pourquoi donc disiez-vous que vous n’espériez plus me revoir ?

— Parce que je pars, Madame, je quitte l’Espagne sans espoir d’y revenir jamais…

Les beaux sourcils noirs se relevèrent délicatement au-dessus des grands yeux sombres.

— Vous quittez l’Espagne ?… alors même que votre faveur est, à ce que l’on prétend, sur le point d’atteindre les sommets ? Comme c’est étrange !

— Les sommets sont pleins d’embûches. Et il est des faveurs redoutables. Je dois rentrer en France, Madame. Et le plus tôt sera le mieux. Vous n’imaginez pas les regrets que j’en ai…

Mais elle ne l’écoutait plus. Depuis un instant, son regard s’était détaché de lui et se fixait avec une attention inquiète sur un point du paysage. Étonné, Gilles suivit la direction de ce regard et vit deux cavaliers, lancés comme des boulets de canon, qui dévalaient la pente pierreuse menant au pont suivie par lui quelques instants plus tôt. Et il n’était pas besoin de regarder ces cavaliers pour reconnaître des alguazils.

Ils franchirent le pont en trombe, atterrirent non loin de l’auberge devant un gros arbre mort. L’un d’eux tira des fontes de sa selle un rouleau de papier qu’il entreprit de dérouler. La main gantée de la jeune femme vint se poser nerveusement sur celle de Gilles.

— Rentrez dans l’auberge ! ordonna-t-elle. Elle est vide pour le moment.

— C’est exactement ce que j’avais l’intention de faire car j’ai grand faim mais…

— Pas de discours, chevalier ! Faites ce que je vous dis ! Si vous avez faim, dites à Pedro, l’aubergiste, de vous servir quelque chose. Il a un jambon acceptable. Mais ne sortez sous aucun prétexte ! Allons, faites vite… Emmenez votre valet, bien sûr. Et attendez-moi !

Sans plus discuter, Gilles obéit et plongea dans les semi-ténèbres de l’intérieur. Il avait eu le temps d’entendre l’un des alguazils rassembler les gens épars sur l’aire de la halte à l’aide d’un petit tambour cependant que l’autre, visiblement, s’apprêtait à lire son papier.

À l’intérieur, il était impossible d’entendre quoi que ce soit. Dans un coin de la salle enfumée, une vieille, accroupie dans les cendres de l’âtre, récurait des chaudrons avec un bruit de tambour cependant que, dans un autre coin, un jeune garçon coupait du petit bois pour le feu. Un homme de mauvaise mine, vêtu de toile sale, un grand couteau barrant la ceinture de laine rouge drapée autour de ses reins, sortit presque sous les pieds de Gilles, venant d’une caverne qui devait être la cave.

— Que voulez-vous, hombre ? fit-il rudement.