— Je regrette de devoir vous faire exécuter, mon garçon, mais si je ne fais pas un exemple, tous les gardes du corps passeront à tour de rôle sur celui de ma bru !

Momentanément délivré du bâillon, Gilles en profita pour protester avec véhémence :

— Ceci n’est pas une exécution, Sire, mais un assassinat ! Une exécution se fait au grand jour, en place publique. Alors seulement elle est exemplaire. Faites-moi supplicier si vous le voulez, mais devant tous.

— Une exécution est ce que je décide. En outre, vous admettrez avec moi que si l’on vous menait à l’échafaud, on y mènerait par la même occasion la réputation de votre maîtresse… sans oublier celle de son époux ! L’important est que cette femme prenne peur et se tienne tranquille. Et quand on retrouvera votre cadavre elle aura peur car elle ne manque pas d’esprit et saura d’où vient le coup.

La mort approchait trop vite pour que Tournemine ne tendît pas tous ses efforts pour tenter de la repousser.

— Je suis français, Sire, et officier du roi Louis, seizième du nom ! Je ne vous appartiens pas ! Et vous n’avez pas le droit…

— J’ai tous les droits ! Vous-même me les avez reconnus le jour où vous avez signé votre engagement à mon service. Vous saviez parfaitement qu’en échange de mon or j’avais le droit de vous demander votre sang jusqu’à la dernière goutte. J’admets volontiers qu’il est plus glorieux de mourir au combat que noyé comme un rat dans une rivière, même royale. Mais il fallait y songer avant de faire cornard un prince des Asturies. Et vous pourrez toujours vous consoler en pensant que, d’une certaine manière, votre mort aura servi la couronne d’Espagne ! Adieu, Monsieur. Que Dieu vous ait en sa sainte miséricorde ! Faites votre office, mon père !

Il s’éloigna à grands pas. Furieux, Gilles se tordit dans ses liens.

— Si vous vouliez dissimuler votre forfait, il fallait me tuer vous-même ! Vos bourreaux peuvent parler, répéter ce que vous venez de dire de votre fils, de votre bru…

Charles III se retourna un instant, haussa les épaules.

— Ils sont muets et j’ai pris soin qu’ils n’apprennent jamais à écrire ! Mourez en paix, Monsieur.

L’instant suivant les ombres de la nuit l’avaient englouti. Le moine, qui était le père Joaquin d’Eleta, le confesseur royal, s’agenouilla auprès du condamné après avoir fait signe aux muets de s’écarter.

— Confessez vos fautes, mon fils ! Il en est temps !…

La voix onctueuse du moine, sucrée d’une fausse commisération, acheva de porter à son paroxysme la rage de Gilles.

— Allez au Diable ! Je n’ai pas besoin du complice d’un assassin pour aller au-devant de Dieu ! Tuez-moi, puisque vous êtes là pour ça, mais fichez-moi la paix !

— Vous ne voulez pas vous confesser ? fit l’autre d’un ton d’horreur si incrédule que Gilles ricana :

— Pas à vous, en tout cas ! Pour que vous alliez répéter à votre maître tout ce que je vous aurai confié !

— Le secret de la confession est sacré, vous devriez le savoir.

— Cela dépend du confesseur !

Le Père Joaquin se releva, dominant le condamné de toute sa hauteur. Il se signa avec ostentation.

— Dieu ait pitié de votre âme ! Il est vrai que vous venez d’un pays où les idées impies font leur chemin à la vitesse du vent. Mourez donc dans le péché puisque c’est votre désir !

Il fit un signe à l’adresse des muets, s’éloigna de quelques pas. Les bourreaux s’approchèrent, replacèrent le bâillon et arrachèrent Gilles du sol, l’empoignant l’un par les pieds, l’autre par les épaules. Ils le descendirent ainsi jusqu’à la dernière marche de l’embarcadère. Un court balancement puis le corps ligoté s’envola, décrivit une courbe courte et plongea dans l’eau noire du Tage avec un « plouf ! » retentissant. Désespérément Gilles emplit ses poumons d’air avant de disparaître sous les flots.

Il chercha les premiers mots d’une prière mais ne trouva qu’une idée, saugrenue à pareil instant : l’émeraude cachée dans sa ceinture n’aiderait pas à sauver La Hunaudaye et le vieux Joel Gauthier l’attendrait en vain…

Il avait gardé les yeux ouverts et eut l’impression de descendre au fond d’un abîme d’encre. L’eau était fraîche mais ce fut sa dernière sensation agréable. Inexorablement, ses bottes qui s’emplissaient d’eau l’entraînaient vers le fond. Bientôt il eut l’impression que ses poumons allaient éclater. Le sang battait à ses tempes. L’air qu’il avait gardé dans sa poitrine voulait sortir à tout prix.

De toutes ses forces, il le chassa par le nez car sa bouche bâillonnée lui refusait tout secours mais l’eau se rua aussitôt dans ses narines soudain dilatées tandis que des images échevelées de sa courte vie défilaient à vive allure dans son cerveau. Il étouffait. La mort venait vite et elle lui venait par l’eau qui avait été de tout temps son amie. Son corps se tordit dans un ultime spasme et, miséricordieusement, il s’évanouit…

Quand il reprit conscience, il se crut en enfer. Il faisait toujours noir et une sorte de démon ruisselant s’acharnait sur sa poitrine comme s’il cherchait à en arracher les côtes.

Avec un gémissement de douleur, il vomit un geyser qui fit pousser à son bourreau une exclamation satisfaite :

— Va mieux, commenta Pongo en retournant son maître sur le ventre pour qu’il pût mieux évacuer l’eau ingurgitée.

Gilles s’aperçut alors qu’il était couché sur l’herbe de la rive, non loin du petit embarcadère… et qu’il était toujours bien vivant. On lui avait enlevé ses bottes et sa tunique. La fraîcheur de la nuit finissante le fit grelotter.

— Pongo ! exhala-t-il en claquant des dents, co… comment as-tu fait ? Par… quel miracle étais-tu… lààààà ?

— Pongo a désobéi. Il t’a suivi toutes les nuits. Le Grand Esprit lui faire savoir toi en danger… la femme te faire du mal.

Tournemine s’abandonna un instant à la douceur de l’herbe, retrouvant lentement son souffle et les battements réguliers de son cœur. Mentalement, il remercia Dieu d’avoir fait reculer une mort qu’il n’avait encore jamais vue de si près. Certes, le jour où il avait tiré Pongo de la Delaware en crue, il avait sans doute réalisé le meilleur placement de sa vie !

— Je n’ai plus une idée claire, murmura-t-il quand, enfin, il réussit à se relever sans que la tête lui tournât. Que proposes-tu de faire maintenant ?

— Fuir, bien sûr… ; fuir avant jour ! On te croit mort. Toi savoir où aller ?

— Ce n’est pas cela qui me tourmente. Francisco de Goya saura bien où me cacher, ou encore le baron de Batz si je peux le retrouver. Peut-être même les Cabarrus. J’ai beaucoup d’amis, heureusement ! Mais je ne veux pas partir sans Merlin. Il est resté à l’écurie et je ne laisserai pas mon cheval à ces brutes !

— Pongo y penser. Lui aller le chercher. Mais toi sortir d’ici. Vois ! ajouta-t-il en désignant l’autre rive du fleuve. Là-bas près chemin qui va à grande ville, bouquet d’arbres et buissons. Toi t’y cacher pour attendre.

La route de Madrid longeait en effet l’autre rive du Tage. Il n’y avait là ni grilles ni postes de gardes, la largeur du fleuve paraissant une suffisante protection pour le parc royal qu’il enveloppait de ses méandres.

— … mais, reprit l’Indien, mieux serait toi traverser à la nage. Toi assez fort ?…

Gilles se mit à rire.

— Si je te disais que je meurs d’envie de prendre un bain, tu ne me croirais sans doute pas mais sois tranquille ça ira très bien. Grâce à toi, je suis non seulement vivant mais en aussi bon état que si rien ne m’était arrivé. Je n’oublierai pas ce que tu viens de faire, mon ami, ajouta-t-il avec émotion en posant sa main sur l’épaule de l’Indien qu’il serra avec une vigueur rassurante. Dans la nuit, les longues dents de lapin brillèrent de contentement.

— Toi sauver Pongo jadis dans rivière Delaware, Pongo sauver toi aujourd’hui dans rivière espagnole. Normal ! Tout en ordre et Pongo heureux !

Resté seul, Gilles s’étira longuement pour éprouver l’élasticité de ses muscles. Puis il fit un paquet de son habit d’uniforme trempé, des bottes qui avaient failli lui être fatales et qu’il n’avait aucun moyen de transporter de l’autre côté, et lesta le tout de quelques grosses pierres avant de le restituer à la rivière : autant laisser le moins de traces possible !

Brusquement, il repensa au présent que lui avait fait Maria-Luisa, tâta sa ceinture et constata avec joie que l’émeraude y était toujours. Mentalement, il envoya une pensée reconnaissante à cette femme qui, peut-être, allait le pleurer un moment avant de le remplacer. Au moins, il n’aurait pas tout perdu car l’évolution de sa fortune allait subir un sérieux ralentissement à présent. Puis, avec décision, il se coula dans l’eau noire et nagea avec vigueur vers l’autre berge où il réussit à se hisser sans trop de difficulté. Là, il s’accorda un instant de repos pour reprendre son souffle. Le lieu était parfaitement désert et le silence était complet quand la voix enrouée d’un coq vint le troubler. Cette fois, le jour n’était plus loin… Se relevant, Gilles prit sa course vers le bouquet d’arbres que lui avait indiqué Pongo comme lieu de rendez-vous sans même sentir les aspérités du chemin : de son séjour en Amérique il avait rapporté une épaisse couche cornée qui protégeait efficacement la plante de ses pieds et lui permettait, quand le besoin s’en faisait sentir, de se passer de chaussures, exactement comme les Indiens.

Un moment plus tard, juste comme le ciel commençait à blanchir vers l’Orient, un galop de chevaux se fit entendre et Pongo apparut monté sur son propre coursier qu’il n’avait eu garde d’oublier et conduisant Merlin par la bride. Au troussequin de la selle, Gilles reconnut son portemanteau et adressa au ciel une nouvelle action de grâces : l’irremplaçable Pongo avait trouvé moyen de faire un tour dans la chambre de son maître et d’y rafler ses armes et la majeure partie de ses affaires. Du coup, Gilles l’embrassa :