Jugeant son audience terminée, Gilles se leva.
— Votre Altesse Royale m’autorise-t-elle à retourner à mon poste ?
Pour la première fois, Maria-Luisa sourit. Un sourire d’une espièglerie parfaitement inattendue dans ce visage inquiet. Elle eut brusquement dix ans de moins.
— Rien ne presse ! Vous devez être fort mal dans votre antichambre et je ne vois pas bien qui pourrait avoir l’idée étrange d’essayer d’y pénétrer pour voir si vous y êtes.
— Moi non plus, mais j’ai reçu une consigne…
— Et moi je vous en donne une autre : restez encore un peu. Cela me distrait de bavarder avec vous. Ne sommes-nous pas presque compatriotes ?… Tenez ! ouvrez cette fenêtre ! On étouffe dans cette chambre… et la nuit semble belle, soupira la princesse avec, dans la gorge, un léger roucoulement qui donna l’éveil au jeune homme. Aussi fit-il toute une affaire d’ouvrir la fenêtre. La nuit était belle, en effet, toute brillante d’étoiles qui argentaient ses profondeurs bleues. Les parfums du parc lui montèrent au visage avec l’odeur, plus fade, du fleuve voisin.
Mais sur sa nuque, son dos, ses épaules, il sentait le regard de la princesse comme autant de piqûres d’épingles…
— Rappelez-moi votre nom, murmura-t-elle si près de lui qu’il tressaillit.
Elle avait dû se lever, s’approcher sans qu’il l’entendît. Un parfum d’œillet très poivré se mêlait à présent aux senteurs du jardin.
Il se retourna courageusement, fit face à deux yeux étincelants, à une bouche humide, à une forme toute blanche et vaguement nuageuse. Son Altesse avait si chaud qu’elle avait retiré sa dalmatique.
Le terrain glissait de plus en plus mais dans un autre sens. S’efforçant de préserver un semblant de décorum, Gilles déclina :
— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye ! Aux ordres de Votre…
— Pas ce nom-là… l’autre… Celui que vous donnent les femmes…
— Ma mère m’a donné le prénom de Gilles, Madame, fit-il, surpris lui-même de sa réponse. – Fallait-il que le péril lui parût extrême pour qu’il cherchât à s’en protéger par ce rappel à la sévère Marie-Jeanne Goëlo qui lui avait, si fort à contrecœur, donné le jour. Mais Maria-Luisa était à cent lieues d’imaginer ce que pouvait être exactement la mère de ce beau garçon.
— Quel joli nom, roucoula-t-elle, la respiration soudain écourtée. Votre mère doit être une femme de goût, chevalier… Mais… est-ce que vous n’avez pas trop chaud, vous aussi ?… ces draps d’uniforme sont intolérablement épais ! Ôtez votre veste un moment… vous vous sentirez mieux après…
Pour étrange que fût cet ordre, ce n’en était pas moins un et il en sous-entendait un autre que l’on ne formulerait peut-être pas. Tout en s’exécutant, Gilles songea qu’il allait falloir pour l’honneur de son nom et de son pays accomplir un exploit peu ordinaire : faire l’amour à une femme dont il n’avait pas envie. Mais le corps de cette femme, après tout, semblait assez agréable pour que l’envie lui vienne car, aux jeux de l’amour, il n’avait jamais eu besoin d’encouragements…
Avant que Maria-Luisa ait pu seulement émettre un son, il l’enleva de terre, l’emporta jusqu’au lit où il la jeta sans trop de ménagement, empoigna à deux mains la chemise de nuit, qu’il déchira tout du long sans le moindre respect pour les précieuses dentelles de Malines qui l’ornaient et, se coulant contre la princesse, il l’enlaça d’un bras tout en commençant à caresser son corps ainsi dénudé. Mais le désir qui secouait Maria-Luisa n’avait pas besoin d’être excité. Elle s’enroula autour de lui comme un liseron et colla sa bouche à la sienne avec tant d’ardeur que leurs dents s’entrechoquèrent.
Il eut l’impression qu’une pieuvre aspirait son souffle mais les lèvres de la princesse étaient habiles et son propre corps s’enflamma brusquement. Il voulut s’écarter d’elle un instant pour achever de se dévêtir mais elle le retint avec une incroyable force nerveuse et râla contre sa bouche.
— Garde tes bottes !… J’ai toujours rêvé d’être violée par un soudard dans le sac d’une ville…
Avant de tout oublier dans les jeux furieux de la chair, Gilles se surprit à penser que les rêves des princesses présentaient parfois des aspects bien inattendus…
Le « sac de la ville » dura trois bonnes heures. Trois heures qui furent sans doute les plus épuisantes que le Breton eût jamais vécues. C’était la première fois qu’il avait affaire à une nymphomane et force lui était de constater que l’appétit de Maria-Luisa une fois éveillé, elle était parfaitement insatiable.
La réputation française n’en sortit pas moins intacte et même magnifiée, et lorsque enfin le nouvel amant de la princesse reçut l’autorisation de regagner son antichambre, Maria-Luisa épanouie et radieuse murmura, en s’étirant dans le lit ravagé comme une chatte heureuse :
— Comme tu ne seras pas de garde la nuit prochaine, tu n’as qu’à m’attendre à minuit au pavillon du jardin de la Isla. Je t’y rejoindrai.
— À minuit ? C’est impossible ! Comment sortirez-vous ? On vous enferme. En outre le Prince votre époux peut décider de vous rejoindre. Enfin, le pavillon est assez loin du palais…
Maria-Luisa se mit à rire :
— C’est bien pour cela que je l’ai choisi. Quant à tes autres objections, écoute bien : d’abord, je dors seule quand je le veux. Ensuite mes duègnes ont le meilleur sommeil de toutes les Espagnes grâce à Fiametta qui y veille. Elle m’est dévouée corps et âme car elle m’a suivie depuis Parme où son père est apothicaire. Va vite, maintenant, et surtout n’écoute pas les bruits de la Cour : ce soir je serai malade… les soirs suivants aussi d’ailleurs ! Mon époux craint la maladie comme le feu !…
Gilles allait sortir quand elle sauta à bas du lit, le rattrapa, jeta ses bras autour de son cou et se plaquant à lui de tout son corps, l’embrassa une dernière fois avec voracité.
— N’oublie pas ! Ce soir, minuit ! Pas une seconde de plus. Cela va déjà être si affreusement long !
Gilles quitta cette chambre trop chaude comme on se sauve. Il retrouva Fiametta et son antichambre avec une sorte de soulagement. Il y régnait un silence apaisant, délicieux, après les grondements de lionne en folie dont Maria-Luisa avait empli ses oreilles. Son seul regret était de ne pouvoir allumer une bonne pipe, l’usage du tabac étant formellement interdit durant les heures de garde. Il se consola en s’installant aussi commodément que possible pour achever une nuit somme toute plus agréable qu’il ne l’aurait imaginé.
Mais les jours qui suivirent prirent peu à peu, pour le jeune Garde du Corps, les couleurs affligeantes du cauchemar. Tandis que, réfugiée au fond de son lit assiégé par les médecins, les moines et les vieilles duchesses, Maria-Luisa jouait à la malade et s’évadait dans un sommeil aussi prolongé que possible où elle puisait des forces nouvelles, les journées de Gilles prenaient un rythme accablant.
En dehors de ses heures de service, il devait demeurer confiné dans son appartement en compagnie de Pongo ou bien il errait dans l’immense parc, sans aucune possibilité de s’éloigner, même une journée, d’Aranjuez. Terrifiée à l’idée qu’il pourrait ne pas rentrer à temps pour la rejoindre, la princesse des Asturies le lui avait formellement interdit. Il devait, comme elle le disait romantiquement, « passer ses jours dans l’attente des délices de la nuit… ».
Et puis, chaque nuit, dans le petit pavillon au bord du Tage où il devait attendre dans une obscurité totale, la même scène se renouvelait, identique : la porte bien huilée s’ouvrait sans un bruit pour livrer passage à la noire silhouette d’une femme vêtue comme une camériste puis se refermait.
— Tu es là ? soufflait une voix prudente.
— Oui…
Il y avait un bruit d’étoffes froissées et, l’instant suivant, Maria-Luisa déjà délirante et complètement nue s’abattait dans ses bras pour l’entraîner avec elle au plus fort d’une incroyable tempête sensuelle dont il sortait, chaque matin, un peu plus las, moralement tout au moins car, sur le plan physique, sa vigoureuse constitution et son exigeante virilité en faisaient un partenaire à la hauteur des désirs de sa royale maîtresse.
Mais il se prenait peu à peu à la détester pour cette faim inapaisable qu’elle avait de lui. La pitié du premier soir s’était éteinte devant l’égoïsme de cette femme qui, sans se soucier un seul instant de la vie qu’il menait en dehors d’elle, savait déployer pour parvenir à ses fins une science amoureuse que lui aurait enviée une prostituée gitane. Il y avait de la mante religieuse chez Maria-Luisa. Avec elle, Gilles pénétrait dans une sorte d’enfer où il avait parfois l’impression qu’il ne lui serait jamais possible de remonter à la lumière. Leurs étreintes se muaient peu à peu en combats furieux, sans merci, chacun d’eux semblant chercher à éteindre toute l’ardeur de l’autre. Et Gilles n’était pas sans inquiétude sur la façon dont tout cela se terminerait.
Un matin, alors qu’il rentrait chez lui après la revue que venait de passer le colonel-duc, Pongo lui tendit une lettre qui venait d’arriver.
— Vient de Madrid ! dit-il seulement. (Puis, voyant que le jeune homme jetait la lettre sur une table sans même l’ouvrir :) Pongo croit toi devrais lire ! Peut-être important…
— Cela peut sûrement attendre ! Ce doit être Jean de Batz qui m’annonce qu’il a gagné au jeu… ou perdu… et j’ai un affreux mal de tête !
— Mal de tête passera, fit Pongo en obligeant son maître à s’asseoir et en commençant à lui malaxer le crâne à deux mains. Et l’écriture pas celle de ton ami…
Gilles reprit la lettre. L’Indien avait raison. Batz n’y était pour rien. Elle était de Goya et ne contenait que quelques mots.
« Où est ta prudence, amigo ? Les aveugles de la Plaza Mayor parlent depuis deux jours du nouvel amour d’une certaine dame. Prends garde ! La mort est un serpent qui se cache aisément sous les fleurs. Et puis, tu as oublié que tu devais venir me demander à souper. Viens-tu ?… »
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