Il eut tôt fait de l’identifier : quelqu’un, de l’autre côté de la porte qu’il avait consigne de garder si sévèrement, tournait une clef dans la serrure soigneusement fermée tout à l’heure par la Camerera Mayor.

Avec encore plus de précautions, le vantail s’écarta, laissant couler sur le parquet un mince ruban de lumière jaune puis la porte s’ouvrit un peu plus, assez pour laisser passer une tête féminine coiffée d’un bonnet garni de rubans.

— Monsieur l’officier ? souffla une voix prudente, Monsieur l’officier, vous êtes là ?…

— Naturellement, je suis là.

— Venez avec moi, mais par pitié ne faites pas le moindre bruit ! Son Altesse veut vous parler…



1. Du français : petits-maîtres.

2. Tuer le taureau.

CHAPITRE II

ÉTRANGE MARIA-LUISA…

La porte une fois franchie, la tête féminine se révéla être celle d’une jeune camériste à 1’œil singulièrement éveillé pour une heure aussi tardive. Cette agréable personne tenait une bougie d’une main cependant que l’autre, un doigt barrant la bouche, intimait à l’officier l’ordre de se taire.

Recommandation superflue d’ailleurs : le salon qu’on lui fit traverser sur la pointe des pieds était transformé en dortoir où quatre femmes d’âges variés dormaient à poings fermés. Le registre de leurs respirations variait du souffle léger de l’adolescence au ronflement majestueux des duègnes.

Si profonds que fussent les sommeils, la vue de cette troupe endormie inspira au jeune homme une légitime inquiétude. Si l’une d’elles se réveillait, ce serait lui qui se trouverait dans de beaux draps ! Mais, comme si elle devinait sa pensée, la soubrette se retourna, sourit.

— Rien à craindre ! souffla-t-elle. J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’on dorme bien, mais il vaut tout de même mieux prendre quelques précautions…

La chambre dans laquelle on introduisit Gilles était d’une grande magnificence : les tentures de soie couleur d’or faisaient ressortir le faste d’un lourd mobilier Renaissance et la splendeur austère de quelques toiles du Greco qui montaient autour du grand lit à colonnes une garde décourageante. Louchant discrètement sur ces longues figures olivâtres, Tournemine ne put s’empêcher de penser que les folies amoureuses ne devaient guère être encouragées sous les yeux réprobateurs de ces personnages de toile peinte. Mais il n’était pas là pour contempler des peintures.

Assise près d’une fenêtre, une femme en robe de nuit, la blancheur du linge moussant sous une sorte de dalmatique rouge toute raide de broderies d’argent, attendait dans une agitation évidente : ses mains se croisaient et se décroisaient continuellement cependant que sa tête, tournant de côté et d’autre comme celle d’un moineau inquiet, semblait ne pouvoir fixer son regard.

Quand le jeune homme apparut et s’inclina avec tout le respect dû à une princesse héritière, Maria-Luisa se leva aussi brusquement qu’un diable sortant de sa boîte !

— Venez, Monsieur, venez ! s’écria-t-elle en français. Il faut que je vous parle !

Gilles rectifia la position :

— Aux ordres de Votre Altesse Royale !

Elle eut un geste agacé.

— J’ai dit : parler !… causer avec vous, si vous préférez ! Pas discourir seule devant un mur peint en bleu. Laissez là votre comportement militaire, mon ami, et venez vous asseoir sur ce siège, ajouta-t-elle en désignant un tabouret placé près de son fauteuil. Fiametta, veille dans la pièce voisine pour voir si aucune de ces vieilles pies ne se réveille !

Tandis qu’elle parlait, Gilles examinait la princesse qu’il n’avait jamais vue d’aussi près. Marie-Louise de Parme, devenue Maria-Luisa de las Asturias, était âgée de trente-trois ans. Elle avait déjà donné huit enfants à son époux dont deux jumeaux nés au mois de septembre de l’année précédente, et, selon les augures de la Cour, elle était de nouveau enceinte. Néanmoins, elle était fraîche encore, avec de jolis bras, des mains admirables et une gorge épanouie dont la fierté n’avait en rien souffert de toutes ces maternités ainsi que le proclamait le large décolleté de sa chemise de nuit. Mais à cela et à l’éclat de ses yeux trop brillants se limitait une beauté qui avait été celle du Diable, toute de vivacité et de gaieté, avant que l’étouffement des palais espagnols et de leur inhumaine étiquette n’éteignît tout cela et ne le changeât en stérile agitation. Son visage, déjà touché par la couperose aux joues et aux ailes du nez, évoquait irrésistiblement une tête d’oiseau nocturne. Cela tenait aux yeux trop ronds, au mince nez aquilin qui, plus tard sans doute, rejoindrait le menton légèrement proéminent, à la bouche presque sans lèvres qui tirait un mince trait rouge, presque rectiligne, sous la pointe un peu tombante du nez. Des cheveux noirs trop frisés encadraient ce visage sans grâce mais non sans esprit.

La porte, en se refermant, coupa court à l’examen de Gilles qui, voyant la princesse revenir vers lui, détourna la tête et ne contempla plus que deux mules argentées dépassant d’un large volant de dentelle.

Il y eut un silence que la princesse dut employer à son tour à examiner son garde du corps.

— On m’a dit que vous étiez français et que vous aviez le grade de sous-lieutenant ?

Ainsi interpellé, Gilles releva la tête. Son regard bleu glacier rencontra celui de Maria-Luisa.

— En effet, Votre Altesse. Je suis français… et breton !

— Vous avez bien de la chance. J’aurais tellement préféré que l’on me marie à un prince français ! Mais il est bien rare que l’on demande son avis à une jeune fille… et moins encore à une princesse. On nous jette aux quatre vents !

La voix, fragile, accentuant la ressemblance avec l’oiseau, était si amère, la petite crispation au coin des lèvres trop minces si douloureuse qu’une compassion s’éveilla dans le cœur du jeune homme. Au quartier des Gardes du Corps, la réputation de Maria-Luisa était fort apparentée à celle de Messaline et devait à sa seule naissance royale d’être un peu moins malmenée que celle d’une fille à soldats. Il ne serait venu à l’idée de personne que cette femme pût être tout simplement malheureuse…

— Votre Altesse semble souffrir, dit-il très doucement, du ton qu’il eût employé pour approcher un animal blessé. Dois-je comprendre qu’elle est… malheureuse ?

Maria-Luisa eut un haut-le-corps.

— Malheureuse ? Comment le pourrais-je ? Une future reine d’Espagne est une morte en puissance. Les morts n’éprouvent rien.

Puis, sans transition, comme si ses lèvres ne pouvaient plus retenir les mots qui les brûlaient :

— Qu’est devenu Don Luis Godoy ?

Gilles sentit que le terrain s’inclinait dangereusement sous ses pas et devenait glissant. Il se voyait mal discutant d’affaires intimes avec cette femme instable dont la sensibilité semblait remonter à fleur de peau. Il fit un détour prudent.

— J’ai été absent tout le jour, Madame, et ne suis revenu de Carabanchel que tard dans la soirée, juste à temps pour prendre mon service. Il y a donc peu de temps que j’ai appris le départ de Don Luis. Un départ quelque peu… précipité à ce que l’on m’a dit.

— Scandaleusement précipité ! s’écria la princesse en martelant les syllabes. Toutes les règles de l’armée, toutes les lois de ce royaume ont été violées ! C’est une honte, un déni de justice !… Pauvre garçon ! Presque sans fortune ! se voir ainsi chassé comme un valet indélicat ! Où a-t-il pu aller, mon Dieu ?

Elle rougissait sous l’assaut de la colère. Gilles chercha un apaisement.

— Mais… chez lui, Altesse, en Estrémadure où son père possède quelques biens à ce que je crois savoir. Il y a des sœurs, un jeune frère…

Comme par enchantement l’expression douloureuse quitta le visage de Maria-Luisa.

— En effet, Don Luis m’en avait parlé : un jeune frère, mais à peine plus jeune que lui. Un an ou deux je crois. Un cadet… très beau paraît-il. N’est-ce pas… Don Manuel ?

— Je ne sais pas, Madame. Don Luis et moi n’étions pas absolument intimes. Il n’y a pas sept mois que je suis entré au service de la Couronne d’Espagne…

Mais la princesse, visiblement, n’entendait rien de ce qu’il lui disait. Elle semblait poursuivre quelque image intérieure.

— Oui… il me semble que c’est bien Manuel… répéta-t-elle se parlant à elle-même. Nous verrons à le faire venir l’an prochain car ce sera justice. La solde d’un Garde du Corps est importante, surtout pour une famille peu fortunée…

Tournemine retint un sourire. Dans cette charitable perspective, la future souveraine songeait-elle davantage à cette « famille peu fortunée »… ou à son propre lit désert ?… Mais elle ne lui laissa pas le temps de creuser la question. Une angoisse venait de la reprendre, qu’elle traduisit aussitôt.

— Êtes-vous certain que Don Luis soit parti… vraiment parti ?

— Je ne comprends pas bien la question que Votre Altesse me fait l’honneur de m’adresser…

— Elle est claire, cependant, il me semble ! fit-elle avec colère mais, instantanément, elle se calma. Il est vrai que vous êtes français et qu’à ce titre elle est moins intelligible qu’il n’y paraît. Je veux dire qu’il y a… bien des façons pour un monarque de faire… partir quelqu’un…

— Je vois ! Si Votre Altesse pense que Don Luis a pu gagner non l’Estrémadure mais un monde meilleur, qu’elle se rassure pleinement : plusieurs de mes camarades ont pu le voir monter à cheval et quitter, seul, le palais. Et je sais qu’il était porteur d’une lettre du comte de Florida Blanca pour son père. Dans ces conditions, je crois que même un accident de voyage n’est pas à redouter.

— Ah !… Que vous me faites du bien ! soupira Maria-Luisa en se laissant aller parmi les coussins qui rembourraient son fauteuil. Je me sens soulagée d’un tel poids, d’une telle angoisse ! Depuis ce matin j’étais dans l’inquiétude pour ce pauvre garçon mais cela va mieux ! J’enverrai quelqu’un chez lui afin de m’assurer qu’il est arrivé à bon port.