Il abordait en courant le couloir qui y menait quand il entra en collision avec l’un de ses camarades, le jeune Don Rafael de Molina qui arrivait en sens inverse. Le choc fut rude mais l’Espagnol le prit avec un flegme tout britannique.

— Tiens, Tournemine, fit-il en se frottant l’épaule. Quelle heureuse rencontre ! Savez-vous qu’on vous cherche partout, mon cher ?

— Vous aussi ? Mais, sacrebleu, pourquoi suis-je devenu indispensable, tout à coup ? Ma demi-brigade est de service ce soir et je suis légèrement en retard mais je ne vois pas…

— Vous allez voir tout de suite ! Autant que vous soyez prévenu avant de voir notre capitaine : votre demi-brigade n’est plus au complet, il vous manque un homme.

— Pourquoi ? Un malade ?

— Une maladie grave : la disgrâce ! Ordre de quitter le palais dans les deux heures !

— Dans les deux heures ? Diable ! Et la raison ?

Le jeune Molina prit un air mystérieux.

— Cela, mon cher, je ne me sens pas autorisé à vous le dire. Son Excellence s’en chargera elle-même. J’ajoute qu’en votre absence et celle du marquis de Peñaflor, notre brigadier, qui soigne une ancienne blessure, Son Excellence a dû procéder elle-même à une exécution fort indigne d’elle et que cela l’a mise de fort méchante humeur. Un duc d’Almodovar n’est pas fait pour balayer la poussière !

— Quand on est un véritable soldat, on fait bien plus que cela ! riposta vertement le chevalier. Vous seriez surpris de ce que j’ai vu faire au général Washington, cependant l’un des plus grands hommes de ce temps. Il est vrai que le général a très peu de points communs avec Son Excellence ! ajouta-t-il avec un rien d’insolence.

Le nom de l’Américain tombé si brutalement dans la conversation arracha au jeune Espagnol une sorte de hoquet horrifié. Il se signa précipitamment comme si son camarade venait d’évoquer l’Antéchrist.

— Ce général-là n’est point un grand seigneur ! Chacun sait que ces Américains sont de véritables sauvages et que…

Peu désireux d’entamer une controverse avec Molina, Gilles préféra couper court. Le roi Charles III était sans doute un « despote éclairé » mais, à sa cour, il était bien le seul à posséder quelques teintes de libéralisme. Seuls, des hommes tels que Paco pouvaient considérer avec sympathie la nouvelle république américaine…

— Au fait ! dit-il. Qui est l’homme renvoyé ?

— Don Luis Godoy.

— Ah !… Eh bien, merci de m’avoir prévenu, mon cher…

Tout en procédant à une rapide toilette et en changeant ses bottes fatiguées par la route pour d’autres immaculées, Tournemine essaya de deviner ce que Molina ne lui avait pas dit. Il n’avait besoin d’aucun effort de mémoire pour retrouver le personnage de Luis Godoy, jeune hidalgo issu d’une bonne famille d’Estrémadure dont le teint frais et les yeux clairs tranchaient vigoureusement sur l’aspect général des Gardes du Corps où les peaux olivâtres l’emportaient de beaucoup sur les teints de lait. C’était en plus un garçon aimable, souriant, aimant la vie et les plaisirs avec une ardeur juvénile. Courtois, toujours de bonne humeur, accomplissant son service avec une parfaite rectitude, qu’avait bien pu faire Don Luis pour se faire ainsi chasser comme un laquais indélicat ?…

Gilles trouva de lui-même la réponse quand, un quart d’heure plus tard, il affronta les six pieds de hautaine splendeur de son chef. Non que le premier duc d’Almodovar daignât donner des explications dont selon lui un officier étranger n’avait que faire car, après avoir fait comprendre au jeune homme son mécontentement au sujet d’une « absence que rien ne justifiait » et refusé d’entendre sa défense quelque peu agacée, il se borna à lui dire :

— Vous aurez, Monsieur, à prendre vous-même la garde à la porte de l’appartement de Son Altesse Royale la princesse des Asturies. Votre consigne : n’y laisser entrer personne, vous m’entendez bien, personne ! Sauf, bien entendu, le Roi ou Monseigneur le Prince Héritier !

Ainsi c’était cela ? Après Montijo, après San Fernando, c’était le tour de Luis Godoy ? L’avertissement de Goya lui revint en mémoire.

— Les Gardes du Corps intéressent énormément la princesse. Ton tour viendra s’il n’est pas encore venu. Mais prends garde !

Le tempérament frondeur de Tournemine, nourri au lait de la liberté par la jeune Amérique, le poussa à demander justement, et non sans insolence, ces explications que l’on ne souhaitait pas lui donner.

— Puis-je savoir, Monseigneur, à quoi je dois une si flatteuse distinction ? Ce n’est tout de même pas au fait que j’étais en retard ?

Les yeux un peu ronds de Don Alfonso le fusillèrent sur place.

— Au seul fait que vous n’êtes pas espagnol, Monsieur ! Et qu’à ce titre, rien de ce qui se passe dans ce palais ne doit présenter d’intérêt pour vous… pas plus que vous ne pouvez présenter d’intérêt aux yeux de ses habitants ! J’ajoute que c’est encore à ce titre que vous devrez de ne pas être puni pour avoir osé me poser une question !

Parce qu’il était étranger… ou bien parce que l’on avait besoin de lui ? Car cette fois la chose s’éclairait : on lui confiait la garde de l’incandescente princesse parce que, selon les idées courtes de l’entourage royal, les yeux d’une princesse des Asturies ne pouvaient seulement s’arrêter sur un barbare du Nord, à plus forte raison son cœur…

L’énoncé de ce principe un peu simpliste lui rappela une anecdote qui avait couru les corps de garde. Après l’aventure Montijo, alors que le Roi indigné mettait son fils en face de ses responsabilités et de son infortune conjugale, le bon prince Charles s’était mis à rire en déclarant que tout cela n’était qu’un conte de bonne femme et qu’il était, quant à lui, parfaitement tranquille parce qu’une princesse de sang royal ne pouvait, de toute évidence, avoir des bontés pour un homme de race inférieure. Cette parfaite tranquillité conjugale avait plongé Charles III dans un tel abîme de stupéfaction qu’il avait tout juste réussi à soupirer.

— Quel idiot tu fais, Charles ! Tu devrais savoir qu’elles sont toutes les mêmes, toutes des p… !

Le bon prince héritier s’était obstiné à ne pas suivre son père sur ce chemin qu’il jugeait inconvenant et peu confortable mais, à la Cour, il n’était pas le seul et de loin à professer ce genre de théorie. Même si Maria-Luisa prenait pour amants la moitié des Gardes du Corps ou même le régiment tout entier, il s’en trouverait toujours pour affirmer sans rire que la chose étant impensable ne pouvait pas être… et moins encore avec un être de race inférieure comme un Français. L’idée ne serait même pas venue au noble duc que la princesse des Asturies, étant née Bourbon-Parme et petite-fille du roi Louis XV, pouvait trouver quelque plaisir à rencontrer un compatriote de son séduisant grand-père.

Avec un haussement d’épaules intérieur, Tournemine, peu désireux d’approfondir les concepts par trop obscurs d’un grand d’Espagne, alla rassembler ses hommes et se dirigea vers le palais pour y procéder à la relève des Gardes du Corps.

Debout dans une rigidité de statue, à l’entrée d’un salon, il assista au souper que la princesse prenait toujours seule, sans en rien voir que le moutonnement silencieux des dos de femmes et de moines qui encombraient la pièce. Sans d’ailleurs y prêter non plus la moindre attention. Dans la hiérarchie de cour il n’était, il le savait, rien de plus qu’un meuble, l’égal des lourds candélabres de bronze doré posés à même le sol et qui supportaient les bougies de l’éclairage, mais cela ne le gênait pas car le salon baignait dans un silence de sacristie que troublait à peine le cliquetis de la vaisselle et des couverts et il pouvait laisser son esprit vagabonder autant qu’il le voulait dans le sillage parfumé de la belle maja retrouvée à Carabanchel. Les aventures extraconjugales de la princesse étaient déjà oubliées…

L’esprit peuplé d’idées agréables, du projet d’un souper chez Goya et d’une attentive visite des lieux fréquentés habituellement, à Madrid, par Pedro Romero, Gilles ne vit pas passer l’interminable cérémonie du souper. Il revint seulement sur terre quand la sévère silhouette de la Camerera Mayor vogua vers lui dans ses dentelles noires comme une galère funèbre, poussant devant elle à la manière d’un troupeau le groupe révérencieux des témoins du souper qui refluaient pour laisser Son Altesse se coucher.

— Vous prendrez votre veille dans la première antichambre, lui dit la grande dame. Fermez toutes les portes car Son Altesse Royale le prince héritier, victime d’un léger malaise, restera chez lui cette nuit. Vous vous assurerez que les soldats de la Garde Wallone sont bien à leur poste dans la galerie.

Cette dernière recommandation arracha un demisourire à l’officier à l’idée des réactions d’Almodovar s’il avait pu entendre l’autoritaire duchesse de Sotomayor empiéter ainsi sur son territoire. Mais, souhaitant surtout être rapidement délivré de cette femme dont le regard sans tendresse le détaillait avec une sorte de dégoût poli, il se contenta de s’incliner et s’en alla exécuter les consignes.

Peu à peu, le palais s’endormit. Les bruits s’éteignirent l’un après l’autre, et en tout dernier lieu le murmure feutré des prières vespérales. Bientôt l’on n’entendit plus que le pas cadencé des sentinelles sur le gravier du jardin. La chanson des jets d’eau elle aussi se tut…

Enfermé dans sa petite antichambre, Gilles contempla un long moment le merveilleux spectacle du fleuve argenté par un rayon de lune avant de se résoudre à prendre place sur un très inconfortable tabouret pour y attendre la fin de cette nuit sans agrément. Peu à peu il perdit la notion du temps…

Mais il devait être tard et il avait même commencé à s’assoupir quand un crissement léger, si léger pourtant, le remit debout instantanément, l’oreille au guet. Cela venait de chez la princesse…