Il crut alors que le diable avait entendu sa prière. A quelques pas de lui, la porte armée d’énormes clous venait de s’entrouvrir pour livrer passage à une silhouette féminine. A la lumière des étoiles, Hughes vit briller des cheveux clairs et sentit son cœur s’arrêter car la femme venait droit à lui. Emporté par son désir, il courut vers elle les bras prêts à étreindre. Ce fut seulement quand elle s’abattit contre sa poitrine qu'il reconnut Dagmar.

Furieux, il voulut la repousser, mais elle avait jeté ses bras autour de son cou et le tenait bien.

-    Toi, toi... Deux nuits sans toi, souffla-t-elle en mauvais latin. J'attendais et tu es venu. J’étais là, ajouta-t-elle, désignant de la tête le couronnement de la maison. J'ai vu.

Sans prendre garde aux mains qui essayaient de la détacher, elle couvrait de baisers son visage et son cou, collant au sien un corps déjà frénétique et simplement protégé d'une longue chemise. Il tendit le cou pour éviter son baiser.

-    Dagmar! Non. Je ne suis pas venu pour ça.

-    Si, si! Je veux, je te veux.

Elle gagnait du terrain peu à peu sur cet homme déjà en proie au désir d’une autre. Instinctivement, le corps d’Hughes répondit aux sollicitations de celui qui, brûlant, épousait le sien en commençant une danse sournoise mais singulièrement efficace. Brusquement il abandonna la lutte : à quoi bon résister, refuser le soulagement délicieux qui serait le sien dans un instant? Cette femme lui apportait l’oubli d'un moment, la possibilité d'apaiser sa fièvre, de trouver ensuite un peu de sommeil. Il l’enleva de terre, se jeta avec elle dans la paille entassée sous l’auvent et la débarrassa de sa chemise avant de plonger en elle comme on se jette dans une eau profonde avec l’idée d’y laisser sa vie.

Emporté par la frénésie amoureuse, les oreilles résonnant des battements de son sang, il n’entendit pas, derrière les halètements heureux de la Danoise, le petit cri de douleur qui éclata bien près de lui cependant. Pas plus qu’il n’entendit le bruit de pas légers qui s’enfuyaient.

Le chant enroué d’un coq voisin éveilla Hughes du profond sommeil dans lequel il s’était englouti. La Danoise dormait à ses côtés, sommairement recouverte d’un pan de sa chemise qui laissait apparaître une jambe parfaite. Hughes la réveilla d’une claque sur la cuisse puis, se levant, lui montra la maison du doigt. Le jour allait venir. Il était plus que temps de rentrer.

Sans même un mot d’adieu, il lui tourna le dos et reprit, en courant, le chemin de l’hospice. La psalmodie des moines bâtisseurs qui chantaient l’office de l’aube avant de retourner au travail vint au-devant de lui. Et aussi Bertrand qu’il rencontra dans la cour encombrée de madriers. Les bras croisés sur sa poitrine, l’écuyer écœuré regardait son maître opérer sa rentrée en pensant qu’il avait la mine d’un chat qui regagne son gîte après une nuit passée sur les toits.

-    Inutile de demander si la nuit a été joyeuse, sire baron! gronda-t-il sans songer à dissimuler une colère qui stupéfia Hughes. Curieuse façon de se conduire, n’est-ce pas, pour qui a charge d’âmes?

-    Ça veut dire quoi, ça? grogna Hughes avec hauteur.

-    Que chanter cantiques et faire oraisons tout le long du jour à tous les saints que nous rencontrons sur ce foutu chemin et passer les nuits à forniquer avec la Danoise, ça ne va pas tellement ensemble! Quand, à Compostelle, vous raconterez ça au prêtre qui vous confessera, je me demande quel genre de pénitence il vous infligera.

La colère, née de sa mauvaise conscience, s’enfla tout à coup en Hughes. Il leva le poing.

-    Et toi, quelle pénitence vais-je t'infliger pour te punir de t’attaquer à ton seigneur? Le fouet me paraît le plus approprié!

-    Frappez si ça vous amuse, vous ne ferez qu’aggraver votre cas. Sur ce chemin nous ne sommes que des chrétiens, tous au même niveau, et j'ai le droit de vous dire que vous vous conduisez mal, vous qui devriez donner l’exemple.

-    Ça te regarde, dis? Ça te regarde? Je fais ce que je veux, tu m’entends?

Les mains en avant, Hughes s'était rué sur son écuyer et le saisissait à la gorge. Bertrand ne se défendit pas, bien que les durs doigts commençassent à serrer. Il se contenta de dire :

-    Est-ce que vous ne lui avez pas encore fait assez de mal?

-    A qui?

-    Vous le savez bien. A elle!

Instantanément Hughes lâcha prise. Hagard, il essuya la sueur qui perlait à son front d'un revers de manche.

-    Sottise! Elle se moque bien de moi. Il n’y a que son Ancelin qui compte.

Bertrand haussa les épaules.

-    Ancelin? Comment pouvez-vous être aveugle à ce point? C’est la même vilaine histoire qui les a embarqués dans cette aventure. Ils sont, chacun à sa manière, les deux victimes d’un même misérable. Il est normal qu’ils s’entraident, qu’ils s'appuient l’un sur l'autre. Quand vous étiez le chevalier de dame Marjolaine, elle ne s’occupait guère d’Ancelin sur le compte duquel elle était rassurée. Seulement c’est derrière les jupes d'une autre que vous courez.

-    Tu es fou. Tu inventes...

-    J’invente? Vous n’avez pas vu la mine qu’elle a? Vous savez qu’elle ne dort plus, qu’elle ne mange plus, qu’elle s’oblige à marcher dans l’espoir de briser définitivement son corps et qu'elle va y arriver parce qu’elle est malade? Et pourquoi tout cela?

-    Dis-le-moi si tu sais tant de choses!

-    Non! Découvrez-les vous-même. Et si vous ne me croyez pas, interrogez donc Pernette. Tenez, la voilà justement!

Pernette en effet accourait, la coiffe sur le dos, sa robe claquant au vent de sa course. Elle semblait terrifiée et Aveline la suivait dans le même état d’agitation.

-    Marjolaine... fit-elle haletante en s'abattant presque sur Hughes.

-    Eh bien?

-    Elle a disparu!

La dernière étape

Ce n’était que trop vrai. Au milieu de tous les pèlerins hâtivement rassemblés, Pernette et Aveline recommencèrent leur court récit. Dans la nuit, Marjolaine avait voulu sortir après l’orage, afin de respirer un peu d’air frais. Elle n’avait pas voulu qu’on l'accompagne, disant qu'elle avait besoin d'être seule, qu’elle ne resterait pas longtemps dehors. Elle semblait plus calme et moins lasse que d'habitude et elle avait presque bien mangé si l'on tenait compte de la frugalité du repas servi par l’alcade.

- On n'a pas osé l’empêcher d'aller faire un petit tour, dit Aveline. Cela semblait lui faire tant plaisir. Apres son départ, je me suis rendormie.

-    Moi aussi, dit Pernette. Et je ne suis pas près de me le pardonner. Quand nous nous sommes réveillées, elle n'était pas dans la chambre. Nous avons pensé qu’elle était allée faire un peu de toilette à la fontaine de la cour. Mais clic n’y était pas non plus.

Alors, elles avaient cherché partout, avec l’aide des serviteurs de l’alcade, d’Agnès et des autres femmes. On avait fouillé autour de la maison en appelant Marjolaine, visité les quelques rues du village et la petite église. Mais nulle part il n’y avait trace d'elle.

-    Mais enfin, personne ne l’a vue? s’écria Ausbert. Je ne sais pas, une servante, l’une des femmes de la dame danoise? Il est vrai qu’il est difficile de s'en faire comprendre.

-  Et pourquoi pas la dame danoise elle-même? fit Bertrand sarcastique. Elle a un interprète pour se faire entendre.

-    Je vais l’interroger moi-même, coupa Hughes.

Et il s’avança au-devant de Dagmar qui, avec ses gens, venait rejoindre le gros de la troupe. Mais elle non plus n’avait pas vu Marjolaine.

-    Partie faire petit tour? suggéra-t-elle avec un sourire dont l’équivoque donna à Hughes l'envie de la battre.

L’angoisse l’étreignait à présent. Il questionna Pernette pour essayer de situer le moment où Marjolaine était sortie. Juste après l’orage ou un peu plus tard? C’était juste après l’orage, dès que le bruit de l’eau sur le toit eut cessé. Il pensa que la jeune femme devait être dehors quand il était sorti lui-même et qu’elle y était encore quand Dagmar l’avait rejoint sous l’olivier. L’idée que, peut-être, elle les avait vus l’effleura, mais il la repoussa avec une sorte d'horreur où la honte tenait une grande place. D'ailleurs, sa disparition ne pouvait avoir de lien quelconque avec son aventure avec la Danoise. Marjolaine s'était peut-être éloignée un peu trop dans ce pays inconnu, elle avait peut-être eu un léger accident. On allait la rechercher, on allait la retrouver...

-  Il faut nous mettre tous à sa recherche, ordonna-t-il. Naturellement, il ne peut être question de partir d’ici sans elle. Je vais chez l’alcade pour lui demander son aide.

-    Et aussi celle de la frère moine, renchérit Bran Maelduin. Eux être très bien connaissant la pays tout autour.

On se dispersa dans toutes les directions, moines, pèlerins, paysans, mais Colin n’avait pas attendu l’ordre d’Hughes pour se lancer à la recherche de sa chère maîtresse. Le cœur serré et les larmes aux yeux, il avait commencé de décrire, autour de la maison de l’alcade, des cercles toujours plus larges, le nez au sol, guettant une trace, la moindre chose qui pouvait indiquer une direction. Mais sur ce rêche plateau raboté de vent où les arbres étaient rares et où, en été, l’eau désertait les rivières, il était bien difficile de relever une trace. Pourtant, après l’orage, les pas auraient dû se relever facilement. Or, il n’en était rien. En outre, la terre mouillée n’avait pas conservé d’odeurs.

Hughes s’en aperçut quand, ayant demandé à Aveline un vêtement appartenant à Marjolaine, il le fit renifler aux chiens de Guegan : les bêtes, visiblement déroutées d’ailleurs par cette terre et ce climat qui leur étaient inhabituels et dont elles souffraient, ne parvinrent pas à se décider pour une direction nette. Néanmoins, elles semblaient tirer plus volontiers en direction des montagnes qui se dessinaient à l’horizon.