- Pas beau. Vous avoir racine... euh... lilia candida?
- Des oignons de lis? Nous en avons au jardin, mais naturellement ils sont enterrés en attendant de fleurir dans un mois.
- Vous chercher ça! dit-il en montrant ses deux mains aux doigts écartés. Vous laver terre, vous porter ici.
- Vous voulez qu’on déterre dix oignons de lis? s'écria Léonarde scandalisée. Mais le frère jardinier ne voudra jamais! Il les réserve pour la Très Sainte Mère de Dieu.
- Si pas déterrer lilia, fit Bran Maelduin péremptoire, bientôt enterrer homme. Chercher racine, cuire deux dans lait et seigle farineux puis mettre sur pied. Trois le jour! ajouta-t-il en montrant trois doigts.
- Il faut faire, trois fois par jour, des cataplasmes avec deux oignons cuits dans du lait avec de la farine de seigle? traduisit Marjolaine. C'est bien cela?
Enchanté d'être si bien compris, l’Irlandais secoua énergiquement la tête et dédia à la jeune femme un large sourire.
- Oui. Il faut faire.
- Eh bien, soupira dame Léonarde résignée, on peut toujours essayer.
Et elle s'en alla circonvenir le frère jardinier. Puis avec l'aide de Marjolaine qui s'était mise à son service, elle prépara le premier cataplasme que l’on appliqua tiède sur le pied du malade sous l’œil approbateur de Bran Maelduin qui s’était institué garde-malade pour surveiller l'effet de son traitement et s’installait sur un tabouret au chevet d’Ausbert, toujours à demi inconscient, après avoir réclamé un grand pot de tisane de sauge qu’il entreprit de lui faire boire.
- Je rester là, dit-il à la jeune femme qui lui demandait s’il avait encore besoin d’elle. Vous pouvoir aller.
Ainsi rassurée sur le sort de son protégé. Marjolaine décida de retourner achever son pèlerinage au tombeau de saint Martin et se rendit dans la salle des femmes pour y chercher Aveline. Mais la petite suivante, trop contente d’un instant de repos, s’était roulée en boule sur sa couchette et dormait avec tant d’application que la jeune femme n’eut pas le courage de la réveiller.
Resserrant son voile autour de sa tête, elle quitta la salle et suivit le large couloir qui coupait en deux l’hôtellerie abbatiale. Elle n’était pas loin de la porterie quand elle s’entendit appeler par une voix timide accompagnée d’un trottinement de souris. Elle s’arrêta et sourit à la petite femme qui accourait vers elle.
- Iriez-vous par hasard à l’église, dame Marjolaine? demanda celle-ci.
- En effet. Je n’ai pas pu, tout à l’heure, aller vénérer le tombeau parce qu’il y avait trop de monde. Cela sera peut-être plus facile maintenant.
- Je n’ai pas pu y aller du tout. J’avais un terrible mal de tête et mon époux était très mécontent d’y aller seul. Puis-je vous accompagner?
- Vous sentez-vous mieux?
- Oui. Et puis si je ne rejoignais pas maître Mallet, il se fâcherait sûrement. Je ne suis pas ici pour me dorloter.
Fidèle à son nom, Modestine était une petite femme sans âge, sans aucun relief et totalement effacée par la personnalité acariâtre de son époux sans laquelle on ne l’eût jamais remarquée. Elle était grise de cheveux, de teint, de vêtements et ressemblait davantage à une ombre qu’à un être vivant. Elle et son mari, Léon Mallet, merciers dans le quartier Saint-Leufroy à Paris, avaient pris le départ pour Compostelle en accomplissement d’un vœu pour remercier de la guérison quasi miraculeuse de Modestine, ainsi qu’ils l’avaient confié à leurs compagnons de route.
A regarder la mine de la mercière, Marjolaine pensa à part elle que, sans doute, elle n’allait pas beaucoup mieux mais qu’elle redoutait suffisamment la colère du mari pour se faire violence. En outre, elle pensait certainement qu’en se faisant accompagner d’une autre femme, Léon ne manifesterait pas trop sa mauvaise humeur en la voyant arriver tellement en retard.
- En ce cas, dit-elle gentiment, allons-y ensemble.
Modestine remercia d’un sourire timide mais, comme toutes deux franchissaient le seuil de la mai-son-Dieu, elle s’arrêta soudain et, très confuse, pria Marjolaine de bien vouloir l’attendre un instant : elle avait oublié son escarcelle dans son alcôve, ce qui l’empêchait de faire aumône comme il se devait.
- Dépêchez-vous, alors, dit la jeune femme un peu contrariée, sinon nous arriverons à la fumée des cierges. Il se fait tard.
- Oh, je n’en ai que pour un instant. Attendez-moi, je vous en prie.
Demeurée seule, Marjolaine poussa un soupir puis se mit à marcher lentement, de long en large, devant la porte. Les yeux à terre, elle ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle.
Et soudain, il y eut un cri, un hurlement même.
- Attention!
Presque en même temps, quelqu’un jeta Marjolaine à terre et elle se retrouva à plat ventre, à demi écrasée par un corps pesant qui, d’ailleurs, la libéra aussitôt. Et, quand il se releva, la jeune femme constata, avec une stupeur indignée, que son agresseur n’était encore personne d’autre que cet insupportable baron de Fresnoy qui, décidément, semblait prendre à tâche de lui être désagréable.
- Encore vous? s’écria-t-elle furieuse. Mais est-ce que vous êtes devenu tout à fait fou? Qu’est-ce qui vous a pris de me jeter à terre? Regardez dans quel état vous m’avez mise? Je suis pleine de boue.
- Mais vous êtes vivante, dit le jeune Nicolas Troussel qui était arrivé au moment même où Hughes avait jeté Marjolaine dans la boue. Une pierre s’est détachée de là-haut, ajouta-t-il en montrant l’espèce de chemin de ronde qui couronnait le mur de l’abbaye. Sans ce seigneur, elle vous arrivait droit dessus. Vous l’avez échappé belle.
En effet, un énorme parpaing occupait la place où la jeune femme se tenait un instant auparavant, menaçant à souhait. Marjolaine regarda tour à tour la pierre et celui qui l’en avait sauvée : l’une avec un frisson de crainte rétrospective et l’autre avec une sorte de gêne. Mais comme il lui tendait la main pour l’aider à se relever, elle accepta. Or, quand cette main nerveuse, chaude et ferme, enveloppa la sienne, elle en éprouva une étrange impression de réconfort. La peur qui lui était venue se dissipait et, si elle eut soudain envie de pleurer, ce fut surtout de soulagement.
- Merci, seigneur, dit-elle timidement. Merci et pardon de m’être montrée grossière.
- Ce n’est rien. N’importe qui aurait réagi de même façon dans de pareilles circonstances.
Cependant, l’accident avait fait quelque bruit. Des passants s’étaient arrêtés, deux dames hospitalières étaient sorties de l’hôtellerie et aussi Modestine qui accourait, sa bourse à la main. Les trois femmes s’empressèrent autour de Marjolaine qu’elles firent rentrer dans la maison pour l’aider à se nettoyer et la faire reposer après une telle émotion.
Avant qu’elles ne fussent rentrées, pourtant, Hughes arrêta l’une d’elles.
- Est-ce donc en si mauvais état là-haut? demanda-t-il en désignant le sommet de la maison.
- Pas vraiment. C'est seulement en réparation. Le gel de cet hiver a fait éclater des pierres. Je ne comprends pas comment l'une d’elles a pu se détacher car les travaux sont très avancés. De toute façon, je vais demander que l’on aille vérifier. Cette jeune femme aurait pu être tuée.
C’était exactement l'avis d’Hughes et, en rejoignant avec Bertrand leur auberge des bords de Loire, il ne put s’empêcher de livrer le fond de sa pensée :
- J’ai peut-être trop d'imagination, mais je me demande si cette pierre s’est détachée toute seule. Encore que je ne voie pas du tout pourquoi ou qui pourrait en vouloir à la vie de cette jeune dame!
- Il y avait quelqu'un, dit Bertrand. Quand la pierre est tombée, j’ai aperçu une vague silhouette qui a disparu aussitôt.
- Tu en es sûr?
- D'avoir vu quelqu’un, oui. Mais qu’il ait poussé la pierre, non. Néanmoins il est difficile de ne pas faire le rapprochement.
- Autrement dit, tu penses qu’il s'agit bien d'une tentative de meurtre. Mais alors qui? Et pourquoi? Tu as entendu le grand pèlerin, tout à l’heure. On la vénère presque. Et puis, qui peut vouloir fermer de pareils yeux?
Il y eut un instant de silence troublé seulement par le pas tranquille des chevaux. Puis Bertrand osa demander :
- Elle vous plaît beaucoup, n’est-ce pas?
- Je ne sais pas. Je sais, oui, qu’elle m’attire sans que je puisse comprendre pourquoi. Il y a ce merveilleux regard, sans doute, et toute cette grâce et la soie de ses cheveux.
- Il y aussi ce voile qu’elle porte continuellement, ce voile qui cache sans doute une affreuse brûlure. Peut-être ne pourriez-vous même pas soutenir la vue de son visage si elle le découvrait pour vous.
- Tu me prends pour une femmelette? J’en ai déjà vu des blessures horribles. J'ai vu aussi des lépreux et je n’ai jamais seulement fermé les yeux en face des pires abominations. Et puis là n’est pas la question. Ce que je veux savoir, c’est qui peut vouloir détruire aussi froidement une créature fragile dont chacun prétend qu'elle est noble et d'âme haute.
- Peut-être, après tout, sommes-nous en train de nous faire un conte. Je n'ai peut-être aperçu qu’un ouvrier passant sur le chantier et il se peut qu’une pierre, mal posée, se soit détachée juste à cet instant. Il y a des coïncidences.
- Mais tu n’y crois pas. Et moi non plus.
- Alors, tout ce que nous avons à faire c'est aller prévenir le seigneur Odon de Lusigny, le chef des pèlerins, des soupçons qui nous sont venus. Après tout, c’est à lui de veiller sur son troupeau. Il devra prendre des précautions, veiller plus étroitement sur cette dame. Mais j’ai bien peur qu’il ne nous traite d’illuminés.
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