A présent, Marjolaine connaissait mieux ceux qui composaient le petit groupe des gens de Paris. Elle savait que le moine revêche et visiblement mécontent de la corvée, qui accompagnait Ausbert Ancelin, se nommait Fulgence. Que le couple de merciers entre deux âges, si pieux qu'ils semblaient ne connaître d’autres paroles que celles de la Bible ou les litanies des saints, avaient pour nom Léon, surnommé le borgne à cause d'un œil perdu dans un accident, et sa femme Modestine.

Il y avait encore un petit homme rond et d'aimable figure nommé Isidore Bautru dont l’aspect extérieur était celui d’un bon vivant que l’on pouvait imaginer placide et qui, cependant, paraissait habité d’une excessive nervosité et d’une perpétuelle inquiétude. Il sursautait au moindre bruit un peu fort et, durant les marches, il ne cessait de se retourner comme s’il craignait de voir arriver quelque chose ou quelqu’un.

Un autre personnage était une veuve d’une quarantaine d’années, Agnès de Chelles, dont le maintien discret et les habits convenables annonçaient une femme de bon lieu, mais dont le visage doux et régulier trahissait une incurable tristesse. Elle parlait peu ou pas du tout, priait tout au long du chemin, mêlant rarement sa voix aux chants religieux, et il n’était pas rare de voir ses yeux se remplir de larmes. Il y avait aussi un malade dont on ne savait rien, sinon qu'il voyageait dans une grande litière fermée, portée par des mules et gardée par quatre hommes aussi muets et aussi peu communicatifs que des portes. Au long de la route, la litière fermait la marche, laissant même une certaine distance entre elle et le cortège des pèlerins. A l’étape, elle était toujours portée largement à l'écart, dans une grange par exemple, et l’occupant n'en sortait pas. On lui portait sa nourriture et seul le chef des pèlerins allait, chaque matin, voir comment il se portait.

Un tel comportement ne pouvait qu'exciter les curiosités. Le bruit courut qu’il s’agissait de quelque grand personnage peu désireux de se mêler au commun de ses compagnons. On le laissa bientôt dans son superbe isolement, encouragé en cela par la mine volontiers hargneuse de ses gardes. Plus tard, on en vint à se poser des questions au sujet de sa maladie et la distance se creusa davantage encore.

Enfin, il y avait un jeune couple qui s’était annoncé comme venant du village de Suresnes, à l'ouest de Paris, et s'en allant remercier Mgr saint Jacques d'avoir fléchi l'humeur contraire de leurs familles qui ne s'aimaient pas. Eux s’adoraient visiblement. L’amour irradiait chacun de leurs gestes, chacun des regards qu'ils échangeaient.

Quant aux autres pèlerins, venus de régions plus lointaines, on ne se liait guère avec eux, les différences de langages ne rendant pas facile la communication. Mais il n'allait pas falloir bien longtemps au jeune Nicolas Troussel pour se procurer une abondante documentation sur les plus intéressants d’entre eux.

Par Orléans où les pèlerins communièrent dans le miraculeux calice de saint Euverte et où Odon de Lusigny les régala du récit des étonnants miracles d’un saint dont bien peu connaissaient l'existence, on gagna Cléry, Beaugency, Blois, Amboise et finalement Tours où il était convenu que l'on resterait au moins trois jours pour se remettre des fatigues du chemin et soigner ceux qui étaient malades ou meurtris.

Aussi il fallut, en dépit des furieuses protestations du frère Fulgence, déferrer et coucher Ausbert Ancelin dont les pieds étaient en sang. L’une de ses blessures s’était infectée et le faisait beaucoup souffrir. Mais si intransigeant était le moine que Marjolaine dut faire appel à l’autorité du chef des pèlerins pour obtenir que le malheureux reçût les soins dont il avait si grand besoin.

Ainsi, en quittant l’église avec Aveline, Marjolaine souhaitait-elle autant s’éloigner d’un importun que rentrer voir comment allait son protégé qu’elle n’avait pas trouvé bien le matin. Ausbert avait de la fièvre et son pied était enflé. En outre, Marjolaine n’avait pas aperçu Fulgence dans la basilique et elle se méfiait à présent de sa hargne : cet homme devait souhaiter que son prisonnier mourût au plus vite, ce qui lui permettrait de regagner Saint-Denis sans faire l’interminable chemin.

Les deux femmes allaient atteindre le porche de l'hôtellerie abbatiale où logeaient les pèlerins quand elles entendirent quelqu'un qui courait derrière elles. En même temps, on appelait :

- Damoiselle! Damoiselle! Je vous en prie, attendez-moi !

Marjolaine tourna la tête et, à son grand mécontentement, s'aperçut que le rustre de tout à l'heure l’avait suivie. Voyant cela, elle hâta le pas au lieu de s'arrêter. Mais l'homme se mit à courir et, s’ils arrivèrent ensemble devant la porte, du moins réussit-il à en barrer l’accès.

-    Je vous en prie, souffla-t-il un peu haletant, rien qu’un mot!

-    Tout à l’heure, dit la jeune femme, j'ai quitté l’église parce que votre agitation troublait ma prière. Et voilà que vous osez me poursuivre? Je n’ai rien à vous dire. Passez votre chemin!

-    Moi aussi je voulais prier et vous m’en avez empêché.

-    Quel mensonge éhonté! Moi, je vous ai empêché de prier?

-    Vos yeux l’ont fait. Je les ai vus et j’ai oublié Dieu, saint Martin et même ce que j’étais venu faire ici.

-    Vous parlez comme un insensé et je n’entends rien à ce que vous dites. Passez votre chemin, vous dis-je!

-    Pas sans avoir appris de vous au moins votre nom. Je veux savoir qui vous êtes, d’où vous venez, où vous allez.

-    Je vais où Dieu me mène et je n’ai, moi, aucune envie de savoir qui vous êtes.

-    Pourtant, je le dirai. J’ai nom Hughes, baron et seigneur de Fresnoy et bien d’autres terres en pays de Vermandois. Jusqu’à ce jour, je me croyais ambitieux et libre. Mais depuis que j’ai vu vos yeux, je ne suis plus libre et n’ai d’autre ambition que de vous servir.

Hughes avait mis tant d’involontaire passion dans ces quelques mots, tant d’inconsciente sincérité que la colère de la jeune femme s’apaisa un peu. Elle sentit qu'en elle quelque chose vibrait d’une curieuse palpitation. Alors elle regarda plus attentivement cet inconnu qui disait des choses folles avec assez de conviction et d’ardeur pour laisser croire que sa vie risquait d'en dépendre.

Elle vit que ce grand gaillard aux yeux farouches mais d'une si joyeuse couleur de feuilles printanières était beau. Dans un genre sauvage peut-être, mais son sourire pouvait avoir toute la gentillesse et l'innocence d’un sourire d’enfant quand le pli ironique de sa bouche ne l'accusait pas.

Malgré elle, Marjolaine lui rendit son sourire, ce que le voile dissimula. Mais ses yeux étincelèrent dangereusement et Hughes crut revoir la mer sous le soleil.

-    Sire baron, dit-elle plus doucement, vous ne devez pas prendre souci de moi et moins encore me servir car je suis de plus modeste condition que vous et mon chemin n’est pas le vôtre. Je ne fais que passer ici, en route pour le sanctuaire de Mgr saint Jacques dans les terres lointaines de Galice.

-    Oh non! Ne me dites pas que vous voulez aller là-bas, que vous comptez faire cette interminable et dangereuse route, vous qui semblez si fragile, si délicate?

-    De plus fragiles que moi l’ont faite. A présent, laissez-moi passer, seigneur. Je vous en ai dit bien plus que je ne le souhaitais.

-    Non, puisque vous ne m’avez pas confié votre nom.

-   Alors ce seront mes dernières paroles. J’ai nom Marjolaine des Bruyères, damoiselle en effet, mais veuve de défunt maître Gontran Foletier, qui fut pelletier en la grande ville de Paris.

-    Je savais bien que vous étiez fille noble, s’écria Hughes, enchanté de son propre jugement. Quant à ce pelletier dont je ne comprends pas... Oh! Laissez-moi vous parler encore.

-    Non, coupa derrière lui une voix grave. Plus un mot! Laissez-la en paix.

Hughes, tout de suite furieux, fit volte-face et se retrouva nez à nez avec le grand pèlerin.

-    De quoi vous mêlez-vous, compère?

-    De ce qui me regarde car je suis le chef de ce groupe de pèlerins. Pour le reste, je suis Odon de Lusigny, chevalier et banneret, ce qui me donne droit de parler d'égal à égal avec un baron. Aussi, je vous dis de laisser cette jeune dame aller tranquillement son chemin car elle a, pour cela, payé bien chèrement. Allez, ma sœur.

Devant Marjolaine et Aveline - qui s’était d’ailleurs désintéressée de la question pour sourire à Bertrand dont la haute silhouette doublait celle de son maître - Odon ouvrit la porte de l’hôtellerie et les fit entrer, puis se disposa à les suivre, mais Hughes l’arrêta.

-    Ne pouvons-nous parler encore un moment?

-    De quoi, mon Dieu?

-    Eh bien, de cette dame, dit Hughes avec une gêne qui lui était bien inhabituelle et qui fit lever les sourcils de Bertrand, témoin muet de la scène. Ne croyez surtout pas, ajouta-t-il vivement en voyant l’autre hausser les épaules, que je lui veuille déplaire ou l’importuner si peu que ce soit. Mais je voudrais en savoir plus. Je n’ai jamais rencontré quelqu'un comme elle.

-    Je le crois volontiers.

Mais, soudain, le regard d’Odon de Lusigny s'attacha à l'annulaire gauche de Fresnoy où brillait un large anneau d'or. Il fronça le sourcil.

-    Êtes-vous marié?

-    Oui, encore que mon mariage soit bien malade.

-    Cela ne change rien au fait et, dans ce cas, je ne comprends pas ce que vous pouvez vouloir de dame Marjolaine.

-    Je ne le sais pas moi-même, mais ce que je sais bien c’est que ce n’est rien de mal. Simplement, je l’ai vue et il me semble à présent qu’elle fait partie de ma vie.