— Je viendrai partout où tu l’ordonneras.
— C’est bien. Je t’écrirai. Maintenant, conduis-moi jusqu’à un fiacre, mais ensuite, promets-moi de ne pas retourner dans la salle.
— Je te le promets. Aussi bien, le bal sans toi n’aurait plus d’intérêt.
Pourtant, comme ils descendaient le grand escalier pour gagner le péristyle de l’Opéra, toujours escortés du domino rouge, Fritz déclara :
— Je voudrais pourtant bien apercevoir ton visage !
Et, du bout des doigts, il essaya de soulever le volant de dentelle. Mais, plus prompte que lui, le domino rouge se jetait déjà entre lui et son amie. Puis, comme un fiacre s’arrêtait, elle y poussa sa compagne et, avant que le jeune homme fût revenu de sa surprise, la voiture s’éloignait au grand trot, tandis qu’il restait debout sur les marches, regardant fuir cet étonnant rêve en domino jaune.
Cependant, à l’intérieur de la voiture, le domino rouge se laissait aller sur les coussins avec un soupir de soulagement :
— Dieu que j’ai eu peur ! J’ai bien cru un instant que ce jeune insolent allait démasquer Votre Majesté.
— Mais tu sais toujours si bien me garder ! D’ailleurs, il était charmant et je me suis bien amusée, ce qui n’est pas si fréquent. Aussi, ma chère Ida, aie la bonté de ne pas me gronder.
Enlevant enfin son masque, s’adossa aux coussins et ferma les yeux, tandis que sa lectrice et confidente, Ida de Ferenczi, serrait les lèvres pour mieux retenir les respectueux reproches qu’elle s’apprêtait à faire. Mais après tout, cela n’aurait servi à rien. Cette escapade au bal avait été qu’un caprice bizarre, comme en avait parfois l’impératrice. Elle aimait imaginer qu’elle pouvait être une femme comme toutes les autres… et aussi, elle aimait à se prouver à elle-même que son charme, irrésistible même sous un masque, était toujours aussi puissant malgré ces fameux trente-six ans. Malgré aussi le fait que, depuis deux mois, était grand-mère. En effet, sa fille aînée Gisèle, mariée au prince Léopold de Bavière, venait de mettre au monde une petite et l'impératrice avait passé auprès d’elle, à Munich, un très agréable début d’année.
Et puis, ce jeune Fritz avait eu le don de lui plaire, peut-être parce que atmosphère de Vienne avait encore effacé sur lui la senteur des grandes forêts Carinthie.
En dépit des remontrances inquiètes d’Ida de Ferenczi, Élisabeth tint à écrire à Fritz Pacher von Theinburg. Elle le fit sous un nom d’emprunt, lui laissant entendre qu’elle pouvait s’appeler Gabrielle, à moins que ce ne fût Frédérique. Et même, elle lui indiqua une adresse poste restante qu’il pût lui répondre. Sa seule concession à la prudence fut de s’arranger pour que ses lettres à elle n’eussent jamais l’air d’avoir été postées à Vienne.
« Je suis de passage à Munich pour quelques heures, écrivit-elle, et j’en profite pour vous donner le signe de vie que je vous ai promis. Avec quelle angoisse vous l’avez attendu, ne le niez pas. Je sais aussi bien que vous ce qui se passe en vous depuis cette fameuse nuit. Vous avez parlé à des milliers de femmes et vous avez cru, sans doute, vous amuser, mais votre esprit n’est jamais tombé sur l’âme sœur. Enfin, vous avez trouvé, dans un mirage étincelant ce que vous cherchiez depuis des années, mais pour le perdre sans doute à jamais… »
À ce jeu étrange encore qu’un peu cruel, le jeune homme se prit. Il répondit des pages émues, passionnées, des pages qui posaient des questions « Pourquoi continuez-vous à faire la mystérieuse avec moi, Domino Jaune ? Je voudrais savoir cent choses de vous… »
Élisabeth répondit très vite, grisée peut-être, à son corps défendant, par ce parfum d’amour et d’aventures qui lui restait du bal.
« Il est minuit passée ma montre. Rêves-tu de moi en ce moment, ou envoies-tu dans la nuit des chants nostalgiques ?… »
Ida ne vivait plus, car elle sentait que la souveraine prenait plaisir à oublier la distance qui la séparait de ce petit fonctionnaire. Fritz, pour sa part, se laissait emporter par des rêves insensés, car il était à peu près sûr de l’identité de son inconnue. En outre, rencontrant un jour l’impératrice à une exposition florale au Prater, il constata avec un battement de cœur accéléré qu’elle répondait à son salut avec une amitié plus marquée que pour les autres. Alors, rentré chez lui, il osa écrire au Domino Jaune.
« Vous ne vous appelez pas Gabrielle, n’est-ce pas, ni Frédérique ? N’est-ce pas plutôt Élisabeth ? »
Cette lettre, Élisabeth la froissa avec colère. Ce jeune imbécile gâchait tout, et maintenant, il fallait cesser le jeu amusant et dangereux avant qu’il ne soit trop tard, ne débouchât sur un scandale ou que Fritz fît des bêtises.
Elle cessa tout à fait d’écrire, partit pour l’Angleterre, oublia sa fantaisie, sans penser un seul instant au chagrin qu’elle allait causer.
Le jeune homme fut en effet très malheureux. Au bal du Mardi gras suivant, il retourna à l’Opéra sans y rencontrer son Domino Jaune. Il y retourna même plusieurs années de suite, mais jamais ne reparut « l’étincelant mirage ».
Dix ans passèrent, plus instable et plus capricieuse que jamais, ne séjournait plus que rarement à Vienne. Elle cherchait à fuir un destin qui ’accablait, et peut-être à se fuir elle-même.
Un soir de 1886, elle se reprit à penser à ce charmant Fritz alors qu’elle venait d’écrire un poème, comme cela lui arrivait souvent. Celui-là était écrit en anglais et elle décida de l’appeler « le chant du Domino Jaune ». Il commençait par ces mots « Long, long ago… »
La fantaisie lui prit l’envoyer à Fritz comme ne résistait jamais à impulsions écrivit à l’ancienne adresse. La réponse arriva presque aussitôt.
« Que s’est-il passé depuis ces onze ans ? Tu resplendis sans doute encore de ta fière beauté d’autrefois. Quant à moi, je suis devenu un époux respectable et chauve, pourvu d’une adorable petite fille. Tu peux, si tu le juges convenable, déposer sans crainte ton domino et éclaircir enfin cette énigmatique aventure, la plus troublante de celles que j’ai vécues… »
Sa lettre était pleine de gentillesse, malheureusement celle qu’il reçut par la suite était teintée d’une pénible moquerie. On lui demandait de faire photographier son « crâne paternel ». Blessé, il répondit une dernière fois : « Je regrette infiniment qu’après onze ans, tu juges encore utile de jouer à cache-cache avec moi. Se démasquer après si longtemps eût été un jeu charmant et mis une bonne fin à l'aventure du Mardi gras 1874. Mais une correspondance anonyme après si longtemps manque de charme. Ta première lettre m’a fait plaisir, la dernière m’a vexé, ta méfiance irrite celui qui ne la mérite pas. Adieu, et mille excuses… »
Cette fois, c’était bien fini. Le jeu du Domino Jaune avait pris fin. Il n’en resterait plus dans les papiers d’un monsieur vieillissant qu’un petit paquet de lettres pieusement conservées et auxquelles parfois il donnait un regard… et un regret !
« Sissi » et Katharina Schratt
Par un bel après-midi de l’été 1884, un équipage, dont la discrétion n’excluait pas une irréprochable élégance, s’arrêta dans le jardin d’une villa au jardin fleuri descendant jusqu’aux eaux bleues du lac de Saint-Wolfgang, dans le Tyrol autrichien. Une femme grande et mince, abritant sous une voilette et un chapeau à larges bords une beauté toujours éclatante, en descendit, faisant signe à une autre femme qui s’y tenait avec elle de demeurer.
Un instant plus tard, l’occupante de la villa, célèbre et charmante comédienne viennoise nommée Katharina Schratt, vit pénétrer dans son salon la dame de la voiture, dont la vue la suffoqua tellement qu’elle dut faire appel à toute sa présence d’esprit pour ne pas oublier sa révérence.
— Madame ! balbutia-t-elle. Je ne sais comment… Que Votre Majesté me pardonne, mais la voir apparaître tout à coup ici, chez moi…
— Comme un personnage de théâtre, n’est-ce pas ? Ne vous troublez pas, Madame Schratt ! Que ma visite vous surprenne n’a rien de très étonnant et je vous demande bien pardon de la faire impromptu, sans vous l’avoir annoncée. Mais je tenais à ce qu’il en soit ainsi. Maintenant, voulez-vous oublier un instant que je suis l’impératrice et m’accorder quelques instants où nous pourrons parler seulement en femmes ?
— Votre Majesté me rend confuse, murmura l’actrice qui, effectivement, avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. J’espère seulement qu’elle a besoin de moi et je la supplie de me dire ce que je peux pour son service ?
— Eh bien, d’abord vous asseoir ici, près de moi. Ensuite, je vous le répète, ne pas vous troubler, car c’est de l’empereur que je suis venue vous parler. Il a pour vous une grande amitié… de l’affection même, je crois ?
— Madame ! murmura Katharina au supplice, je ne sais ce que l’on a pu dire…
— Au sujet de cette amitié ? Des sottises, bien sûr, mais il se trouve que je sais la vérité. Soyez donc sans crainte aucune !
Elle tenait, en effet, en assez peu de chose, cette vérité. Quelques mois plus tôt, en novembre 1883, l’empereur François-Joseph, qui assistait, au Burgtheater de Vienne, à une représentation d’un drame intitulé Les Mains de fée, avait remarqué Katharina Schratt, nouvelle venue au théâtre et qui interprétait dans la pièce le rôle d’Hélène. C’était une jolie femme de trente-quatre ans, fraîche, gaie, aimable, fort bien élevée et très cultivée, avec de grands yeux clairs et un teint de pêche sous une masse de cheveux châtain doré.
L’empereur, habituellement taciturne et froid, tint à féliciter l’artiste pour son talent, et il le fit avec une amabilité qui laissa pantois le prince de Montenuovo, l’austère, rigide et insupportable maître de cérémonies de la cour pour qui le respect de l’étiquette était une espèce de vocation.
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