— Je te servirai une rente grâce à laquelle tu pourras vivre convenablement et en toute indépendance, ajouta-t-il.
Médusée devant un tel traitement, Alix fit une crise de larmes, puis se soumit. Elle accepta même d’écrire à la jeune Victoria une lettre de bienvenue, mais ce fut très tristement qu’elle suivit son frère à Cobourg où devait avoir lieu le mariage. Il fallait que son destin à elle changeât par la même occasion, car elle n’accepterait jamais de ne plus occuper que la seconde place en Hesse.
Or, à Cobourg se réunissait à cette occasion la majorité des princes d’Europe. La reine Victoria elle-même faisait le voyage pour assister au mariage de son petit-fils et ce fut à elle qu’Alix s’adressa. Puisqu’elle était si brillamment intervenue dans le destin de son frère, pourquoi ne s’occupait-elle pas du sien, à elle, sa petite-fille, qu’elle avait en partie élevée ?
— Je ne demande pas mieux, dit la Reine, mais tu n’as pas voulu épouser Clarence. Qui souhaites-tu donc épouser ?
— Je ne sais pas. Mais je veux quelqu’un de grand, quelqu’un qui me donne la place à laquelle ma naissance me permet de prétendre…
Victoria haussa les épaules :
— Ne sais-tu pas ce que tout le monde proclame ici parce que cela crève les yeux ? Que le tsarévitch est follement amoureux de toi ? Toi seule n’as pas l’air de t’en apercevoir !
— Je vous assure que si, Granny, mais puisque Nicolas me souhaite pour épouse, il est bien le seul chez lui. Ses parents ne veulent pas de moi.
— Ils pourraient changer d’avis. Laisse-moi faire. Rien ne me serait plus agréable (à moi et à l’Angleterre, bien entendu) que tu deviennes un jour impératrice de toutes les Russies !
La splendeur du titre fit rougir Alix. Que pourrait-elle en effet souhaiter de plus haut, de plus grand ? Il n’y aurait au monde personne de plus élevé qu’elle… tout au moins quand le tsar Alexandre aurait quitté ce monde, car jusque-là, il lui faudrait se contenter du second rang, derrière cette Marie Fédorovna qu’elle détestait d’instinct. Un autre argument lui vint tout naturellement aux lèvres :
— Il me faudrait pour cela changer de religion. Je ne veux pas être apostate, je ne veux pas me damner pour une couronne, fut-elle impériale.
— Quelle sottise ! Si tu veux que je te marie, laisse-moi faire, sinon retourne à Darmstadt et apprête-toi à mener l’amère existence d’une vieille fille.
Rien ne résistait à Victoria quand elle le voulait et, le 5 avril 1894, Nicolas écrivait dans son cher journal :
« J’ai trouvé Alix encore embellie depuis que je ne l’avais vue, mais elle avait l’air triste. Nous sommes restés seuls ensemble tous les deux, et enfin a pu avoir lieu la conversation que je désirais et redoutais à la fois. Nous avons parlé jusqu’à midi, mais sans résultat, puisqu’elle ne pouvait se décider à accepter de changer de religion. La pauvre petite a beaucoup pleuré, mais s’est un peu calmée avant que nous nous quittions… »
Trois jours plus tard, c’était le triomphe. Alix avait bien voulu se laisser convaincre.
« Une magnifique et inoubliable journée, celle de mes fiançailles avec ma bien-aimée et incomparable Alix… »
L’événement fit l’effet d’un coup de tonnerre et du coup, le mariage d’Ernest-Louis en l’honneur duquel tout ce monde s’était rassemblé passa au second plan. Alix, fort adulée, acquit un gros prestige, non seulement à ses propres yeux (ce qui n’était pas difficile car elle s’était toujours attribué une grande valeur), mais aux yeux de l’Europe entière.
La reine Victoria était naturellement enchantée, mais dans la famille impériale russe, les opinions étaient fortement divisées. Ainsi, l’impératrice déclarait-elle avec une entière franchise qu’elle n’était pas satisfaite de ce mariage. Hormis la sœur d’Alix, les grandes-duchesses n’éprouvaient aucune sympathie pour la fiancée. En outre, beaucoup redoutaient que sa venue en Russie amenât une désagréable ingérence anglaise dans les affaires de l’État, d’autant plus regrettable que – c’était encore un secret, sauf pour l’immédiat – santé d’Alexandre III donnait de très graves inquiétudes.
Or, si l’Empereur mourait avant le mariage de l’héritier du trône ou immédiatement après, la princesse ne passerait par aucune étape intermédiaire avant de devenir impératrice et n’aurait pas le temps de se préparer à ce rôle écrasant. En effet, Alix ne parlait, par exemple, qu’anglais et allemand mais ni le russe ni le français, les deux langues de la cour impériale.
Les deux fiancés passèrent l’été en Angleterre, auprès de Victoria. Ce fut là qu’Alix s’initia, par le truchement du père Yanischev, confesseur du tsar, à ce qui allait être sa nouvelle religion et elle finit par s’y attacher à un point qui, plus tard, friserait le fanatisme. Ce fut la aussi qu’elle se découvrit amoureuse de son fiancé.
À son tour, elle écrivit :
« J’ai rêvé que j’étais aimée, je me réveillai et je trouvai que c’était vrai. J’en ai remercié Dieu à genoux. Le véritable amour est un don que Dieu nous a fait, chaque jour plus profond, plus complet, plus pur… »
Ces quelques semaines anglaises furent une période grisante. Environnée d’hommages et de flatteries, Alix voyait affluer les cadeaux fastueux qui arrivaient pour elle de Russie : fabuleux bijoux, dentelles précieuses, fourrures plus précieuses encore. Toute sa vie, elle avait désiré ce luxe qu’elle ne pouvait s’offrir et que sa famille était bien incapable de lui procurer. Et voilà qu’il la comblait !
Elle l’acceptait comme un dû. Bientôt, car il ne faisait plus de doute à présent que le tsar déclinait rapidement, elle serait la toute-puissante impératrice, un être quasi divin dont le jugement et les idées seraient infaillibles. Aussi ne voyait-elle aucune raison de se montrer seulement aimable envers ceux qui l’approchaient, surtout quand ils étaient russes, car elle considérait son futur peuple comme attardé, quelque peu sauvage et en grande partie dépravé.
D’ailleurs, il lui fallut bientôt gagner la Russie. La santé d’Alexandre III exigeait que l’on hâtât les choses, et le 5 octobre, accompagnée d’une seule dame d’honneur, Alix de Hesse quittait son pays pour rejoindre à Livadia, en Crimée, celui qui allait prochainement devenir son époux et qu’elle connaissait encore si mal.
Il était temps qu’elle arrivât : une semaine plus tard, le 20 octobre, l’empereur mourait. Le fiancé, devenu le tsar Nicolas II, écrivait :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quelle journée ! Le Seigneur a rappelé à lui notre père bien-aimé, adoré ! La tête me tourne sans arrêt… »
Le lendemain, la fiancée impériale recevait pour la première fois la communion selon le rite orthodoxe. Elle cessa du même coup de porter le nom qui avait été le sien jusqu’alors : Alix de Hesse était morte. Seule subsistait Alexandra Fédorovna.
Puis ce fut le retour, avec le corps du défunt tsar, vers Saint-Pétersbourg et l’église Saints-Pierre-et-Paul, tombeau des empereurs. Le 2 novembre, le mariage du nouveau tsar était célébré en grande pompe, mais parmi la foule dévote et superstitieuse qui se pressait sur la route du cortège, plus d’un se signa en voyant paraître la fiancée, idéalement belle sans doute, mais qui semblait ne pas savoir sourire. On murmurait :
« Elle est venue ici derrière un cercueil. Elle ne nous portera pas bonheur… »
Le jour du couronnement à Moscou allait renforcer cette impression pessimiste : une tribune s’effondra sous le poids de la foule, tuant un millier de personnes.
Cela eut lieu le 14 mai 1896. Mais déjà l’empereur s’était fermé le cœur d’une partie de ses sujets et l’impératrice, en se retranchant du monde avec lui autant qu’elle le pouvait, s’était aliéné la plus grande partie de la noblesse russe…
Un paysan venu de Tobolsk
Dans les années qui suivirent son mariage, les choses ne s’arrangèrent pas pour Alexandra Fedorovna. Elle possédait des idées très arrêtées sur les formes de gouvernement qui convenaient à la Russie et rejetait la pensée même de toute réforme pouvant conduire le pays à ce qui aurait pu être l’ombre d’une monarchie constitutionnelle. Elle était fermement convaincue qu’il fallait maintenir l’autocratie et partait en guerre dès qu’il était question de diminuer certains des privilèges impériaux. Malheureusement, ses affirmations trouvaient en Nicolas II un écho des plus complaisants.
S’enfermant avec son époux dans un cercle étroit, elle avait soulevé l’hostilité de toute la famille impériale, jusques et y compris sa propre sœur et le mari de celle-ci, le grand-duc Serge qui cependant avaient été ses meilleurs soutiens lors du mariage.
Des enfants étaient venus renforcer le petit cercle si étroit où se complaisait l’impératrice. Quatre filles étaient nées d’abord, quatre filles dont les naissances avaient été, chaque fois, saluées par des crises de larmes et de désespoir car elles n’étaient justement que des filles, et Alexandra souhaitait éperdument donner un fils à son époux et à la Russie.
Elles étaient cependant toutes charmantes, toutes jolies, les petites grandes-duchesses : Olga, Tatiana, Maria et Anastasia, et leur mère, malgré les déceptions successives qu’elles avaient représentées, les aima sincèrement. Mais quand, le 12 août 1904, naquit à Peterhof le petit garçon qui devenait le tsarévitch Alexis, plus rien n’exista au monde aux yeux de sa mère éperdue, plus rien que lui. Cet amour, presque excessif, allait amener à la cour et jusque dans l’intimité du tsar, là où n’entraient plus que quelques rares privilégiés, l’un des êtres les plus étranges et les plus controversés de toute l’Histoire des hommes.
Tout commença un soir de l’hiver 1911, à Saint-Pétersbourg, dans le grand palais où régnait, depuis trois jours, ce silence particulier annonciateur des grandes catastrophes. Car, depuis trois jours et trois nuits, l’impératrice, abîmée dans une prière qui ne finissait pas demeurait agenouillée au chevet de son fils.
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