Hélas, jugeant sans doute qu’il n’avait plus de gants à prendre avec une femme qui n’était plus rien, le chancelier refusa purement et simplement de la recevoir, alléguant qu’il avait beaucoup trop à faire pour le service de son nouvel empereur.
Écœurée par ce nouveau coup, l’impératrice refusa d’assister aux funérailles de son époux, dont elle jugeait l’apparat aussi hypocrite qu’injurieux pour elle puisqu’elle devait voir sa belle-fille y prendre le pas. Dans sa demeure elle fit célébrer un service spécial et rendit ainsi, à sa manière, hommage à celui qu’elle avait aimé par-dessus tout.
D’ailleurs, Bismarck et son élève mettaient une sorte d’acharnement à tenir le trop court règne Frédéric III comme nul et non avenu, alléguant que la santé détruite du souverain ne lui avait permis de recevoir ni la couronne royale de Prusse ni la couronne impériale, ce qui eût nécessité un voyage à Aix-la-Chapelle. Et sa veuve d’écrire amèrement à sa mère :
« Guillaume II succède à Guillaume Ier en adoptant les mêmes systèmes, les mêmes buts, les mêmes traditions… »
Elle ne savait pas encore que Bismarck n’en avait plus pour longtemps à gouverner l’Allemagne et que les liens étroits tissés entre lui et le cher Willy commençaient à peser singulièrement à celui-ci.
À peine deux ans plus tard, Guillaume II remerciait Bismarck, après l’avoir créé duc de Lauenbourg, et l’autorisait gracieusement à faire valoir ses droits à une retraite « bien gagnée » mais que l’intéressé jugea nettement prématurée.
Il eut l’audace de venir s’en plaindre à Vicky… et reçut, bien sûr, l’accueil que l’on peut imaginer…
Celle-ci, par malheur, ne survécut pas de longues années à son cher époux. Le 24 juillet 1901, au château de Friedrichshof, elle s’éteignait à son tour, elle aussi victime d’un cancer. Elle avait soixante et un ans.
Longtemps après la mort de Frédéric III, la controverse des médecins à son sujet devait se poursuivre sans jamais être tranchée. Mais une chose est certaine : ce cancer du larynx devait peser d’un poids mortel sur l’avenir de l’Europe, car eût-il régné assez longtemps, jamais la guerre de 1914-1918 n’aurait eu lieu. Frédéric III, esprit éclairé et pacifiste, souhaitait voir une paix durable s’instaurer entre l’Allemagne et la France. Hélas, il n’avait pu régner qu’un printemps et son successeur, l’homme des bruits de bottes et des parades guerrières, allait instaurer en Allemagne l’habitude des proclamations à grand tapage… avant de s’en aller finir ses jours obscurément, au fond d’un village de Hollande, en coupant du bois pour charnier ses loisirs.
Malheureusement, l’Allemagne n’en avait pas fini avec les parades à grand spectacle et les proclamations tonitruantes…
LA DERNIÈRE TSARINE
Un mariage inespéré
Le 21 décembre 1891, un petit jeune homme de vingt-trois ans, héritier du gigantesque empire russe, écrivait dans le journal intime qu’il tenait déjà depuis de longues années.
« Mon rêve est d’épouser Alix de Hesse. Il y a longtemps que je l’aime, mais avec plus de ferveur et plus profondément depuis l’année 1889, pendant laquelle elle a passé six mois à Pétersbourg. J’ai lutté en vain contre mes sentiments et j’ai cherché à me persuader que c’était une chose impossible, mais depuis qu’Eddy{5} a renoncé à l’idée de l’épouser, ou a été refusé par elle, il me semble que le seul obstacle entre nous est la question religieuse. Il n’en existe pas d’autre, parce que je suis convaincu qu’elle partage mes sentiments. Tout est dans la main de Dieu et, plein de confiance en sa miséricorde, j’attends l’avenir avec calme et humilité… »
Or, en dépit de ce qu’écrivait le jeune tsarévitch Nicolas, l’objet de cette grande passion ne s’en doutait absolument pas et l’idée de devenir un jour impératrice de toutes les Russies ne l’avait jamais effleurée.
Âgée alors de dix-neuf ans, Alix-Victoria-Hélène-Louise-Béatrice de Hesse-Darmstadt, bien qu’elle fût l’une des petites-filles de la reine Victoria d’Angleterre, n’était qu’une petite princesse allemande qui semblait dépourvue d’ambition et que son caractère, assez indéchiffrable ne prédisposait guère à passer sa vie sous les feux impitoyables dont s’illumine en général un trône impérial.
Orpheline à six ans, elle avait été élevée en partie en Angleterre auprès de sa grand-mère, qui ne brillait pas par les débordements de tendresse, en partie à Darmstadt par des sœurs beaucoup plus âgées qu’elle (tout au moins jusqu’à leur mariage) et par un père assez lointain.
Timide et d’une susceptibilité quasi maladive, elle s’entendait difficilement avec son entourage, souffrant, jusqu’au mariage de ses sœurs, de sa position effacée de troisième fille : dotée d’un orgueil d’autant plus puissant qu’il était dissimulé, elle ne pouvait supporter qu’une autre femme, quel que soit son rang, eût le pas sur elle.
Le mariage de ses sœurs, dont l’une épousa le prince Louis de Battenberg et l’autre le grand-duc Serge de Russie, lui apporta cet isolement du premier rang qu’elle souhaitait car, demeurée seule auprès de son père, ce fut à elle qu’incombèrent les devoirs de maîtresse de maison. Être la première à Darmstadt lui suffisait amplement…
Aussi quand, dans le courant de l’année 1892, son père l’emmena en Russie pour y visiter sa sœur Élisabeth, Alix ne fit-elle aucun effort pour se montrer aimable, même envers le jeune Nicolas qui, transporté de bonheur en la revoyant si vite, lui adressait des regards visiblement énamourés : il n’occupait que le second rang.
Au-dessus de lui, il y avait son père, Alexandre III, géant couronné et empereur d’une dimension telle qu’il n’était pas difficile d’imaginer que le jeune Nicolas, beaucoup plus frêle, n’arriverait jamais à sa hauteur. Il y avait aussi l’impératrice, Maria Fédorovna, née princesse Dagmar de Danemark, qui, de toute évidence, ne souhaitait aucunement que son fils s’amourachât de la belle Allemande et Alix n’aimait pas qu’on la dédaignât.
Car elle était véritablement très belle : grande, blonde avec de magnifiques yeux bleus toujours un peu brumeux, une haute taille mince et souple, une extrême majesté naturelle et un charme étrange-tout au moins quand elle voulait bien s’en donner la peine, ce qui était rarissime.
Son attitude fut telle, durant ce malheureux séjour à Pétersbourg, que la haute société la déclara gauche, désagréable, impolie et, crime impardonnable, abominablement fagotée. Aussi quand, le père et la fille repartis, Nicolas osa dévoiler ses sentiments aux siens fut-il assez fraîchement reçu par sa mère.
— Nous ne souhaitons pas, ton père et moi, que tu épouses une princesse allemande. Outre que le caractère d’Alix ne te conviendrait en aucune façon – à qui d’ailleurs pourrait-il convenir ? –, nous préférerions un rapprochement avec la France. La fille du comte de Paris, Hélène, nous conviendrait parfaitement, dit Maria Fédorovna.
Peu combatif et volontiers dissimulé, Nicolas ne poussa pas plus loin sa tentative.
« Au cours de ma conversation avec Maman ce matin, note-t-il dans son journal, il a été fait allusion à Hélène la fille du comte de Paris, ce qui m’a mis dans un étrange état d’esprit. Deux chemins s’ouvrent à moi ; je désire aller dans une direction, tandis qu’il est évident que Maman souhaite me voir choisir l’autre. Qu’arrivera-t-il ? »
On le voit, aucune énergie n’habitait ce jeune homme qui déjà s’apprêtait à régner sur un empire immense. Il comptait sur la Providence pour s’en mêler ; en attendant, bien qu’il fût si ardemment épris d’Alix, il alla se faire consoler par la belle danseuse Mathilde Kchessinska, qui était sa maîtresse depuis quatre ans déjà et avait sur lui une très grande influence.
Or, justement, la Providence allait s’occuper de lui. À Darmstadt, le grand-duc Louis, père d’Alix, mourut peu après son retour de Russie. Son fils, Ernest-Louis, monta sur le trône et, tout d’abord, ne changea rien aux habitudes établies. Étant encore célibataire, il ne voyait que des avantages à ce que sa jeune sœur, qu’il aimait beaucoup d’ailleurs, continuât auprès de lui le rôle qu’elle avait tenu auprès de leur père.
Heureuse, Alix se réjouissait de demeurer la première dame de Hesse et pensait qu’un tel état de choses durerait. Aucune femme, selon elle, ne serait jamais capable d’occuper, comme elle le faisait elle-même, une place qui avait été celle de leur mère.
Mais dans le courant de l’été 1893 Ernest-Louis fit un voyage en Angleterre. À Balmoral, où l’avait invité sa grand-mère, la reine Victoria, il rencontra une jeune fille qui fit sur lui une très profonde impression : Victoria de Saxe-Cobourg, duchesse d’Edimbourg.
Comme c’était un garçon incapable de dissimuler ses sentiments, il s’en ouvrit à la reine qui les approuva hautement, et comme Victoria n’aimait rien tant que faire des mariages, elle s’occupa activement de celui-là. En d’autres termes, et sans même songer à lui demander son avis sur la question, elle fit savoir à la jeune Victoria qu’elle devait se préparer à épouser dans les délais convenables le grand-duc de Hesse. Fou de joie, celui-ci se hâta de câbler la grande nouvelle à sa sœur. Il espérait qu’en serait heureuse…
Hélas, au reçu du télégramme, Alix piqua la première des effrayantes crises de nerfs dont elle allait, par la suite, user avec quelque succès auprès d’un époux trop facilement impressionnable. Et quand Ernest-Louis rentra à Darmstadt, ce fut pour affronter une véritable furie déchaînée.
Mais il n’était pas de la même trempe que Nicolas et, laissant passer la vague de colère, il attendit une accalmie pour déclarer, le plus calmement du monde, à sa sœur qu’il entendait se marier que cela lui plût ou non, qu’il entendait également qu’elle se montrât aimable envers sa future belle-sœur et que, si elle ne se sentait pas capable de ce léger effort, il ne l’empêcherait nullement de quitter Darmstadt et d’aller résider, avec une dame d’honneur, dans l’un des châteaux du grand-duché.
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