D’autres aussi attendaient : les Berlinois, qui s’étaient massés là par milliers pour recevoir, eux aussi, un prince chef au cœur du peuple. Toutes les cloches de la ville s’étaient mises à sonner quand le train était entré en gare et, autour du long tapis rouge, la garde formait une haie étincelante et rigide.
Soudain, une immense acclamation emplit l’air. L’empereur venait d’apparaître et c’était bien l’empereur, pas un malade couché sur un brancard. Debout, en uniforme (un uniforme dont le haut col cachait habilement l’affreuse canule respiratoire), casque en tête, la main appuyée à la garde de son sabre, Frédéric III reçut en même temps ce tonnerre de joie qui montait vers lui et le regard stupéfait de son fils…
L’effort qu’avait fourni l’empereur en se montrant sous les armes à son peuple fut héroïque mais épuisant. En arrivant au palais de Charlottenburg, il dut s’aliter. Comme son épouse lui reprochait ce qu’elle considérait comme une grave imprudence, il répondit avec un sourire qui reflétait encore la joie éprouvée en sentant monter vers lui cette grande vague d’amour de son peuple :
— Le bonheur, c’est un bon médecin, Vicky ! Je vais faire de mon mieux pour durer… autant que je le pourrai. Avec une vie sage et bien organisée, ce doit être possible.
— Une vie sage ? Avec le travail écrasant qui est celui d’un souverain ? Si seulement vous me permettiez de vous en décharger quelque peu !
— Je ne veux pas vous exposer à lutter contre Bismarck. Vous avez toujours été hostiles l’un à l’autre et il faut que les inimitiés s’apaisent. Le travail se fera, soyez tranquille.
Et en effet, ce moribond se mit au travail avec une héroïque énergie. Dès son accession au trône, il publiait trois rescrits : dans le premier, il se déclarait fidèle au principe d’une monarchie « constitutionnelle et pacifique » ; dans le second, il exposait son programme de gouvernement en insistant sur la tolérance religieuse et l’adoucissement des inégalités sociales ; dans le troisième, enfin, il rendait hommage, très diplomatiquement, à l’action du prince de Bismarck, mais faisait appel à la solidarité de tous les peuples allemands pour l’aider à mener à bien la tâche écrasante qui lui incombait…
Malheureusement, de ces trois rescrits, ledit Bismarck n’accepta et n’appliqua que le troisième, car à peine le mal eut-il imposé une rechute au malheureux Frédéric, laissant momentanément les mains libres au chancelier, qu’il réprimait durement les activités socialistes et faisait sentir le fouet à l’Alsace-Lorraine.
Néanmoins, l’empereur luttait contre le cancer et la mort avec un courage qui forçait l’admiration. Le larynx détruit, il n’en recevait pas moins les rois qui étaient accourus de toutes les cours d’Europe pour les funérailles du vieux Guillaume et il avait fallu toute l’énergie de l’impératrice, jointe à celle de Sir Morell Mackenzie, pour l’empêcher d’assister à l’interminable service funèbre par une température sibérienne.
Il exigea que sa vie fût réglée comme une horloge.
Levé à huit heures, il descendait dans l’Orangerie avec Vicky à 9 heures 30, faisait une courte promenade en compagnie de sa femme et de ses médecins, puis travaillait jusqu’au déjeuner, qu’il prenait en famille. Ensuite, une sieste, avant de recevoir son chancelier et le prince héritier et de s’occuper des affaires de l’État jusqu’à huit heures du soir, heure du dîner. Il se couchait à dix heures.
Malheureusement, autour de ce malade héroïque, les médecins menaient une épuisante lutte d’influence, les Allemands s’opposant naturellement à l’Anglais en une bataille proprement insensée. Mackenzie, opposé à l’ablation du larynx qui ne pouvait, selon lui, que hâter l’inéluctable fin, devait faire face à la coalition de ses confrères, qui employaient, pour l’abattre, tous les moyens possibles. On alla même jusqu’à prétendre qu’il ne s’appelait pas Mackenzie mais Marckovicz, et qu’il était « un juif polonais ». Affirmation fantaisiste et purement gratuite, mais dont le célèbre praticien et fidèle sujet de la reine Victoria pensa mourir de saisissement.
L’aimable Willy, le prince héritier, appuyait d’ailleurs la cabale, et quand, excédée, l’impératrice congédia l’un des calomniateurs, le futur seigneur de la guerre accorda une longue audience à celui-ci, et l’assura gracieusement de toute sa considération personnelle.
En même temps, son allié, Bismarck, osait battre carrément en brèche l’autorité du souverain, et cela pour des motifs un peu trop personnels. C’est ainsi que son beau-frère, le ministre de l’Intérieur von Puttkammer, ayant été renvoyé par l’empereur sur une grave accusation de corruption, le chancelier donna en l’honneur du disgracié un grand dîner qui fit un énorme tapage, dîner auquel assista Willy et fut la cause d’une amère explication entre Bismarck et l’impératrice. À son habitude, celui-ci fut cassant, à peine courtois, car il savait bien que ce qu’il considérait comme sa victoire personnelle était proche et il ne voyait pas pourquoi il lui fallait conserver envers Victoria les formes extérieures, tout de même obligatoires, du respect. Elle avait toujours été son ennemie et il éprouvait un malin plaisir à lui faire sentir que son pouvoir ne serait pas durable.
Car hélas, la maladie, un instant arrêtée, recommençait ses ravages et faisait de rapides progrès. Le 12 avril Frédéric III eut des quintes de toux. Il fallut changer la canule qui s’enfonçait dans la gorge, et adapter un nouveau modèle permettant une meilleure respiration. Mais le malade s’affaiblissait de jour en jour.
Il trouva tout de même la force, durant une brève accalmie, d’assister, le 24 mai, au mariage de son second fils, Henri, qui épousait à Berlin la princesse Irène, fille du grand-duc Louis de Hesse. Mais cet effort marqua le début de la fin et dès le lendemain, on crut l’empereur à l’agonie.
L’agonie ? Pas encore ! Cinq jours plus tard, Frédéric se relevait, et dans sa voiture, habillé et casqué, il passait en revue les trois régiments de sa garde qui, électrisés par ce courage surhumain, l’acclamaient. Bien plus, deux jours après, il se rendait en personne sur la tombe de son père…
Terrifiée par ce qu’elle considérait comme de folles imprudences, Vicky le supplia de quitter Berlin et de s’installer au moins au palais d’été de Potsdam. Frédéric y consentit, et il se fit transporter par eau dans la belle demeure qu’avait affectionnée le Grand Frédéric, son ancêtre. Le bateau qui l’emmena, l’Alexandra, traça son chemin liquide sous un véritable déluge de fleurs dispersées par les milliers de Berlinois massés sur les rives du fleuve. Encore un triomphe, ce court voyage, mais hélas, le dernier, encore que le plus touchant peut-être. Jamais plus Frédéric III ne connaîtrait cet accueil populaire qui savait si bien trouver le chemin de son cœur.
Le 7 juin, les médecins constatèrent que la trachée artère s’était ouverte spontanément, et le 10, Sir Morell Mackenzie, découragé, se résigna à avouer à son auguste malade :
— Je regrette d’avoir à constater, Sire, que Votre Majesté ne fait aucun progrès.
— Croyez, mon cher docteur, que j’en suis peiné, répondit le mourant par écrit (il y avait des semaines qu’il ne s’exprimait plus autrement). J’aurais beaucoup aimé vous faire plaisir.
Le 11, néanmoins, il se trouva pris d’une espèce de fièvre de travail, comme son père au moment de mourir avait été pris d’une fièvre de paroles. Il écrivit presque toute la journée, sachant bien que le temps lui était désormais chichement compté. Le 12, on ne put le nourrir qu’artificiellement. Et pourtant, il réussit encore à recevoir le roi de Suède. Mais cette fois, c’était bien la fin. L’agonie commençait. Elle dura trois jours.
Le 15 juin, enfin, à onze heures du matin, s’achevait ce long martyre, et ce règne d’un homme de bonne volonté qui n’avait duré que quatre-vingt-dix-huit jours exactement.
L’impératrice s’abîma alors dans une douleur profonde. Elle perdait le seul homme qu’elle eût jamais aimé, le cher compagnon de toute une existence, et ne devait pas s’en remettre.
Mais tout le monde n’éprouvait pas le même chagrin loin de là. À peine Frédéric III eut-il exhalé le dernier soupir, que le nouvel empereur, Guillaume II, faisait littéralement investir le palais de Potsdam par des troupes qui avaient ordre d’en contrôler sévèrement les entrées et les sorties.
Ce comportement inqualifiable de la part d’un fils visait à permettre au nouveau souverain de s’emparer de tous les papiers personnels de son père. C’était une insulte publique et gratuite à l’égard d’une femme douloureuse qui était sa mère. Le gentil Willy jetait son dernier masque, sans se douter qu’il appelait sur sa race une étrange malédiction.
Il se déshonora pour rien. Connaissant bien son fils, Frédéric avait pris ses précautions, et peu de temps avant sa mort, il avait rassemblé tous ses papiers dans un portefeuille de maroquin et les avait confiés à un ami, le colonel Swann qui avait quitté l’Allemagne immédiatement pour regagner Londres. Et ce fut entre les mains de la reine Victoria que furent déposés les papiers personnels de l’empereur d’Allemagne, ainsi que son testament.
En effet, une profonde estime et une véritable affection avaient uni la vieille souveraine à son premier gendre. Durant les dernières semaines qui avaient précédé sa mort, Victoria avait fait en personne le voyage de Potsdam pour lui rendre visite. Cette imposante présence avait alors incité Bismarck et son élève à plus de retenue, tout en permettant à Frédéric de prendre les dispositions qu’il avait eu le temps d’exécuter.
Mais naturellement, l’investissement de son palais par les soldats de son fils blessa profondément l’impératrice-veuve. Indignée, elle quitta aussitôt une demeure qu’elle considérait comme souillée, et avant de se retirer au château de Friedrichshof, se fit conduire chez Bismarck afin de lui faire connaître son sentiment sur une conduite aussi offensante.
"Tragédies impériales" отзывы
Отзывы читателей о книге "Tragédies impériales". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Tragédies impériales" друзьям в соцсетях.