La voix cassée, haletante, semblait tirer du néant le souffle tenace qui l’habitait encore. Auprès du lit, dans un fauteuil, l’impératrice Augusta, une très vieille femme elle aussi, regardait mourir ce compagnon de tant d’années. Souvent, la main du mourant venait se poser sur la sienne, encore qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’amour véritable, mais la pauvre souveraine, très malade elle aussi, était si faible qu’il fallait que sa fille, la grande-duchesse de Bade, soutînt son bras pour qu’il pût supporter le poids de cette main.

Le côté sinistre du tableau était complété par la grande-duchesse elle-même, vêtue de noir de la tête aux pieds car elle portait le deuil de son fils. Outre cela, un bandeau noir cachait son œil gauche, à peu près perdu.

Seule image vivante et vigoureuse parmi les ombres denses de cette chambre mortuaire, un homme attendait, mâchant sa moustache : le chancelier-prince von Bismarck ! Lui aussi était vieux, mais sa vieillesse était solide, drue, charpentée, celle du lion qui se sait toujours en pleine possession de sa puissance physique et intellectuelle. Mais le lion, cette nuit, était inquiet : si tardive qu’elle fût, cette mort venait encore trop tôt. Dans quelques instants… une heure ou deux peut-être mais guère plus, un autre serait empereur, un autre que, cependant, il avait bien espéré voir mourir avant le vieux souverain : le prince héritier Frédéric-Guillaume, qu’en dépit de son courage et de sa valeur militaire, le chancelier de fer haïssait de toutes ses forces pour son libéralisme et sa trop grande générosité, pour les idées « modernes » que lui avait insufflées sa femme, Vicky, l’Anglaise.

Ce n’était pas là l’empereur qu’il fallait à Bismarck, l’homme pour qui le seul mot « libéralisme » était une insulte, l’homme sans pitié, sans faiblesse, qui ne connaissait que la force, la poigne de fer parfaitement dépourvue de tout gant de velours. Quant au mot de « liberté », le chancelier n’avait jamais dû en comprendre, même un peu, la signification. C’était pour lui une maladie honteuse…

Jusqu’à cette minute, il avait espéré – Dieu des batailles, comme il l’avait souhaité ! – que le nouvel empereur ne serait pas Frédéric III, mais bien Guillaume II, car le Kronprinz Guillaume, dit Willy, était son élève à lui, et Bismarck refusait de s’apercevoir que le jeune prince était déjà un mégalomane obstiné et le plus arrogant traîneur de sabre que l’Allemagne eût jamais produit.

Mais il était écrit que Frédéric régnerait. Quand se leva l’aube du 9 mars, la voix obstinée se tut enfin. La grande-duchesse de Bade se releva avec peine, la vieille impératrice ramena sur ses genoux sa main engourdie et Bismarck étouffa un soupir… Il fallait en passer par où le voulait le destin et se contenter d’espérer que ce règne-là ne durerait guère…

Dans la même journée, le télégraphe alla porter la nouvelle de cette mort à bien des kilomètres de Berlin, à San Remo, sur la Riviera italienne, dans une chambre de la villa « Zirio », où le nouvel empereur, lui aussi, subissait un début d’agonie. Une autre chambre de malade : à cinquante-six ans, l’empereur Frédéric III était atteint d’un cancer du larynx et se savait perdu…

C’était un homme grand, mince et blond, avec un beau visage grave orné d’une barbe et d’une moustache qui le faisaient ressembler davantage à un archiduc autrichien qu’à un prince prussien. Malgré les ravages visibles de la maladie (le prince portait, depuis un mois, plantée dans la gorge, une canule qui lui permettait de respirer) Frédéric avait un visage paisible et calme, des yeux pleins de douceur et d’idéalisme, cet idéalisme qui déplaisait si fort à Bismarck.

Mais il avait aussi un grand courage, une véritable noblesse d’âme, sensibles même à ceux dont l’Histoire avait fait ses ennemis. Ainsi, malgré les défaites subies à Wissembourg et à Sedan, la France, dans les colonnes de ses journaux, montrait du respect pour ce prince-martyr, dont on savait qu’il n’aimait pas la guerre, qu’il était doux et courtois, qu’il avait essayé d’adoucir un peu les rigueurs du siège de Paris et qu’il était, en Allemagne, adoré des humbles.

Ce paladin d’un autre âge, égaré au milieu des bruits de bottes de l’Allemagne bismarckienne, avait trouvé une compagne à sa mesure en la personne de Victoria (dite Vicky), princesse d’Angleterre, fille de Victoria la grande et d’Albert de Saxe-Cobourg. Et ce mariage-là avait été un véritable mariage d’amour.

Vicky avait dix-huit ans quand, le 25 janvier 1858, elle avait épousé Frédéric à Londres. Elle était grande, brune et très belle, avec de très beaux yeux bleu sombre. En outre, dès l’instant de leur première rencontre, elle avait aimé profondément, ardemment, passionnément ce jeune homme qui allait devenir son époux. Amour réciproque qui allait déboucher sur une vie de couple exemplaire.

De sa mère, Vicky tenait l’intelligence, la faculté de n’aimer qu’une seule fois mais totalement, et le goût du pouvoir. Se sachant destinée à régner un jour aux côtés de Frédéric, elle s’y était préparée de longue main avec conscience et application, s’initiant autant qu’il lui était possible (et ce n’avait pas été beaucoup) à la vie politique de son nouveau pays.

Malheureusement, à Berlin, la princesse anglaise, dotée évidemment d’une fâcheuse tendance à établir des comparaisons rarement au bénéfice de la Prusse, n’était guère appréciée. Bismarck, pour sa part, avait vite flairé une ennemie dans cette grande femme racée et silencieuse qui avait si bien su captiver son époux, cultivant chez lui les idées de libéralisme et la passion de la paix qu’elle avait apportées avec elle. Et quand Frédéric était éloigné d’elle, pour les besoins de l’armée, Vicky vivait dans un isolement digne d’une reine d’Espagne, isolement dont elle se consolait d’abord en pensant à son époux, en s’occupant de ses sept enfants (moins le jeune Guillaume, qu’on avait très vite détourné d’elle) et en entretenant avec sa mère une correspondance fournie et suivie que, naturellement, son entourage considérait d’un œil méfiant, se retenant tout juste de taxer la princesse héritière d’espionnage au profit de l’Angleterre.

À mesure que le temps passait, elle eut la douleur de voir son fils aîné se détacher d’elle pour réserver au seul Bismarck son admiration juvénile et ses vœux ambitieux. Vicky fut la première à s’apercevoir que chez le jeune Willy, le cœur n’était rien d’autre qu’un viscère parmi les autres.

Ainsi, quand le mal commença de ronger son père, le futur Guillaume II n’en montra qu’une peine fort légère, voyant surtout dans l’affreuse maladie la promesse d’une accession au trône infiniment plus rapide qu’il n’avait osé l’espérer jusque-là.

Mais revenons à San Remo, où la couronne impériale venait de parvenir à sa destination sous la forme allégorique d’un simple papier bleu remis par un télégraphiste aux mains d’un aide de camp.

Cette nouvelle, Frédéric l’attendait depuis la veille, grâce à un premier télégramme qui lui avait appris que son père était au plus mal. À sa femme, qui s’inquiétait de ce qu’il allait devoir faire et craignait pour lui le retour obligatoire à Berlin en plein hiver, il s’était contenté de murmurer, de cette voix à peine audible que lui laissait le mal :

— Il y a des cas, ma chère Vicky, où le devoir d’un homme est de courir des risques. Nous quitterons San Remo dès que ma présence sera nécessaire à Berlin.

La future impératrice avait alors adressé un regard lourd d’inquiétude au médecin ordinaire de son époux. C’était un Anglais, naguère envoyé par la reine Victoria et si, par force, il avait bien fallu tolérer au chevet du malade des médecins allemands, Sir Morell Mackenzie était le seul en qui elle eût confiance car il faisait autorité en la matière.

À l’interrogation muette de la princesse, celui-ci répondit avec un sourire destiné uniquement à lui rendre courage.

— Nous prendrons toutes les précautions, Madame, afin que… l’empereur puisse effectuer tout ce long voyage sans trop en souffrir !

Ces précautions, il les prit en effet quand, le 10 mars, Frédéric III et sa suite quittèrent San Remo par le train. Le souverain voyagea couché et reçut l’interdiction formelle d’émettre le moindre son. Avec le roi d’Italie, Victor-Emmanuel II, qui l’accompagna jusqu’en Suisse, il s’entretint exclusivement à l’aide de petits papiers arrachés d’un carnet et que l’impératrice, qui ne le quittait pas, l’aidait à écrire.

À Leipzig, un nouveau voyageur monta dans le train : c’était Bismarck, venu accueillir son nouveau maître.

L’entrevue des deux hommes fut protocolaire et froide. Aucune affinité n’existait entre eux et l’empereur savait déjà que le chancelier ferait tout au monde pour contrecarrer la politique qu’il espérait avoir le temps d’instaurer. Quant au vieux lion, il supputait silencieusement, froidement, le temps de rémission que la maladie accorderait encore à son souverain. Peut-être allait-on, dès maintenant, le renvoyer à son domaine de Varzin, à ses grands arbres qu’il aimait tant mais qui jamais ne pourraient remplacer pour lui le jeu enivrant du pouvoir.

Il fut tout de suite rassuré.

— Nous vous conserverons notre confiance, lui dit Frédéric, sachant bien qu’un renvoi déclencherait une révolte dans l’armée, et j’espère que nous saurons concilier nos idées pour le plus grand bien de l’Empire.

Concilier ? Quel étrange mot pour Bismarck ! Celui-là non plus, il n’en connaissait pas le sens, du moins avec les gens qu’il entendait combattre. Il se contenta donc de saluer profondément, sans répondre, puis se retira dans son compartiment personnel.

À Berlin, dans la gare de Charlottenburg, le nouveau prince héritier attendait… anxieux lui aussi de constater de visu l’état exact de son père. Enveloppé de son dolman au col relevé, entouré de son état-major, Willy guettait la portière du wagon impérial avec une avidité dont il ne pouvait se défendre. Il s’attendait à voir surgir une civière, des brancardiers… Jamais l’Empereur ne pourrait se tenir debout avec cette tempête de neige qui tournoyait furieusement sûr la Prusse…