Et plantant là le malencontreux messager, il courut s’enfermer dans son cabinet dont la porte claqua derrière lui…

Or, ce cri de douleur vraie réussit à toucher le roi. Il consentit tout de même à réunir une commission chargée d’étudier les quartiers de noblesse des Radziwill afin de voir s’il n’était véritablement pas possible de conclure tout de même ce mariage. Bien entendu, le président en fut l’indispensable von Schilden…

Pendant des jours, et des jours on agita des parchemins, on remua des tonnes d’archives et de poussière, mais, en vérité, sans y mettre de véritable bonne volonté. Cependant tout ce grand remue-ménage n’était pas nécessaire car la généalogie de ces princes qui avaient donné une reine à la Pologne était des plus hautes. Il n’y aurait même pas eu le moindre problème, sans l’entêtement bien connu de Frédéric-Guillaume et la peur qu’avaient les gens de la commission de lui déplaire.

Pendant ce temps, Guillaume, lui, revivait. Chaque jour, il rencontrait Elisa, chez elle ou au palais. Ils se promenaient souvent à cheval ensemble et, sur leur passage, les bons Berlinois souriaient avec complaisance. Pour les deux amoureux, aucune autre issue que le bonheur n’était possible. Ils avaient pleine confiance dans les conclusions de la commission. Mais peut-être en étaient-ils trop sûrs…

Un soir, après un concert au palais de Potsdam, toute la cour put s’apercevoir que Mlle Radziwill laissait tomber une bague, et que le prince se précipitait pour ramasser le bijou et le porter passionnément à ses lèvres. Mais quand il voulut le rendre à Élisa, elle secoua la tête doucement :

— Gardez-la ! Quand vous aurez lu ce qui est écrit à l’intérieur, vous comprendrez qu’elle est pour vous.

À l’intérieur, en effet, deux mots : « Fidélité Éternelle ». Guillaume en pleura de bonheur, mais l’incident déplut profondément au roi. La commission fut invitée à déposer ses conclusions… qui bien entendu furent négatives, et le pauvre prince se retrouva devant son père qui, sans ménagements, lui annonça que son régiment partait le lendemain pour Düsseldorf et qu’il lui fallait se préparer à l’accompagner.

— Vous avez ordonné des manœuvres, Sire ? demanda le jeune homme, déjà inquiet.

— Non, il s’agit de renforcer la garnison qui est insuffisante. Séjour d’une durée… indéterminée !

Frédéric-Guillaume détourna la tête pour ne pas regarder son fils qui venait de pâlir. Il s’en voulait brusquement de ce rôle qu’avait assumé, mais il n’était plus possible de reculer.

— La commission a conclu… à la négative ! ajouta-t-il. Il n’a rien à faire ! Je sais que je te demande beaucoup, Guillaume, mais tu es un homme, que diable ! Je pense que tu sauras te comporter comme tel.

Mais Guillaume n’entendait plus rien, ne voyait plus rien. Comme un automate, il salua militairement, claqua des talons et, sans un mot, quitta le cabinet paternel, le cœur en lambeaux. Le lendemain, il partait pour Düsseldorf.

L’exil y dura trois ans. Trois ans de regrets, de désespoir et de lettres dont on imagine mal l'intensité passionnelle. D’autres lettres partaient aussi, vers le roi, vers sa famille dans l’espoir que quelqu’un, enfin, prendrait en pitié son supplice et le ferait cesser.

Cette souffrance qui ne voulait pas s’éteindre vint tout de même à bout des préventions de la famille. On le rappela enfin, mais quand il revint à Berlin, la consternation des siens lui prouva qu’il avait beaucoup changé. Était-ce bien le joyeux Guillaume, ce long garçon sinistre, maigre, et visiblement désespéré ? Son frère aîné tenta de le raisonner, son cousin Fritz le sermonna, son oncle, Georges de Mecklembourg, essaya de faire appel à la raison d’État. Seule, sa tante Marianne, dans les bras de laquelle il sanglota interminablement avant de s’évanouir d’épuisement, comprit que c’était grave. Elle avertit sa nièce, la grande-duchesse. Celle-ci, inquiète, finit par trouver une solution. Fallait-il qu’ÉIisa fût princesse royale pour assurer le bonheur de Guillaume ? Il n’y avait qu’à la faire adopter par le tsar !…

Cette idée plongea le pauvre amoureux dans un délire de joie. Comment n’y avait-on pas songé plus tôt ? Interrogé, le roi admit que, dans de telles conditions, le mariage pourrait en effet être possible et l’espoir revint dans le cœur de Guillaume et dans celui d’Élisa que, fidèle à sa parole, il n’avait pas revue depuis trois ans.

Hélas, le tsar, d’abord consentant, se rétracta. Il y avait des impossibilités religieuses, car Élisa, pour devenir grande-duchesse, devrait se convertir à l’orthodoxie, abandonnant ainsi son catholicisme natal. Mais pour épouser Guillaume, elle devrait changer encore de religion et embrasser le protestantisme. C’était tout de même un peu beaucoup.

Cependant, l’idée était lancée et toute la famille voulait aider Guillaume. Ce fut l’un de ses oncles, le prince Auguste de Prusse, qui trancha la question en déclarant qu’il adopterait, lui, Élisa. Il n’y avait plus d’obstacles…

Au soir de Noël 1824, les deux amoureux si longtemps séparés se revirent avec l’émotion que l’on imagine.

— Après trois longues années d’épreuve ! murmura Guillaume en relevant Élisa de sa révérence. Elle était plus belle que jamais et ses yeux étaient pleins de larmes.

— Se peut-il, Monseigneur, que nous soyons enfin réunis ?

Les jours qui suivirent furent merveilleusement doux et beaux pour les deux jeunes gens. Bientôt on célébrerait à la fois l’adoption d’Élisa et les fiançailles. Pourtant, Guillaume s’impatientait. Les scribes chargés d’établir le fameux acte n’en finissaient pas.

— Ces gens-là n’ont donc jamais aimé ! s’écriait-il, tandis qu’Élisa cherchait à le raisonner.

— Qu’importe un peu de retard à présent, puisque plus rien ne peut nous séparer ?

Rien ?… Si ! La politique ! Elle revêtit alors les traits sans grâce et le cœur ambitieux du grand-duc régnant de Saxe-Weimar, qui partit en campagne contre l’adoption, qu’il jugeait ridicule. Cela ne le regardait en rien, mais il était le père d’une fille, la princesse Augusta, qui désirait ardemment épouser  Guillaume, fl se hâta alors de faire à Frédéric-Guillaume III des offres si alléchantes qu’un triste soir, le malheureux prince reçut de son père une lettre aux termes de laquelle le roi refusait définitivement son consentement et ordonnait à son fils d’avoir « à considérer cette affaire comme classée… » En même temps, un ordre d’exil frappait Élisa, qui devait regagner Posen dans les plus brefs délais. C’était la fin…

L’impitoyable rigueur du roi n’accorda même pas aux deux amoureux le douloureux bonheur d’une dernière entrevue. Élisa, le cœur déchiré, partit sans avoir revu celui auquel elle avait juré une éternelle fidélité…

Guillaume, d’abord muré dans son désespoir, refusant de voir quiconque, vécut enfermé chez lui pendant des semaines, jusqu’à ce qu’un ordre formel l’envoyât rejoindre son régiment en Silésie. Ce fut le début d’une longue, d’une épuisante lutte contre son père, car lorsque Frédéric-Guillaume III lui proposa d’épouser la princesse de Saxe-Weimar, le jeune homme repoussa ce projet avec horreur. Mais contre la volonté d’un roi, il ne pouvait rien. Trois ans plus tard, Guillaume, « noyé de larmes et effondré de douleur », épousait la princesse Augusta et la nouvelle de ce mariage alla frapper un peu plus cruellement en Pologne Élisa, dont la santé n’était pas des meilleures.

Trois années encore, celle qui était demeurée l’une des plus jolies femmes d’Europe s’éteignait comme une lampe qui n’a plus d’huile, heureuse d’en finir avec une vie qui avait perdu pour elle tout attrait, et fidèle pour l’éternité à l’amour de ses quinze ans…

Cent jours


pour l’empereur Frédéric III

Cette nuit de mars 1888, glaciale et sinistre, semblait devoir durer jusqu’à la fin des temps. Elle pesait sur Berlin de tout le poids de ses ténèbres épaisses, de son froid noir, de sa neige boueuse et de l’angoisse des lendemains incertains.

Aux portes du palais où le vieil empereur agonisait, les sentinelles semblaient figées dans leurs guérites. La ville était inerte, l’immense demeure aussi, car bien rares étaient les lumières qui y veillaient : quelques-unes, tout au plus, dans les corps de garde, le salon des aides de camp, celui des dames d’honneur. Tout le reste était obscur, et aucune lueur ne filtrait sous les épais rideaux qui enfermaient la chambre où se mourait le premier empereur d’Allemagne, le vieux Guillaume Ier, qui, à quatre-vingt-onze ans, ne se résignait pas à quitter la terre.

Étrange agonie en vérité, bavarde et shakespearienne ! Couché dans son lit, le vieil empereur n’arrêtait pas de parler, et cet incessant débit avait quelque chose d’hallucinant. Du fond des brumes où il s’enfonçait lentement, celui que l’on avait jadis surnommé « le prince Mitraille », au temps où régnait son frère aîné Frédéric-Guillaume, passait en revue toute sa vie, se la racontait à lui-même… à moins que ce ne fût à quelqu’un d’autre que seuls ses yeux pouvaient apercevoir, une jeune femme blonde, morte depuis longtemps, qui avait été son unique amour, qu’il n’avait jamais eu le droit d’épouser, et dont le portrait n’avait jamais quitté son chevet depuis des années : Élisa Radziwill, qui l’attendait peut-être au-delà du miroir.

Ce qu’il racontait, c’était sa longue lutte, alors qu’il n’était que le roi de Prusse, contre la France, le pays qu’il avait toujours détesté. Cela avait commencé voici longtemps déjà, quand régnait Napoléon le Grand. Guillaume, alors prince de Prusse, avait combattu contre lui, à Iéna, à Leipzig aussi, à cette bataille des Nations qui avait à ce point marqué sa vie qu’en sa vieillesse, il lui plaisait toujours de la raconter aux siens à la cadence d’environ trois fois la semaine. Et puis, il y avait eu la victoire des Alliés, la revanche pour les fils de la belle reine Louise et, après bien des années encore, pour lui, Guillaume, l’apothéose : l’empire allemand proclamé en 1871 dans la galerie des Glaces, au château de Versailles, après l’écrasement de l’autre Napoléon, le troisième du nom…