Hélas, après l’intervention de von Schilden, intervention que la jeune fille ignorait bien entendu, ces agréables relations se modifièrent sensiblement.
D’abord, pendant une mortelle quinzaine, Guillaume ne mit pas les pieds au palais Radziwill. Bien plus : invité à une réception, il s’était excusé par un billet court et protocolaire qui alléguait un subit départ en manœuvres avec son régiment. Le billet était adressé à la mère d’Élisa et la pauvre enfant attendit en vain une lettre de son ami. Mais il y eut pire !
Par un bel après-midi, Guillaume reparut enfin. Elisa, tout heureuse, se précipita à sa rencontre comme elle en avait l’habitude lorsqu’elle reconnaissait dans la cour le pas de son cheval, en criant :
— Guillaume ! Mon cher prince ! Enfin, vous voilà ! Que je suis heureuse !
Son élan se brisa sur la dernière marche du bel escalier de marbre car, au lieu de faire la moitié du chemin vers elle, les mains tendues, selon son habitude le cher Guillaume se figea en une sorte de garde-à-vous et cassa méthodiquement en deux parties égales son grand corps, en un salut des plus protocolaires. Cependant, un vieux général, debout derrière lui comme s’il prétendait remplacer son ombre, en faisait autant :
— Heureux de vous revoir, Élisa ! La princesse, votre mère, veut-elle bien me recevoir ?
La jeune fille fut si douloureusement surprise qu’elle resta sans voix. Qu’est-ce que c’était que ce vieux général et pourquoi donc Guillaume l’avait-il amené ? Le prince dut comprendre la muette interrogation de son amie, car il se retourna légèrement vers son mentor.
— J’allais oublier de vous présenter le général von Hersfeld que le roi, mon père, a spécialement chargé de veiller sur moi.
Pour une fois, le sens de l’humour d’Élisa se trouva en défaut. Pourquoi diable Guillaume avait-il besoin que l’on veillât sur lui quand il venait la voir ?
— Ma mère est là, dit-elle enfin machinalement. Je vais vous annoncer.
Et refoulant ses larmes, elle retourna dans le vestibule du palais, suivie de Guillaume et du vieux général…
Jamais visite ne fut plus lugubre que celle du prince Guillaume, flanqué de son vieux général-mentor, à la princesse Radziwill. Celle-ci regardait tour à tour sa fille, Élisa, dont le chagrin visible ne lui échappait pas, et le prince qui, à la lettre, semblait avoir avalé son sabre. La jeune fille, elle, était au fond du désespoir. Jamais encore elle n’avait éprouvé cette impression d’abandon, de solitude et de déchirement. On lui avait changé son cher Guillaume !
Pour tenter de secouer l’angoisse qui venait, elle essaya une diversion, se leva :
— J’allais oublier de vous dire, cher Guillaume, que nous avons de nouveaux poneys et ils sont absolument magnifiques. Voulez-vous les voir ?
Le prince se leva instantanément, comme mu par un ressort mais sans quitter pour autant son air guindé :
— J’en serai enchanté. Je vous suis.
Si Élisa éprouva quelque joie de l’arracher enfin au salon, cette joie fut de courte durée. Le vieux général s’était levé du même mouvement que Guillaume et se mettait en devoir de lui emboîter le pas. Son espérance d’être seule un moment avec celui qu’elle aimait s’évanouit en fumée. Où étaient les douces causeries de naguère ? Et comment laisser parler son cœur sous l’œil sourcilleux d’un vieux militaire aux jambes en cerceau ?
Elle reprit courage à l’idée qu’il y avait bal au palais royal quelques jours plus tard et qu’en général, Guillaume, les danses d’obligation, donc les « corvées », achevées, ne dansait guère qu’avec elle.
Hélas ! bien qu’avant de quitter le palais Radziwill son miroir lui eût affirmé qu’elle était ravissante, le cher Guillaume ne l’invita qu’une seule fois et quand, la danse terminée, il la conduisit au buffet pour un rafraîchissement, force fut à la jeune fille de constater… que le général von Hersfeld les avait suivis comme leur ombre. Aussi, en rentrant chez elle après ce bal affreux, la pauvre enfant ne trouva-t-elle qu’une chose sensée à faire : se jeter sur son lit en sanglotant.
« Il ne m’aime plus !… balbutiait-elle entre deux crises de larmes. Il ne me voit même plus ! Peut-être que je me suis trompée ! Peut-être qu’il ne m’a jamais aimée ?… Oh ! Guillaume ! Guillaume !… Pourquoi ? »
Plus avertie, Élisa eût remarqué la tristesse évidente du prince et, peut-être aussi, les regards douloureux qu’il lui lançait à la dérobée. Mais elle était l’innocence même et, en outre, légèrement myope.
En fait, le malheureux Guillaume endurait le martyre. Il adorait Élisa, il l’aimait même plus que jamais. Il lui fallait employer toutes ses forces pour se maîtriser en sa présence et demeurer fidèle à la ligne de conduite impitoyable qu’il s’était imposée. Mais en vérité, c’était de plus en plus difficile, de plus plus cruel, et le pauvre garçon se demandait combien de temps encore il pourrait endurer stoïquement supplice.
Or, un soir, au moment de prendre congé de princesse Marie, mère d’Élisa, à l’issue d’une fête au palais Radziwill, les nerfs trop tendus du malheur craquèrent brusquement. Pendant toute la soirée Élisa l’avait fui comme la peste. Elle n’avait même pas souri quand il était arrivé, et cet éloignement dédaigneux de sa bien-aimée, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter…
Ce fut affreux ! En portant à ses lèvres la main de la princesse Marie, Guillaume éclata en sanglots tellement désespérés qu’ils causèrent, naturellement, une grande sensation dans l’assistance. Une sensation telle qu’en apprenant l’incident, le grand maître des cérémonies, von Schilden, qui croyait l’affaire Radziwill définitivement enterrée, pensa en défaillir d’horreur.
Mais les pâmoisons de von Schilden, Guillaume n’en avait cure. Il en avait assez de souffrir et, à peine rentré chez lui, il se jetait sur son bureau et griffonnait fiévreusement quelques mots :
« Je vous aime ! Je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais que vous… et je n’ai même pas le droit de vous le dire… »
En recevant ce billet, Élisa, une fois de plus, éclata en sanglots mais cette fois c’étaient des larmes de bonheur et de soulagement. Jamais elle n’avait eu aussi peur…
Durant l’hiver 1821, de grandes fêtes furent données au palais royal de Berlin en l’honneur de la princesse Charlotte, sœur de Guillaume, qui avait épousé le grand-duc Nicolas, héritier du trône de toutes les Russies, et qui venait en visite avec son époux. Des bals, des concerts, des tableaux vivants, des festins se succédèrent, et la jeune Élisa participa naturellement à toutes ces réjouissances avec le bel enthousiasme de son âge et du fait que son ciel personnel n’avait plus de nuages. Elle vivait en plein rêve, ne voyant plus dans toutes ces foules brillantes que son cher, son unique Guillaume, dédaignant même les hommages que sa beauté lui attirait de la part du prince héritier Frédéric-Guillaume… Il n’était que le frère de son bien-aimé !
Quant à celui-ci, il nageait en plein romantisme, avec la bizarre sensation qu’il risquait à chaque instant de périr étouffé par l’intensité de son amour. Un soir, ce solide gaillard faillit même s’évanouir en voyant, dans l’un des tableaux vivants, son Élisa jouer, sous des mousselines azurées, le rôle d’une jeune houri retenue par de féroces gardiens à la porte du Paradis. Son âme sensible avait vu là un symbole affligeant.
Un autre soir, à un bal où elle était apparue vêtue d’une robe de soie blanche garnie de cygnes neigeux, il l’avait trouvée si belle qu’il avait été à deux doigts de se mettre à pleurer de nouveau. Jamais on n’avait aimé comme il aimait ! Jamais la sentimentalité prussienne n’avait atteint de tels sommets chez un prince !
Cependant, il y avait à la cour quelqu’un à qui cet étrange comportement n’avait pas échappé.
La princesse Charlotte, devenue par la grâce de son mariage et de l’église orthodoxe russe la grande-duchesse Alexandra Fedorovna, en attendant d’être tsarine, avait toujours éprouvé pour son jeune frère une secrète préférence. Elle le connaissait bien et son côté amoureux transi, pour être nouveau, ne lui avait pas échappé. Elle entreprit un beau matin de le confesser.
— Dis-moi, Guillaume : cette petite Élisa, tu l’aimes ?
— Si je l’aime ! Je l’adore et je n’arrive pas à imaginer l’existence sans elle. Renoncer à elle, c’est une idée qui m’est de plus en plus pénible à mesure que le temps passe et je ne croyais pas qu’il était possible de tellement souffrir d’amour.
— C’est à ce point-là ?
— C’est pire encore ! Si elle ne devient pas mon épouse, la vie ne sera plus pour moi qu’une interminable corvée !
— Ne dramatisons pas. Tu sais quelle affection j’ai pour toi et cela me peine profondément de te voir malheureux. Je te promets de travailler à ton bonheur de toutes mes forces. Elle est charmante, cette petite, et je vois bien qu’il s’agit là d’un véritable amour.
— Tu es bonne. Mais que pourrais-tu faire ?
— Au moins parler à notre père. J’ai tout de même quelque crédit auprès de lui. N’oublie pas que je serai impératrice…
Elle ne perdit pas une seconde pour mettre son projet à exécution. Malheureusement, elle eut le chagrin de trouver le vieux Frédéric-Guillaume fermement accroché à ses positions : le mariage Radziwill était « im-pos-si-ble » ! Seule, une princesse royale pouvait convenir à Guillaume.
Désolée, Charlotte se retira après une heure de discussion acharnée et regagna ses appartements sans avoir le courage d’aller rendre compte de son échec. Ce fut von Schilden que Guillaume vit arriver, dépêché par le roi, bien entendu, et avec ordre de le chapitrer.
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
— Au moins que l’on me laisse m’éloigner si l’on me refuse de l’épouser ! Pourquoi m’obliger à ce supplice quotidien de la voir, jour après jour, sans jamais pouvoir l’atteindre ?
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