Afin d’éclairer plus sûrement sa lanterne sur cette affaire, le roi, après mûres réflexions, décida de la confier à un homme qu’il avait en haute estime et tenait pour le plus fin psychologue de son royaume : le comte von Schilden, grand maître des cérémonies.
— On parle un peu trop du prince Guillaume, ces temps-ci, lui dit-il. Je n’aime pas cela et je souhaiterais que vous vous livriez, mon cher comte, à une enquête discrète mais approfondie sur les sentiments que l’on prête à mon fils touchant la petite Radziwill. L’aime-t-il et, dans l'affirmative, jusqu’où les choses ont-elles été poussées ? Pas trop loin, j’espère, car il convient que le prince apprenne qu’un homme de son rang, même s’il n’est pas destiné au trône, ne se marie pas pour son plaisir, mais bien pour le bonheur de son pays. Alors ? Que savez-vous ?
— L’opinion de la cour veut… que le prince soit réellement épris, Sire. Mais l’opinion de la cour n’est que…
— L’opinion de la cour ! J’entends bien. Mais que pense-t-on ? De quel œil voit-on cette idylle, si idylle il y a ?
Von Schilden fit toute une histoire de sortir son mouchoir et s’en éponger le nez, car cela lui donnait quelques secondes pour réfléchir. Encore, quand il se décida à répondre, fut-ce sur le mode prudent :
— D’un œil que je qualifierais… d’assez attendri, Majesté ! La jeune princesse Élisa est tout à fait charmante. Elle est, en outre, de très grande famille, et Votre Majesté sait combien les gens d’ici sont sensibles aux histoires d’amour. La jeunesse du prince, sa tournure pleine d’élégance, son charme font que…
— Il suffit, comte ! Je ne désire pas que vous me régaliez de je ne sais quel mauvais roman bâti par les commères du palais. Ce que je veux, c’est être fixé sur la chaleur exacte des sentiments de mon fils et surtout, surtout, savoir s’il a déjà parlé mariage à cette péronnelle. Allez et venez ensuite me faire un rapport détaillé !
Le pauvre von Schilden sortit du cabinet royal assez encombré de sa mission. Comme tout le monde à Berlin, il avait remarqué le penchant visible que témoignait le second fils du roi à l’exquise Élisa et, comme tout le monde également, il avait trouvé que les choses semblaient aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. La jeune fille était de vieille noblesse polonaise, de sang princier et sa famille était même alliée à la famille royale prussienne. Et comme le rang de second fils qu’occupait Guillaume ne l’obligeait pas impérativement à épouser une princesse royale, von Schilden estimait que ce mariage-là était souhaitable à tous points de vue. Mais sa conversation avec le roi remettait tout en question. Il y avait surtout ce mot désobligeant, cette épithète de « péronnelle » qui, appliquée par Frédéric-Guillaume III à la petite Radziwill, semblait indiquer qu’il ne la portait pas dans son cœur.
En réalité, la psychologie tant vantée du grand maître des cérémonies se bornait à une connaissance approfondie de la cour, de ses composants, de ses us et coutumes et de sa minutieuse étiquette. Ne sachant comment se tirer de sa commission, il pensa que le plus direct serait le mieux et, sans plus tarder, s’en alla tout bonnement trouver l’intéressé pour lequel d’ailleurs il éprouvait, comme à peu près tout Berlin, une espèce de tendresse.
À vingt-trois ans, Guillaume de Prusse était en vérité un fort beau garçon, très grand, bâti en athlète et pourvu d’épaules qui savaient à merveille porter l’uniforme. Ses cheveux blond clair couronnaient un front plus haut et plus intelligent que la moyenne. Ses yeux, d’un bleu candide, corrigeaient ce que son nez droit et ses lèvres serrées pouvaient avoir d’un peu sévère. Le teint était rose et frais, la main nerveuse, le pied élégant et, sous cet aspect général, le jeune Guillaume jouissait auprès des femmes d’une grande popularité.
En le rejoignant dans le beau parc tracé jadis par Lenôtre, le fameux jardinier du roi français Louis XIV, von Schilden pensa, en soupirant intérieurement, qu’il était vraiment dommage de troubler le bonheur d’un garçon aussi sympathique. Mais les ordres étaient les ordres et il ne faisait pas bon désobéir au roi de Prusse.
— Pardonnez-moi de vous avoir fait venir jusqu’ici, commença le prince, mais vous savez, mon cher comte, à quel point je déteste les salons. Je ne suis jamais si heureux qu’en pleine nature. Voulez-vous que nous fassions quelques pas le long de la Spree ?
— Aux ordres de Votre Altesse royale ! Je la remercie vivement, au contraire, du caractère intime qu’elle veut bien donner à notre entretien… caractère qui, d’ailleurs, me semble convenir en tout point au genre de mission dont je suis chargé par Sa Majesté le roi.
Si ce préambule inquiéta Guillaume, il n’en montra rien :
— Par le roi ? Diable ! Eh bien, Monsieur, parlez ! Me voilà tout prêt à vous écouter.
Malgré la beauté du décor, von Schilden aurait bien voulu être ailleurs mais il fallait se jeter à l’eau. Avec beaucoup de détours et de circonlocutions, il réussit enfin à mettre Guillaume au courant de son entrevue avec son royal père.
— Voilà ! soupira-t-il en conclusion et avec un soulagement tout intime. En résumé, je suis chargé d’apprendre de Votre Altesse royale si elle aime ou n’aime pas.
Guillaume n’eut pas l’ombre d’une hésitation.
— J’aime, comte von Schilden, j’aime de toute mon âme ! Malheureusement, j’ignore à cette heure si je suis aimé…
Le soulagement de l’ambassadeur augmenta. Dieu soit loué, il n’avait pas encore été question de mariage ! C’était tout ce qui comptait car, pour le reste, à bien considérer l’élégante silhouette du prince, son beau visage et son charme, l’hypothèse que son amour ne fût pas payé de retour relevait de la plus folle illusion. Si la belle Élisa n’aimait pas ce garçon-là, elle n’aimerait jamais personne ! Ou alors, elle était folle !… Mais Guillaume n’avait pas fini de parler :
— Certes, soupira-t-il, la princesse Élisa semble me voir avec faveur, et même avec plaisir. Mais je ne me suis pas cru encore autorisé à lui parler d’amour. D’autre part…
Von Schilden retint son souffle.
— D’autre part ?
— Je n’ignore pas, poursuivit Guillaume avec un sourire plein de mélancolie, je n’ignore pas qu’un mariage avec elle pourrait rencontrer quelque résistance de la part de mon père, qui a parfois des idées imprévisibles. Ce pourrait être le seul obstacle car, en dehors de cela, je n’en vois aucun autre possible. Les Radziwill sont d’aussi vieille noblesse que les Hohenzollern et la mère d’Élisa, elle-même, nous est cousine puisqu’elle est la nièce du Grand Frédéric.
— Votre Altesse sait la prédilection de Sa Majesté pour les princesses étrangères.
— Est-ce qu’Élisa ne serait pas polonaise ? fit Guillaume avec un sourire quelque peu ironique.
— Votre Altesse sait ce que je veux dire. La Prusse a tant souffert du fait de ce damné Napoléon (Sainte-Hélène veuille le garder !) que le roi cherche à se procurer le plus d’appuis possibles hors des frontières du royaume.
— Je sais tout ce que je dois à la mémoire de ma mère bien-aimée{4}, soupira le prince, et c’est la raison pour laquelle, jusqu’à présent, je n’ai pas laissé parler mon cœur. Voilà, comte von Schilden, ce que vous pouvez rapporter au roi. Ajoutez que, si c’est là sa volonté, je ferai tout pour oublier un amour qui n’aurait pas son approbation, mais que je le supplie de considérer qu’il ne s’agit pas là d’une amourette… mais bien d’un grand, d’un profond amour.
Et, tournant le dos au messager, le prince s’éloigna les mains nouées derrière le dos, pour continuer seul sa promenade au bord de l’eau lente où se reflétaient les buissons de roses et les derniers rayons du soleil.
Frédéric-Guillaume III se montra assez satisfait des résultats obtenus par von Schilden. L’obéissance dont faisait preuve son fils était encourageante, mais sachant que les forces humaines ont des limites quand il s’agit d’amour, il pensa qu’il pouvait être bon de prendre quelques précautions.
— Dans ces conditions, confia-t-il à son émissaire, je ne veux ni ne peux interdire au prince Guillaume de rencontrer la princesse Elisa. Mais vous veillerez personnellement, von Schilden, à ce que l’un de mes aides de camp accompagne toujours mon fils lorsqu’il se rendra au palais Radziwill. Encore que nous ignorions les sentiments de cette jeune fille, il vaut mieux ne pas tenter le diable !
Les sentiments d’Élisa ? Ils étaient d’une évangélique simplicité : elle adorait Guillaume depuis deux ans déjà, et malgré son jeune âge, savait parfaitement qu’elle n’aimerait jamais personne d’autre.
Depuis qu’elle avait fait, tout récemment, son entrée dans le monde, la jolie Polonaise n’imaginait pas que la vie pût être autre chose qu’une suite continuelle de fêtes où elle danserait avec Guillaume, de chasses où elle suivrait Guillaume, de revues où elle applaudirait Guillaume, et de délicieux instants de solitude à deux où elle vénérerait Guillaume en toute tranquillité. Et elle n’avait eu aucun besoin qu’il avouât son amour pour tout savoir de cet amour. Leur tendresse mutuelle devait être inscrite de toute éternité dans le ciel pour servir d’exemple à tous les amoureux de la terre : exactement comme Roméo et Juliette mais en espérant tout de même que les choses se termineraient mieux !
Il est vrai que lorsqu’elle consultait son miroir, celui-ci se montrait très encourageant. Elle pouvait y voir l’image blonde et rose d’une frêle mais délicieuse jeune fille, dont le charme et l’éclat évoquaient irrésistiblement les porcelaines de Saxe. Elle était intelligente, de surcroît, cultivée, bonne musicienne. Ses seuls défauts apparents se bornaient, car elle avait une âme exquise, à une étourderie bien excusable à son âge et à une propension marquée à la taquinerie. Ainsi, adorait-elle « faire enrager » Guillaume quand il venait chez ses parents pour l’une de ces longues visites au cours desquelles tous deux se conduisaient comme des enfants joueurs. Mais à d’autres moments, Élisa et Guillaume pouvaient garder le silence des heures durant, et il leur arrivait de se promener côte à côte au jardin sans échanger un seul mot, surpris, l’un et l’autre, de s’apercevoir qu’un silence pouvait être si éloquent.
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