Là où ils différaient, c’était dans le mode d’expression des idées. Rodolphe, exalté et facilement velléitaire, subissait de surcroît la pesante hérédité des Witelsbach, qu’il tenait de sa mère, et ne jouissait peut-être pas de la stabilité d’esprit nécessaire à un grand souverain. En revanche, Jean-Salvator possédait, lui, un esprit plus froidement novateur, joint à une ardeur passionnée pour la cause de l’humanité. Il existait dans ce beau garçon de trente-deux ans, capable d’atteindre aux idées d’un grand révolutionnaire, un curieux mélange de condottiere, de prince de la Renaissance, cultivé, artiste et facilement impitoyable, d’homme de lettres et d’homme de guerre car il y avait aussi en lui l’étoffe d’un grand stratège et d’un meneur d’hommes.

Au physique, il érigeait sur une haute et mince silhouette un visage brun aux yeux de feu, encadré d’une courte barbe noire que l’on imaginait plus aisément au-dessus d’une fraise empesée qu’émergeant d’un uniforme autrichien. Son sourire était irrésistible et, tel qu’il était, Jean-Salvator partageait avec son cousin Rodolphe les suffrages et les rêves romantiques des jolies Viennoises.

Pour l’heure présente d’ailleurs, les femmes étaient bien loin de ses préoccupations, car le tas de feuillets que corrigeait Szeps était son œuvre : un sévère réquisitoire contre les méthodes d’éducation de l’armée autrichienne, qu’il avait titré « Dressage ou éducation ?… »

Enfin, Szeps jeta son crayon, rassembla les feuillets, qu’il égalisa en les tapant sur le bois de son bureau, ôta ses lunettes qu’il essuya soigneusement, puis leva son regard myope sur l’archiduc-auteur.

— Un excellent travail ! Mais il y a là-dedans assez de poudre pour faire sauter, sinon Vienne, du moins la Hofburg ! Je me demande comment l’empereur prendra cela ?

— Je ne souhaite nullement l’indisposer, mais seulement lui faire entendre raison. L’armée est menée comme on menait les troupes sous Philippe II Avec ses superbes uniformes, ses plumes et sa discipline d’un autre âge, elle est incapable de satisfaire aux exigences d’une guerre moderne. Elle est tout juste bonne pour les défilés au Prater ou sur les mails des villes de garnison ! Les chefs ne sont que de pompeux imbéciles, le pire étant certainement le généralissime, mon stupide cousin Albrecht. Qu’on nous envoie au combat et nous sommes vaincus d’avance. Il faut que cela change !

— Comprenez donc, Szeps ! renchérit Rodolphe. Si personne n’a le courage de dire la vérité à l’empereur, où voulez-vous qu’il l'apprenne ?

Maurice Szeps considéra tour à tour les deux cousins :

— Je suis d’accord avec vous. Mais, Monseigneur, ajouta-t-il en s’arrêtant à Jean-Salvator, croyez-vous vraiment utile de signer ce brûlot ? Jusqu’à présent, les articles que vous me faisiez l’honneur d’écrire pour moi étaient anonymes, ainsi que les vôtres, Altesse. Pourquoi ne pas continuer ?

— Il ne s’agit plus d’articles de journal mais d’un livre, ami Szeps. Il lui faut un auteur.

— Pourquoi ne pas choisir un nom de plume ?

— Parce que je n’ai aucune raison de me cacher. Je suis l’un des chefs de cette armée. Il me semble que j’ai mon mot à dire ? C’est de la vie de mes hommes et de la mienne qu’il s’agit…

— Bien sûr, bien sûr… J’ai peur, tout de même, que vous vous attiriez de graves ennuis. L’empereur n’aimera pas votre livre.

Jean-Salvator se mit à rire.

— Je le sais bien, parbleu ! Mais je ne l’ai pas écrit pour lui faire plaisir…

Szeps avait raison d’être inquiet. François-Joseph prit la chose encore plus mal qu’il le craignait. Le livre, cependant plein d’intérêt, du jeune général lui fit l’effet d’une offense personnelle car, en ce qui le concernait, il considérait son armée comme entièrement satisfaisante, en dépit des défaites successives qu’elle essuyait trop fréquemment.

Quelques jours après la sortie des presses de son livre, Jean-Salvator reçut l’ordre de quitter Vienne pour Linz. Le commandement de son régiment lui était retiré. Il recevait en échange le poste, subalterne, d’adjoint au général commandant l’infanterie de la Haute Autriche.

Ce limogeage en règle accabla le jeune homme. Elle s’était préparé à une verte mercuriale, voire à une scène pénible dans le cabinet impérial qu’il connaissait si bien. Mais on préférait se débarrasser de lui comme d’un gêneur sans grande importance.

— L’empereur a trouvé ce qui pouvait me touche le plus, confïa-t-il à Rodolphe. Il m’enterre dans trou de province ! Cela va être l’enlisement dans routine stupide.

— Linz n’est pas au bout du monde, plaida Rodolphe, qui avait tenté vainement de fléchir son père et gardait le cuisant souvenir de la scène que n’avait pas eue Jean-Salvator. C’est entre Vienne et, tes terres du Salzkammergut. De toute façon, cela ne changera rien à nos projets et nous resterons en liaison constante.

Les paroles de l’héritier rendirent son cousin moins malheureux. Il pouvait prendre son mal en patience. Après tout, un jour viendrait où l’empereur s’appellerait Rodolphe…

Il y avait du vrai d’ailleurs dans ce que celui-ci disait. Linz le rapprochait de son château d’Orth, où vivait sa mère, l’endroit au monde qu’il préférait.

Sur les bords du Traunsee, l’automne revêt toujours d’éclatantes couleurs sur l’or desquelles tranche le noir profond des grands sapins. Ce matin-là, le lac étincelait, bleu et lumineux sous les rayons clairs d’un soleil encore estival. Jean-Salvator, sorti à cheval de bonne heure, était bien décidé à profiter au maximum de cette glorieuse journée, d’autant que son séjour à Orth, auprès de sa mère, tirait à sa fin. Dans quelques jours, il retrouverait l’ennui pesant de Linz, mais c’était une idée qu’il préférait écarter.

Au pas, laissant la bride sur le cou de son cheval, il suivit le chemin qui longeait le lac. De cet endroit, les trois châteaux d’Orth semblaient des demeures de rêve dans la légère brume matinale, mais celui des trois qu’il préférait, le château bâti dans le lac même, avait l’air d’un navire aux voiles gonflées qui tire sur tes amarres avant de s’envoler vers la haute mer…

Jean-Salvator aimait cette pittoresque demeure dont les tours se coiffaient de clochers à bulbe d’un gris très doux. C’était une bonne maison, solide et sûre, et l’archiduc s’y sentait chez lui plus que partout ailleurs. Peut-être à cause de ce long et mince pont, si facile à détruire, qui seul le reliait à la rive… en outre, il était sa propriété personnelle.

— Il y faudrait une épouse, des enfants, soupirait parfois sa mère. Pourquoi ne pas te marier, Gianni ?

— Parce que les jeunes filles m’ennuient… et parce qu’aucune de celles que je connais ne vous ressemble !

— Tu as largement passé la trentaine. Il serait temps de fonder enfin une famille… ta famille à toi !

— Pour lui léguer quoi ? La position bâtarde que l’on nous fait ici, où nous ne sommes que les cousins d’Italie recueillis par charité après la perte de la Toscane. Non, mère, je n’ai pas envie de me marier. Mes neuf frères et sœurs se chargeront bien de vous donner les petits-enfants que vous souhaitez. Moi, je veux être libre, au moins, à défaut d’être heureux.

En allant son chemin, l’archiduc songeait à tout cela… et aussi à Vienne dont, depuis un an, il n’avait eu que de rares et brèves nouvelles. Des nouvelles qui ne lui plaisaient pas : privé de son soutien, Rodolphe y menait une vie insensée, usant dans le vin et les filles ses rêves de gloire sans emploi. Il délaissait Stéphanie, son épouse belge qu’il n’aimait pas, et passait d’une maîtresse à l’autre.

Les deux seules fois où Jean-Salvator avait eu l’autorisation de se rendre à Vienne, il ne réussit pas à parler sérieusement avec le prince, ni d’ailleurs avec Szeps, que la police surveillait de près. En la seule chose qui demeurait vivante dans l’immense ennui de sa vie, c’était la haine qu’il vouait à présent à François-Joseph, ce vieillard sévère et buté refusait d’enlever ses œillères. Avec passion, Jean-Salvator souhaitait le voir mourir, pour qu’enfin Rodolphe puisse régner.

Soudain, les sinistres pensées qui avaient lentement envahi l’esprit de l’archiduc s’effacèrent. Quelque part sur la rive, quelqu’un chantait et, machinalement, Jean-Salvator, qui adorait la musique que, s’arrêta pour écouter, car la voix était d’un pureté extraordinaire et d’une reposante fraîcheur.

Elle semblait venir du lac même, comme si sirène en était sortie un moment pour admirer la beauté du matin. Le promeneur s’avança de quelques pas, dépassa un petit bois et découvrit enfin la chanteuse : assise au bord du lac, les bras noués autour de ses genoux, elle chantait en regardant l’eau scintillante, aussi simplement, aussi naturellement qu’un oiseau sur sa branche.

Elle chantait « Le Tilleul » de Schubert…

Doucement, Jean-Salvator descendit de cheval, attacha la bête à un arbre et s’avança à travers le bois pour n’être pas vu. Il n’aperçut d’abord qu’une masse épaisse et brillante de cheveux noirs tombant en cascade sur une robe bleu pâle mais quand, alertée par le bruit de ses pas, la chanteuse se retourna, il put constater qu’elle était très belle : teint doré, grands yeux sombres, longues jambes, silhouette ravissante et lèvres aussi rouges qu’un cœur de grenade. Tandis qu’il la contemplait, la jeune fille (elle pouvait avoir seize ans) sourit avec un grand naturel à cet inconnu séduisant et si visiblement sous le charme.

— Bonjour ! lança-t-elle gaiement. Vous m’avez presque fait peur.

— Pourquoi presque ? Il serait peut-être bon d’avoir vraiment peur. Je suis peut-être un individu dangereux.

— Sûrement pas ! Vous avez l’air de quelqu’un de bien ! Et puis, il fait trop clair pour les malandrins. Ces gens-là n’aiment que l’obscurité et les chemins creux.