Stéphanie se plut à Prague. Le vieux château royal, le Hradschin, était sévère mais pittoresque, le pays admirable et, dans les forêts, Rodolphe allait passer des semaines entières. Aussi quand, au début de 1883, Stéphanie se déclara enceinte, on aurait pu supposer qu’il ne manquait plus rien au bonheur de ce jeune couple.

Hélas ! Ce fut une fille, Élisabeth, qui vint au monde le 2 septembre. Et comme Séphanie, désespérée, pleurait de honte de n’avoir pu donner l’héritier espéré, Rodolphe la consola avec une douceur inattendue :

— Une fille, c’est bien plus gentil, lui dit-il. Et puis, nous aurons un fils plus tard. Ma mère a eu deux filles, tu sais, avant que je vienne au monde.

Stéphanie, du coup, sécha ses larmes. Puisqu’il était satisfait, en ce cas, pourquoi ne pas l’être aussi ? Ne vivait-elle pas que pour lui, pour qu’il l’aime et soit fier d’elle ?

Peut-être ce fragile bonheur eût-il duré encore car, à Prague, si Rodolphe avait des maîtresses, il les cachait soigneusement. Mais François-Joseph, peu après la naissance de la petite , rappela le couple à Vienne. Ce fut pour Stéphanie la fin du bonheur, le début d’un véritable calvaire.

Au bout de quelques semaines, elle s’en plaignait amèrement à sa sœur Louise :

— Je ne le vois plus. Plus jamais ! Il s’est fait installer un petit appartement à l’autre bout du palais et personne, pas même moi, n’a le droit d’y pénétrer. Son valet de chambre, Loschek, fait bonne garde, je te prie de le croire.

Louise de Cobourg écoutait en silence le chagrin de sa sœur. Stéphanie ne lui apprenait rien. Tout Vienne savait déjà que l’archiduc menait l’existence la plus indépendante qui fût, et n’avait pratiquement pas de vie de famille. Le petit appartement de la Hofburg, si bien gardé par Loschek, voyait défiler de jolies femmes, des actrices, des chanteuses, des  danseuses, et même de grandes dames. Toutes les femmes de Vienne n’étaient-elles pas folles de Rodolphe ?

— Pourquoi ne te plains-tu pas ? dit-elle enfin. Fais-lui comprendre qu’il te laisse trop seule.

— Il s’ennuie avec moi, je le sais bien. Je sais bien aussi que je ne suis pas assez brillante. Ses belles amies ne se gênent pas pour me traiter de paysanne flamande ! Et quand je tiens mon rôle, à la Cour, crois-tu que je ne vois pas les sourires, les regard triomphants de ces femmes ? Crois-tu que j’ignore, en outre, que, chaque nuit, Rodolphe sort de la Hoburg avec le fiacre du cocher Bratfisch et se rend chez l’une ou l’autre de ses maîtresses… à moins qu’il naille souper chez Sacher.

— … avec mon cher époux et le comte Hoyos acheva Louise en riant. Ils sont inséparables, ces trois là. Mais sincèrement, Steffie, tu ne devrais pas te tourmenter à ce point. Tu es sa femme et il tient toi. Je le sais : il me l’a dit. Qu’il ne soit pas très fidèle importe peu. Un jour il sera empereur et toi impératrice. Alors, il sera pris par ses devoirs… et Bratfisch n’aura plus qu’à se chercher une autre pratique. Rodolphe t’aime bien, tu le sais, et...

Le mot était maladroit. Stéphanie éclata en sanglots et enfouit sa tête dans les coussins du canapé :

— Il m’aime bien, je sais. Mais moi, je l’aime, tu entends… je l’aime !

La voix froide d’une dame d’honneur, que ni l’une ni l’autre n’avait entendue entrer, vint brusquement interrompre la plainte de l’archiduchesse :

— Sa Majesté attend Votre Altesse impériale pour la réception des délégués hongrois, dit-elle.

Stéphanie se redressa, essuya soigneusement ses yeux rougis, regarda sa sœur avec désespoir, mais se força héroïquement à sourire :

— C’est vrai, soupira-t-elle. Il y a ici au moins quelqu’un qui a besoin de moi : l’empereur.

En effet, depuis qu’elle était revenue à Vienne, Stéphanie avait une vie officielle très chargée. Princesse héritière, elle remplaçait continuellement l’impératrice, l’éternelle errante qui, égoïstement, se déchargeait sur elle d’un fardeau qu’elle détestait, sans lui en avoir d’ailleurs la moindre reconnaissance. Alors, Stéphanie, armée de son immuable sourire que d’aucuns jugeaient stupide, subissait sans faiblir les mortelles corvées de la cour, recevait, inaugurait, présidait, honorait de sa présence bals d’ambassades et manifestations folkloriques.

De tant d’efforts fournis en silence, seul François-Joseph lui était reconnaissant. Il admirait le courage de cette petite princesse de vingt ans, qui essayait si vaillamment d’assumer un rôle écrasant de vice-impératrice, ce rôle que ni Sissi ni Rodolphe n’acceptaient d’endurer et pour lequel ils ne montraient qu’un désinvolte mépris. Stéphanie était, elle, comme le vieil empereur lui-même, une bonne ouvrière du pouvoir et, souvent, François-Joseph se prenait à regretter qu’elle ne fût pas un garçon, et son fils !

Malheureusement, cette vie épuisante minait la santé de la jeune femme. Ses couches, difficiles, l’avaient laissée fragile, et les médecins craignaient qu’elle ne fût plus capable d’avoir d’enfants. Cette crainte finit par s’ancrer tellement dans l’esprit de l’empereur, et même dans celui de Rodolphe, que la prison impériale s’entrouvrit un peu. Stéphanie put de temps en temps prendre des vacances.

On la vit dans l’île de Jersey, à Lacroma, au château de Miramar près de Trieste mais, le plus souvent, à Abbazia, sur la côte dalmate. Cependant, elle était toujours seule, comme l’impératrice Élisabeth elle-même, ou bien accompagnée de sa sœur Louise. Et peu à peu, l’épouse délaissée prit goût à ces séjours. À Abbazia, elle avait le droit de respirer, loin des murs étouffants de la Hofburg. Elle avait le droit d’être une femme presque comme les autres, une jeune femme en vacances avec sa petite fille. C’était bon…

D’autant que la vie à Vienne, surtout l’existence auprès de Rodolphe devenaient peu à peu interminables… Des scènes effrayantes avaient lieu, trop souvent.

— Aurais-tu peur de mourir ? disait-il parfois. Ce serait si simple, Stéphanie ! Regarde : un tout petit  geste, une toute petite pression du doigt sur ce morceau d’acier, et tout serait dit…

Sous le regard glacé de sa femme, Rodolphe, les yeux troubles, agitait un revolver d’ordonnance. Ce  n’était pas la première fois qu’il jouait devant elle ce jeu mortel, mais si elle avait peur, elle s’efforçait de n’en rien montrer pour ne pas réveiller ce qu’il avait de cruauté au fond de ce cœur étrange :

— Tu ne devrais pas parler ainsi, dit-elle froidement. Les princes sont encore moins libres que les simples mortels de disposer de leur vie. Leur devoir avant tout.

— Le devoir ! Tu n’as que ce mot à la bouche, Steffie ! Tu ressembles à père. Vrai, vous allez admirablement bien ensemble : confits tous deux dans la respectabilité et le souci de l’étiquette !

— Cela vaut mieux, quand on règne, qu’être confit dans l’alcool et la débauche ! riposta la jeune femme, méprisante.

Ce jour-là, Rodolphe entra dans une terrible colère, que sa femme s’efforça de laisser passer sans y participer. Depuis quelque temps, d’ailleurs, ces colères augmentaient d’intensité, devenaient effrayantes. L’archiduc buvait trop, passait des nuits entières sans dormir, élaborant avec ses amis journalistes et son cousin Jean-Salvator, l’archiduc révolutionnaire, des plans dangereux pour la sûreté de l’État, mais qui, inspirés par la générosité et un libéralisme peut-être outrancier, avaient du moins le mérite de faire honneur à leur sens de la solidarité humaine. De plus en plus inquiet et angoissé, en désaccord complet avec son père, abruti de travail et de plaisirs, malade de surcroît, Rodolphe usait sa vie par tous les bouts et accentuait chaque jour en lui ce goût de la mort auquel la paisible Stéphanie ne comprenait rien. Qui aurait pu le reprocher à une femme de vingt ans ?

Parfois, une éclaircie se produisait dans les relations du ménage. Ainsi ce jour de 1886 où, en couple inaugura, en famille, le nouveau pavillon de chasse de Mayerling aux environs de Vienne. Ce jour-là, Rodolphe fut gai, détendu, charmant, comme il savait si bien l’être… Malheureusement, ce ne fut qu’une bien courte éclaircie. Le ménage plongeait de plus en plus dans un enfer auquel Stéphanie s’efforçait d’échapper le plus souvent qu’elle le pouvait pour gagner Abbazia.

En effet, les scènes succédaient aux scènes, toujours violentes et au cours desquelles Rodolphe terrifiait la princesse en menaçant de la tuer puis de se tuer ensuite.

Ce fut pire encore quand, vers la fin de 1887, une cousine germaine de Rodolphe, l’intrigante comtesse Larisch-Wallersee, présenta au prince une jeune fille de seize ans appartenant à la petite noblesse et apparentée à la riche bourgeoisie levantine. Elle se nommait Marie Vetsera, elle était brune avec de grands yeux bleus, et Rodolphe aimait les brunes. Elle était ravissante, très jeune et positivement folle du prince. Un an ne s’était pas écoulé qu’elle était devenue l’habituée du petit appartement de la Hofburg où Stéphanie n’entrait jamais.

Pour elle, Rodolphe eut un caprice violent mais qui ne lui fit pas délaisser ses autres maîtresses : telle l’actrice Mitzi Kaspar, avec laquelle il passait bien souvent, ses nuits.

Pour Stéphanie, l’existence devint odieuse. La jeune Marie, éclatante d’orgueil, affichait sans vergogne son triomphe, défiant insolemment l’archiduchesse lorsqu’elle la rencontrait à l’opéra. Sa mère poussait à la roue, car c’était une femme d’un snobisme outrancier et qui n’était pas loin de voir sa fille impératrice, en dépit d’une trop petite noblesse qui ne lui permettait même pas d’assister aux bals de la cour. Mais ne disait-on pas que Rodolphe, désespérant d’avoir jamais un héritier mâle, avait demandé au pape de constater la nullité de son mariage ?

L’année 1888 se termina mélancoliquement. Après la Saint-Nicolas Stéphanie alla passer quelques jours à Abbazia pour tenter de retrouver un calme qui la fuyait de plus en plus. Elle dut néanmoins rentrer à Vienne dans les premiers jours de janvier, car l’impératrice, une fois encore, était absente. Il lui fallait la remplacer, mais en revoyant Rodolphe, elle fut effrayée : plus nerveux que jamais, plus irritable aussi, son regard était celui d’un être traqué. Il semblait mû par une force intérieure dont il n’était pas le maître et passait ses nuits en dehors du palais.