La reine Marie-Henriette avait alors pris sa fille par la main pour la présenter, mais Stéphanie était trop éberluée, trop émue aussi pour trouver une seule parole. Elle avait l’impression que son univers était en train de basculer étrangement.

Le lendemain, qui était le 5 mars, le roi Léopold la fit venir dans son cabinet de travail :

— L’archiduc Rodolphe est venu ici pour demander ta main, lui dit-il. Ta mère et moi sommes entièrement favorables à ce mariage et nous serions heureux que tu deviennes impératrice d’Autriche et reine de Hongrie dans l’avenir, mais je pense qu’il t’appartient de décider de ta propre vie. Retire-toi, réfléchis et, demain, tu me donneras ta réponse…

Stéphanie, naturellement, passa une nuit blanche mais le lendemain, la réponse était en tout point conforme à ce que souhaitaient ses parents. Elle était trop bien élevée pour ajouter que ce mariage lui apportait une joie bien inattendue et que son cœur juvénile battait déjà au seul nom de Rodolphe. Sa mère l’avait en effet élevée sévèrement, on pourrait même dire dressée, dans le but de la voir régner un jour et, si jeune qu’elle fût, la jeune princesse savait déjà cacher ses sentiments profonds sous un visage uni, presque indifférent.

L’année qui suivit passa comme un rêve. Il fallut, naturellement, apprendre le hongrois et s’initier aux us et coutumes de la cour de Vienne, mais Stéphanie se trouva couverte de présents fastueux par un fiancé qu’elle ne voyait pas beaucoup peut-être, mais qui se montrait avec elle charmant et très affectueux.

Bien sûr, étant déjà très amoureuse, elle aurait préféré se voir traiter en femme et non en fillette, avec un rien d’indulgente condescendance, mais elle se promettait bien de le faire changer d’attitude. N’était-elle pas belle, d’ailleurs ? D’une beauté blonde, peut-être un peu froide, mais dans laquelle l’éclat de la peau, la couleur des yeux et la splendeur de la chevelure tenaient une grande place. Aussi, le soir où, pour ses seize ans, survenus quelques jours seulement avant son départ pour Vienne, Rodolphe envoya une imposante chorale donner une sérénade sous son balcon, Stéphanie crut bien la partie gagnée. Seul un fiancé épris pouvait avoir une idée aussi romantique.

Le voyage vers l’Autriche fut un autre enchantement. L’accueil du peuple emplit de joie le cœur de la petite princesse belge. Il y avait partout des drapeaux, des fanfares, des acclamations, des fleurs.

C’était toute l’Autriche qui venait à sa rencontre, et Rodolphe, en l’accueillant au débarcadère du Danube, semblait heureux.

C’est là que la future princesse héritière fut présentée à ceux qui allaient devenir ses beaux-parents : l’empereur François-Joseph, déjà vieilli par le fardeau du pouvoir mais toujours imposant, et l’éblouissante, la fabuleuse impératrice Élisabeth, dont la célèbre beauté semblait défier le temps.

Rodolphe, lui ressemblait. Il avait ses traits, ses yeux inquiets, son allure véritablement impériale. Et Stéphanie brûla aussitôt du désir de plaire à cette femme, de lui ressembler en tout, excepté peut-être ce goût forcené qu’elle avait pour les voyages. Stéphanie, elle, entendait bien ne jamais quitter son époux ni délaisser ses devoirs de souveraine pour courir le monde en solitaire.

En regardant tomber la pluie sur les jardins de Schönbrunn, Stéphanie songea qu’elle approchait du dénouement si impatiemment attendu : dans quelques heures, elle serait mariée…

Un instant, sa pensée s’en alla vers sa tante Charlotte qui, un jour, avait elle aussi attendu dans une chambre de ce palais l’heure de son union avec un bel archiduc. Charlotte qui, jetée à bas de son trône exotique, vivait à présent, l’esprit perdu à jamais, recluse au château de Bouchout, en Belgique… Mais Stéphanie repoussa vivement l’image déprimante. Son destin à elle n’aurait rien de comparable. Elle allait être heureuse, follement heureuse…

Une voix solennelle la tira de sa méditation :

— Votre Altesse est déjà levée ? C’est bien, car il est temps pour Votre Altesse de se préparer, mais elle risque de prendre froid…

La princesse Schwartzenberg, grande maîtresse de la maison de l’impératrice, venait d’entrer. Stéphanie lui adressa un sourire timide.

— Vous avez raison, princesse. Je crois bien que j’ai froid.

Quelques heures plus tard, vêtue de brocart blanc tissé d’argent, voilée des plus belles dentelles de Bruxelles et portant la célèbre parure d’opales et de diamants qui avait été celle de l’archiduchesse Sophie, puis de l’impératrice Élisabeth, Stéphanie rejoignait Rodolphe dans le chœur de l’église des Augustins, fleurie et scintillante de cierges. Ce fut avec un sourire rayonnant d’espoir qu’elle tendit la main à celui qui allait devenir son époux.

Les fêtes terminées, le jeune couple, comme le voulait la tradition, gagna le palais de Laxenbourg, un palais d’été situé au sud de Vienne. Stéphanie était recrue de fatigue et d’énervement après cette écrasante journée qui lui avait paru, en réalité, un supplice. Et la pauvre petite archiduchesse de seize ans souhaitait à présent désespérément un coin paisible et douillet où se réfugier avec son cher époux.

Mais Laxenbourg n’avait rien d’un nid d’amoureux. Personne, apparemment, n’avait pris soin de le préparer pour la lune de miel. Pas de confort, des pièces froides, hostiles. Pas une fleur ! L’ambiance de Laeken, toujours abondamment fleuri, son confort moderne et sa propreté typiquement belge, étaient bien loin !

Au seuil du glacial château, Stéphanie sentit l’envie de pleurer étreindre sa gorge. Elle comprenait maintenant un peu mieux ce qu’avait voulu dire sa sœur Louise, mariée depuis plusieurs années – et mal mariée ! – au prince Philippe de Cobourg, compagnon habituel des plaisirs de Rodolphe, qui, en l’embrassant au moment du départ, lui avait chuchoté :

— Courage, Steffie ! Ce n’est qu’un mauvais moment à passer !

Un mauvais moment ? Comment les premières heures d’intimité d’un jeune couple pouvaient-elles être un mauvais moment ? Philippe, bien sûr, était une brute. Mais Rodolphe, le cher, le bien-aimé Rodolphe ?

À vrai dire, il paraissait bien lointain, ce soir, le bien-aimé Rodolphe. Il avait commencé à grogner en arrivant à Laxenbourg. Il avait houspillé les serviteurs et réclamé à souper. Un morne souper où, trop fatigués, les deux époux n’avaient pas trouvé trois mots à échanger. Stéphanie se raidissait, corsetée par son éducation de princesse royale, pour ne pas éclater en sanglots et ne pas lui montrer à quel point elle était déçue. Elle attendait des mots tendres, des caresses mais, en se levant de table, Rodolphe se borna à lui dire, avec un sourire il est vrai :

— Je vais fumer un cigare dans la salle de billard. J’irai vous rejoindre tout à l’heure.

La nuit qui suivit fut un désastre. Habitué à des maîtresses ardentes et averties qu’il choisissait d’ailleurs volontiers chez les tziganes, Rodolphe avait trouvé charmante, mais un peu trop couventine, cette petite Belge affolée, qu’il aurait fallu amener, avec beaucoup de douceur et de patience à cet instant crucial où la jeune fille devient femme. Mais si Stéphanie lui inspirait une certaine affection, Rodolphe n’était pas véritablement amoureux et, surtout, il n’avait aucune patience. Cette nuit de noces ne fut pour lui qu’une formalité comme une autre, et il s’en acquitta assez cavalièrement.

Au matin, Stéphanie mariée, découvrait que, si elle aimait passionnément son époux, il ne lui rendait qu’un sentiment assez tiède, et se sentit désespérément seule. Elle pensait à sa sœur Louise, s’échappant de la chambre nuptiale à l’aube de ses noces et se réfugiant, sanglotante et désespérée, dans l’orangerie de Laeken… Le sort des princesses royales était-il vraiment de ne connaître dans les premiers temps du mariage que des moments pénibles ?

À vrai dire, Louise semblait s’être accommodée de Philippe et de la vie viennoise. Très élégante, très dépensière, très courtisée, elle ne s’occupait plus guère de son époux, et c’était elle qui avait conseillé à Rodolphe, avec qui elle avait quelque peu flirté, d’épouser sa petite sœur.

— Elle me ressemble, lui avait-elle dit. Elle te plaira…

Lui plaire ? Stéphanie en venait à se demander si elle y parviendrait jamais…

En fait, elle ne devait jamais ni comprendre son époux ni être comprise de lui. Et avec le recul du temps, il paraît difficile d’en faire grief à Stéphanie. Qui aurait pu comprendre Rodolphe ?

Instable, d’une intelligence certaine mais tournée vers l’impossible, il avait le goût de la violence, la hantise de la mort et il détestait d’instinct tout ce que Stéphanie avait appris à admirer : la royauté, la cour, les principes rigides. Ses idées avancées, révolutionnaires même, inquiétaient l’empereur au même titre que ses fréquentations, ses trop nombreuses maîtresses et son goût prononcé pour certains vices. Il y avait en lui un perpétuel désir de tuer, qui s’assouvissait sur le gibier passant à la portée de son fusil. Continuellement, devant les yeux horrifiés de Stéphanie, il abattait, dans le parc de Laxenbourg, oiseaux, daims, chevreuils, emporté qu’il était par une frénésie de destruction qui révulsait sa petite épouse. C’était un malade, une imagination exaltée, qui s’accommodait mal d’une petite princesse paisible et habituée aux bons principes. Mais cela, Stéphanie ne le savait pas.

Pourtant, elle montrait tellement de douceur et de bonne volonté que pour elle, un temps, il mit un frein à ses appétits violents. Et puis, elle l’aimait de façon si visible, si touchante !… Durant deux ans, la vie du couple se déroula sans incidents, et même dans une entente qui semblait assez complète.

L’empereur les avait envoyés à Prague et, là, Stéphanie joua parfaitement son rôle de princesse héritière, encore qu’elle eut été quelque peu déroutée par les Tchèques. Elle avait de la dignité, de la bonne volonté, beaucoup de bonne grâce et un sens aigu de son rang. Rien ne la rebutait, rien ne la fatiguait quand il s’agissait de son « métier de future impératrice ». On aurait pu croire que ce métier, elle l’aimait, et c’est peut-être ce qui éloigna le plus Rodolphe : ce métier-là, le prince héritier d’Autriche-Hongrie l’avait en horreur.