— Grand Dieu ! dit-elle. Elle a été assassinée. Alors, affolée, Mme  Sztaray appelle le capitaine :

— Pour l’amour du ciel, accostez vite ! Cette dame est l’impératrice d’Autriche ! Elle est blessée à la poitrine, je ne puis la laisser mourir sans médecin et sans prêtre. Accostez à Bellevue. Je l’amènerai à Pregny chez la baronne de Rothschild :

— Vous n’y trouverez pas de médecin et probablement pas de voiture ! Nous retournons à Genève.

Et l’on revient à l’embarcadère. Avec deux rames et des fauteuils pliants, un brancard est improvisé. Six personnes le portent, tandis que quelqu’un protège d’une ombrelle la tête de la mourante, car c’est une mourante, qui ne reprendra pas connaissance, que l’on amène au Beau-Rivage et que l’on couche dans la chambre qu’elle avait quittée si peu de temps auparavant. L’hôtelière, Mme Mayer, et une nurse anglaise aident à la déshabiller, mais le docteur Golay ne laisse aucun espoir à la comtesse Sztaray épouvantée : l’impératrice se meurt. Quelques minutes plus tard, tout est fini. Élisabeth s’est endormie pour l’éternité, retrouvant dans la mort son inimitable sourire.

Cependant à Schönbrunn, l’empereur était occupé à écrire à sa femme.


« J’ai été heureux du bon moral qui perce dans tes lettres et de ta satisfaction pour ce qui est du temps, du climat et de ton appartement… »


Puis, il passa le reste de sa journée à revoir des documents et à préparer son départ pour les grandes manœuvres. À quatre heures et demie il voit arriver son aide de camp, le comte Paar, et lève la tête.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher Paar ?

— Majesté !… Votre Majesté ne pourra pas partir ce soir. Je viens de recevoir une très mauvaise nouvelle, hélas !

— De Genève ?

Et il arrache la dépêche des mains du comte, la lit et chancelle.

— Un second télégramme ne peut manquer d’arriver ! Télégraphiez ! Téléphonez ! Cherchez à savoir !…

Il n’a pas le temps d’achever sa phrase. Un second aide de camp apparaît… portant une seconde dépêche.

« Sa Majesté l’impératrice décédée à l’instant… » Alors, l’empereur s’écroule en sanglotant, la tête dans ses bras. On l’entend murmurer :

— Rien ne me sera donc épargné sur cette terre… Mais déjà, la terrible nouvelle court le monde, arrive chez la fille aînée, Gisèle, à Munich, et chez Marie-Valérie. Toutes deux accourent auprès de leur père. Elles sont là, et toute l’Europe avec elles quand, le 16 septembre, s’ouvrent, devant la dépouille mortelle d’Élisabeth, les portes de bronze de la crypte des Capucins, où elle va reposer auprès de son fils et de son beau-frère, les deux autres victimes de la malédiction de la comtesse Bathyany.

Quant à Luccheni, qui, non seulement ne montra aucun regret de son crime, mais encore fit preuve durant le procès de la plus révoltante satisfaction, il devait être condamné, selon la loi suisse, à la prison perpétuelle. Mais il ne put supporter, lui qui se considérait comme un héros romain, le régime des condamnés de droit commun et, au bout de deux années, se pendit dans sa prison à l’aide de sa ceinture…







LA SANGLANTE


COURONNE DU MEXIQUE

Le roman tragique


de Charlotte et Maximilien






Le tour d’Europe d’un archiduc

Au premier coup de minuit sonné à l’horloge de la Hofburg, Johann Strauss frappa son pupitre de sa baguette et l’orchestre cessa de jouer. Le bal s’arrêta. Le Mardi gras venait de prendre fin et, avec les premières minutes du jour nouveau, commençait le Carême. Les couples se séparèrent, les femmes sur une révérence, les hommes sur un salut protocolaire, et l’archiduchesse Sophie se leva. Toutes les dames qui somnolaient plus ou moins, bien droites sur leurs chaises le long des murs de la salle de danse, en firent autant. Réveillée en sursaut, la comtesse Dietrichstein qui, elle, dormait à poings fermés et même ronflait quelque peu, sauta sur ses pieds avec un petit cri d’effroi.

Le face-à-main orné de diamants de l’archiduchesse s’arrêta tour à tour sur chacun de ses quatre fils : l’empereur François-Joseph, qui reconduisait sa danseuse, la séduisante comtesse Ugarte, les archiducs Charles-Louis et Louis-Victor, qui en faisaient autant, et aussi le second fils, l’archiduc Maximilien, le plus grand des quatre. Maxl, comme on l’appelait familièrement, semblait avoir beaucoup de peine à prendre congé de sa danseuse, une belle jeune fille blonde, la comtesse von Linden, qui était fille de l’ambassadeur du Wurtemberg. Elle était ravissante ce soir, dans une robe de tulle blanc toute simple sur laquelle s’étalait un magnifique bouquet de fleurs d’oranger qui avait fait jaser les commères toute la soirée. Mais l’archiduchesse toussota et le jeune homme, rappelé aux convenances, consentit enfin à ramener la jeune fille à sa mère.

— À bientôt, lui chuchota-t-il. Et merci d’avoir porté mon bouquet ce soir…

Cette phrase innocente alla malheureusement tomber dans l’oreille du gouverneur du prince, le comte de Bombelles, qui exerçait aussi l’office de maître des cérémonies et allait en faire toute une histoire.

Bombelles était un vieillard quinteux, grognon, tatillon, et d’autant plus austère que sa vie n’avait pas toujours été irréprochable. Il avait été l’amant d’abord puis le troisième mari de la sentimentale Marie-Louise, veuve de Napoléon Ier puis du général Neipperg. Il est vrai qu’en observant le maigre vieillard, ridé comme une pomme séchée, on éprouvait quelque peine à croire qu’il eût pu faire éclater de dévorantes passions. Mais n’ayant plus le droit d’être un homme à femmes, Bombelles se vengeait en empoisonnant l’existence de ceux qui en avaient encore la possibilité. Et le protocole était devenu son unique raison d’être. À peine les invités retirés, il demanda audience à l’archiduchesse et lui rapporta ce qu’il avait entendu.

Une heure plus tard, l’empereur était informé. Il refusa d’abord de prendre la chose au sérieux.

— Croyez-vous vraiment que ce soit si grave, ma mère ? demanda François-Joseph en souriant. Offrir un bouquet à une jeune fille n’est pas un crime.

— Si, quand on est archiduc d’Autriche et que le bouquet est en fleurs d’oranger. Voyons, Franz, comment ne comprends-tu pas que cette petite Linden va s’imaginer une foule de choses folles ? Je suis certaine qu’elle se voit déjà archiduchesse. Il faut faire quelque chose. Maxl est complètement fou.

Cette histoire ennuyait l’empereur, qui aimait beaucoup son frère. Sensible lui-même au charme féminin comme tout jeune homme normalement constitué, il lui trouvait beaucoup de circonstances atténuantes : la petite Linden était charmante. Et à vingt-trois ans, même lorsque l’on est empereur, il est difficile d’être sévère. Mais François-Joseph connaissait suffisamment sa mère pour savoir qu’elle le harcèlerait jusqu’à ce qu’il ait pris une décision conforme à ses propres volontés. Il réfléchit un moment, puis hasarda :

— Le mieux serait peut-être qu’il voyage un peu. Pourquoi ne pas en faire un marin ? Il se passionne pour les choses de la mer. Nous l’enverrions à Trieste et il naviguerait.

Le front soucieux de l’archiduchesse Sophie se détendit :

— C’est une excellente idée, mon cher Franz. Qu’il parte dès demain. Nous ne devons pas risquer qu’il revoie cette petite… qu’il oubliera très vite.

Ainsi fut fait. Dès le lendemain, Maximilien, tout ahuri, se vit embarqué pour les rives bleues de l’Adriatique et s’en alla visiter la flotte autrichienne. Il admit que c’était là une chose tout à fait intéressante, mais n’en continua pas moins à soupirer après sa petite comtesse. Et comme, décidément, l’empereur avait des remords d’avoir ainsi expédié son frère sans tambours ni trompettes, alors qu’une simple explication entre frères eût sans doute suffi, François-Joseph rappela Maxl au bout de quinze jours, sans rien dire à sa mère.

Naturellement, Maximilien ne se le fit pas dire deux fois et revint à Vienne sans perdre un instant. Mais avant de regagner le palais, il fit arrêter sa voiture devant certaine fleuriste du Ring et fit envoyer à la comtesse von Linden un gros bouquet de roses pâles.

Le soir même, à l’Opéra, où la famille impériale s’était rendue au grand complet, la petite comtesse portait entre ses mains gantées de blanc le fameux bouquet de roses qu’elle passa la soirée à respirer en regardant mélancoliquement du côté de la loge impériale où Maxl la couvait des yeux. L’archiduchesse Sophie pensa en étrangler de fureur. À vingt et un ans, on n’a pas le droit de se conduire avec cette coupable légèreté, surtout lorsque l’on est frère d’empereur.

Le conseil de famille fut plutôt orageux, et l’insupportable Bombelles, scandalisé plus que tout le monde, ne se fit pas faute de jeter de l’huile sur le feu. Soupirant intérieurement, François-Joseph se décida à réexpédier le coupable, mais beaucoup plus loin. Cette fois, il s’agissait d’un long voyage d’exploration au Proche-Orient, un voyage protocolaire aussi au cours duquel l’archiduc visiterait le sultan et tous les princes orientaux qu’il pourrait trouver. On lui adjoignit comme compagnon de voyage un Hongrois, le comte Julius Andrassy, grand seigneur aimable et de haute valeur morale. Brusquement promu contre-amiral, le pauvre amoureux quitta Vienne le désespoir au cœur et s’engagea dans son périple oriental, tandis que son empereur de frère se préparait à se rendre à Ischl afin d’y rencontrer sa cousine, la princesse Hélène de Bavière, que Sophie souhaitait lui voir épouser.


Maxl fit consciencieusement son métier d’ambassadeur et se montra un touriste plein de bonne volonté. Il alla même jusqu’à visiter le marché aux esclaves de Smyrne où il put admirer de fort belles créatures très dévêtues, incident de voyage dont il fit ingénument la relation écrite à l’usage de sa famille, et dont l’archiduchesse conçut une migraine. Vraiment, ce garçon donnait dans le dévergondage, et le mieux serait encore de lui trouver une épouse. Tandis que Maximilien prenait le chemin du retour, vers le milieu de l’été 1854, Sophie se mit en campagne pour trouver une seconde belle-fille, à son goût celle-là…