Mère et fille retrouvent avec joie leur ancienne intimité, mais la tendresse de la jeune femme est impuissante à lutter contre les pensées morbides de la mère.
— Je désire la mort ! dit souvent Élisabeth. J’ai rayé de ma vie le mot espoir.
Peut-être pourrait-elle retrouver quelque douceur auprès de ses petits-enfants, mais leur vue lui est plus pénible qu’agréable. Prisonnière d’elle-même et de ses fantasmes, elle ne songe toujours qu’à s’échapper… fuir ! Vers où ? Pourquoi ? Elle ne le sait pas. Seule, la vue de la nature lui apporte quelque apaisement.
Quand Marie-Valérie la quitte pour rentrer chez elle, Élisabeth ne la suit pas. Elle se rend à Brükenau, puis à Ischl, où l’empereur la rejoint pour quelques jours. Lorsqu’ils se quittent de nouveau, la comtesse Sztaray remarque qu’Élisabeth a les yeux pleins de larmes. Pressentiment peut-être ? Jamais plus François-Joseph ne devait revoir Sissi…
Il lui écrit, le 17 juillet.
« Tu me manques infiniment. Toutes mes pensées sont près de toi et c’est avec douleur que je pense au temps cruellement long de la séparation. La vue de tes chambres vides me fait mal… »
Mais Élisabeth ne revient pas. Elle s’éloigne, au contraire, gagne la Suisse, qu’elle aime malgré les craintes du cabinet impérial : en effet, la Suisse est alors le rendez-vous de tous les anarchistes et de tous les révolutionnaires, que sa neutralité protège. Et il en est de dangereux…
Le 30 août, l’impératrice, sous le nom de comtesse de Hohenembs, s’installe au Grand Hôtel de Caux, au-dessus de Territet, en compagnie de la comtesse Sztaray, du général de Beszevicky, de trois autres dames d’honneur, de son lecteur grec Barker et de quelques domestiques. Le temps est superbe et, avec délices, Élisabeth reprend les longues promenades à pied qu’elle affectionne… et qui mettent au supplice ses dames d’honneur exténuées.
Au même moment, se trouvait à Genève, un homme inquiétant. Il se nommait Luigi Luccheni, âgé de vingt-six ans, Italien né à Paris ; ancien soldat à la tête farcie de journaux subversifs et qui souhaitait s’illustrer en abattant quelque « grosse tête ». En réalité, Luccheni n’était pas tellement fixé sur la personnalité qu’il voulait tuer. Anarchiste plus qu’anarchisant, il souhaitait seulement que ce fût quelqu’un de très connu et, en attendant, il s’était fabriqué une arme pour le grand jour : un tire-point de cordonnier.
— J’aimerais bien tuer quelqu’un, confiait-il alors à l’un de ses camarades anarchistes, mais il faudrait que ce soit quelqu’un de très connu, pour qu’on en parle dans les journaux.
Ainsi, muni d’une arme, Luccheni se cherche une victime et songe d’abord au prince Henri d’Orléans, qui séjourne fréquemment à Genève. Il pense aussi à partir pour Paris, afin d’intervenir dans l’affaire Dreyfus, mais le voyage coûte cher… C’est alors que les journaux annoncent la prochaine arrivée à Caux de l’impératrice Élisabeth… Dès lors, Luccheni sait qui il frappera : ce sera tellement plus facile que d’aller à Paris !
À Caux, Élisabeth reprend des forces. Elle écrit de longues lettres à sa fille, lui raconte ses excursions et lui annonce qu’elle engraisse… en ajoutant qu’elle craint terriblement de ressembler un jour à sa sœur, la reine de Naples. Elle est presque gaie, mais son entourage se met à trembler quand elle annonce son intention d’accepter l’invitation de la baronne de Rothschild, qui souhaite lui faire visiter sa villa de Pregny dont les serres sont parmi les plus belles du monde. Le général Beszevicky s’affole, et confie à la comtesse Sztaray ses inquiétudes :
— Genève est dangereuse, comtesse ! Qui sait ce qu’il peut passer par la tête de ces anarchistes qui l’infestent.
Mais Élisabeth tient à sa visite.
— Dites au général que ses inquiétudes sont ridicules, déclare-t-elle à sa dame d’honneur. Que pourrait-il donc m’arriver à Genève ?
De même, elle refuse le yacht que souhaitait lui envoyer la baronne de Rothschild. La raison profonde en est que les Rothschild interdisent formellement à tous ceux qui sont à leur service d’accepter des pourboires. Et le 9 septembre au matin, Élisabeth, accompagnée de la comtesse Sztaray, monte sur un bateau de la Compagnie générale de Navigation pour gagner Genève. Elle passera la nuit à l’hôtel Beau-Rivage où le général, le docteur Kromar, ses serviteurs l’ont déjà précédée ; et tout le monde reviendra le lendemain.
Le voyage dure quatre heures. Élisabeth les emploie à bourrer de fruits et de gâteaux un petit garçon qui s’agite dangereusement. À une heure, le bateau accoste et, en voiture, l’impératrice et sa dame d’honneur gagnent Pregny où les attend la baronne, une dame de cinquante-huit ans.
La réception de la baronne est une parfaite réussite, malgré une trop grande débauche de laquais galonnés d’or. Sur une table fleurie d’orchidées était dressé un superbe couvert en porcelaine de Vienne et une musique discrète se faisait entendre. Les trois femmes burent du champagne et dégustèrent un menu délicieux, comportant entre autres « des petites timbales, de la mousse de volaille et une crème glacée à la hongroise ».
Après quoi, on visita les collections qui faisaient de la villa un véritable musée : œuvres d’art, tapisser ries, oiseaux exotiques, serres royales, tout plut infiniment à l’impératrice, qui se retira enchantée de sa journée après avoir signé le livre d’or de la baronne. Mais heureusement sans le feuilleter, car elle eût pu voir s’étaler sur une page blanche une signature qui l’aurait bouleversée : celle de son fils Rodolphe.
De retour à Genève, Élisabeth et Irma Sztaray vont manger des glaces (l’impératrice en raffole), puis rentrent à l’hôtel où, d’ailleurs, la souveraine passe une mauvaise nuit. Cette nuit est trop lumineuse, trop belle, et la sensibilité d’Élisabeth l’éprouve avec une acuité presque douloureuse.
Le lendemain, dix septembre, elle se lève à neuf heures, puis se rend rue Bonivard, chez un marchand de musique, pour acheter un orchestrion et des rouleaux de musique qu’elle destine à Marie-Valérie. Elle pense que l’orchestrion « fera plaisir à l’empereur et aux enfants… »
Puis, elle rentre à l’hôtel, s’habille pour le départ et boit un verre de lait dont elle oblige la comtesse Sztaray à prendre sa part.
— Goûtez ce lait, comtesse, il est délicieux ! À une heure trente-cinq, les deux femmes quittent l’hôtel à pied et suivent le quai pour gagner l’embarcadère. Elles ne remarquent pas un inconnu qui vient à leur rencontre et qui, cependant, agit d’étrange façon : il se cache derrière un arbre, repart, se cache encore. Soudain, il se dresse devant l’impératrice, la frappe d’un coup de poing, ou de ce qu’elle croit être un coup de poing, après avoir bousculé la comtesse, et s’enfuit tandis que Mme Sztaray pousse un cri perçant et que l’impératrice s’affaisse. L’homme n’ira pas loin : dans une rue voisine, deux passants le poursuivent, le ceinturent et l’arrêtent.
Cependant, des gens s’attroupent autour de cette femme en noir, encore très belle, qui est tombée à terre. Son opulente chevelure dénouée a heureusement amorti le choc. Un cocher aide à se relever celle qui, pour tous, n’est qu’une étrangère de plus.
— Mais, je n’ai rien, dit-elle.
On veut l’aider à remettre de l’ordre dans sa toilette : elle refuse.
— Ce n’est rien ! Dépêchons-nous ! Nous allons manquer le bateau.
Puis, tout en se dirigeant vers la passerelle, elle dit à la comtesse :
— Que pouvait bien vouloir cet homme ? Peut-être ma montre ?
C’est de son pas habituel, refusant l’aide d’Irma Sztaray, qu’elle atteint le bateau. Mais elle a conscience d’avoir mauvaise mine.
— Je suis pâle, n’est-ce pas ?
— Un peu. Sans doute est-ce l’émotion. Votre Majesté souffre-t-elle ?
— La poitrine me fait un peu mal…
À ce moment, le portier de l’hôtel accourt.
— Le malfaiteur est arrêté ! crie-t-il. L’impératrice atteint la passerelle du bateau, la traverse, mais à peine a-t-elle mis le pied sur le pont qu’elle se tourne subitement vers sa compagne.
— À présent, donnez-moi votre bras, vite ! Vivement, la comtesse la saisit, mais elle n’a pas la force de la retenir. Élisabeth perd connaissance et s’affaisse de nouveau, lentement. Irma s’agenouille et prend sur sa poitrine la tête si blanche.
— De l’eau, de l’eau ! s’écrie-t-elle, et un médecin !…
On apporte de l’eau, elle en asperge la figure de l’impératrice, qui ouvre les yeux, des yeux qui déjà perdent leur regard. Faute de médecin, une passagère se propose. Elle est infirmière et se nomme Mme Dardalle. Le capitaine du bateau, Roux, approche et s’inquiète. Comme le bateau n’est pas encore parti, il conseille à la comtesse Sztaray de débarquer, mais on lui répond qu’il ne s’agit que d’une syncope due à la frayeur.
Pour que la malade ait de l’air, trois messieurs se proposent à la porter sur le pont. On étend Élisabeth sur un banc, et tandis que Mme Dardalle lui fait faire quelques mouvements respiratoires, la comtesse ouvre la robe, coupe le corset et glisse dans la bouche de l’Impératrice un morceau de sucre imbibé d’alcool. Sous son action, la malade ouvre les yeux, se redresse.
— Votre Majesté se sent-elle mieux, chuchote la comtesse.
— Oui, merci…
Elle s’assied, regarde autour d’elle, puis demande :
— Mais qu’est-il donc arrivé ?
— Votre Majesté s’est trouvée mal. Mais cela va mieux, n’est-ce pas ?
Cette fois, elle n’obtient pas de réponse. Élisabeth vient de retomber en arrière, sans connaissance.
— Frottez-lui la poitrine ! conseille Mme Dardalle. La comtesse délace alors le cache-corset et sur la chemise de batiste mauve aperçoit une tâche brunâtre percée d’un petit trou puis, au-dessus du sein gauche, une petite blessure qui retient un caillot de sang.
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