Ce qui est certain, par contre, c’est la haine que cette amitié insigne valut à Mme Schratt de la part de certains personnages. Le plus acharné fut le prince de Montenuovo. Cet homme aux idées étroites, pétri de morgue plus qu’aucune altesse impériale, fut l’un des mauvais génies du règne et l’une des causes d’exacerbation de bien des problèmes familiaux des Habsbourg. Rodolphe eut à en souffrir ainsi que l’impératrice. Plus tard ce furent François-Ferdinand et son épouse morganatique, car c’était un homme qui ne désarmait jamais.
Tant que vécut Élisabeth, cependant, il n’osa pas trop faire sentir son animosité à Mme Schratt. Mais dès que Sissi fut tombée sous le poignard de l’assassin Luccheni, il donna libre cours à sa méchanceté. Mme Schratt fut chassée du Burgtheater pour avoir défendu une pièce qui mettait en scène Napoléon Ier. Et malheureusement, l’Empereur, peut-être mal informé, ne fit rien pour défendre son amie.
D’ailleurs, cruellement frappé par la mort de sa femme, il semblait avoir perdu presque toute sa vitalité. Le malheur s’abattait sur lui avec trop de régularité. Après Élisabeth, ce fut son héritier, assassiné à Sarajevo, ce fut la guerre. La fin du règne de François-Joseph sombrait dans le drame et le sang…
Au soir du 21 novembre 1915, par un sec et glacial coup de téléphone, Montenuovo apprit à Mme Schratt la mort de l’empereur, en lui précisant qu’il était peu souhaitable qu’elle vînt saluer la dépouille mortelle.
Poussée par une tendresse vieille maintenant de trente ans, elle osa passer outre et, portant deux roses, elle se rendit timidement à l’entrée des appartements impériaux, prête à implorer le maître des cérémonies de la laisser entrevoir encore une minute son vieil ami.
Mais elle n’eut pas à prier. Celui qu’elle vit venir à elle, c’était le nouvel empereur, Charles, qui, sans un mot mais doucement, vint prendre par la main cette dame déjà âgée, en larmes, pour la mener près de la couche funèbre, où elle se laissa tomber à genoux en sanglotant.
Le paisible roman était fini, mais Katharina Schratt devait longtemps encore en conserver pieusement la mémoire, car c’est seulement le 17 avril 1940 que s’éteignit celle que les Autrichiens avaient fini par baptiser, avec un peu de tendresse, l’impératrice sans couronne…
« Sissi » et la malédiction
Le 8 octobre 1849, dans Pesth, où les troupes du prince Windischgraetz, soutenues par les régiments russes du tsar, écrasaient dans le sang la Révolution de Kossuth, un homme sage, qui n’avait cherché que le salut de son pays, tombait sous les balles d’un peloton d’exécution. C’était le comte Lajos Bathyany, ancien Premier ministre. Il avait quarante-trois ans et, pour lui, la fusillade prit l’allure d’un affreux massacre.
À demi folle de douleur la comtesse, sa femme, lança alors contre le jeune empereur François-Joseph, au nom duquel s’était fait la tuerie, une malédiction désespérée.
— Que Dieu le frappe dans tout ce qu’il aime et dans toute sa lignée !
Et le destin, alors, se mit en marche…
Pourtant, François-Joseph n’était pas vraiment coupable. Il n’avait que dix-neuf ans, et sa montée au trône impérial d’Autriche ne datait que de quelques mois. C’était le 2 décembre précédent, à huit heures du matin, que le Premier ministre, prince Schwartzenberg, avait donné lecture du document qui le déclarait majeur, en même temps que de ceux portant l’abdication de l’empereur Ferdinand Ier et la renonciation au trône de l’archiduc François-Charles et de l’archiduchesse Sophie, parents du jeune prince. La révolution hongroise avait été simultanée, et à Schwartzenberg, soutenu par l’archiduchesse Sophie, incombait la responsabilité réelle du premier grand drame moderne subi par la noble Hongrie.
Pourtant, c’était à François-Joseph que s’adressait la malédiction de la comtesse Bathyany et c’est bien lui qui allait la subir. Le 24 avril 1854, il épousait sa cousine Élisabeth, fille du duc Max en Bavière, dans les circonstances que l’on sait. Tout semblait sourire à ce jeune couple, qui possédait tout : jeunesse, beauté, qualités de cœur, amour, et l’une des plus puissantes couronnes du monde. Mais la ravissante Élisabeth apportait, masquée par son éclatante beauté, la lourde hérédité des Wittelsbach, leur romantisme exacerbé, leur sensibilité d’écorchés vifs et leur goût de l’errance. Jointe à celle des Habsbourg, elle recelait le germe de tous les drames et de toutes les possibilités tragiques.
Rapidement, Élisabeth étouffa dans le corset de l’impitoyable étiquette viennoise, copiée sur celle des rois d’Espagne. L’amour, jamais démenti, de son époux ne pouvait l’empêcher de chercher ses rêves aux quatre horizons, dans des voyages au loin, comme en rêvait son cousin, le roi fou, Louis de Bavière. Pour François-Joseph, elle résumait tout l’amour du monde, un amour perpétué dans les quatre enfants qu’elle lui donna. Et il pensait que tant qu’il aurait sa chère « Sissi » et ses enfants, aucune catastrophe ne l’atteindrait vraiment. Véritable bourreau de travail, prisonnier d’une bureaucratie tatillonne et outrageusement conservatrice, il passait sa vie aux commandes de son énorme empire, s’efforçant de laisser à Élisabeth le plus de liberté possible, puisque là était son plaisir.
Pourtant, un premier drame l’atteignit, après une première douleur, qui avait été la mort, le 20 mai 1857, de leur premier enfant, la petite Sophie. Le 19 juin 1867, son frère, l’empereur du Mexique, Maximilien, tombait sous les balles des guérilleros de Juarez et l’impératrice Charlotte sombrait dans la folie.
Le second drame écrasa les deux époux : le 20 janvier 1889, l’archiduc Rodolphe, héritier de l’Empire, se suicidait au pavillon de chasse de Mayerling, en compagnie de la jeune baronne Vetsera. De ce jour, l’impératrice voyageuse devint l’impératrice errante : ne pouvant plus endurer Vienne, elle n’y faisait que de brefs séjours, et repartait pour Corfou, pour Londres, pour Madère, pour n’importe où, se jetant aux quatre coins de l’Europe comme un oiseau affolé, suivie d’une poignée de serviteurs dévoués. La mort la hantait, celle de son fils plus encore que celle, cependant si tragique, de son cousin Louis II, mort noyé dans le lac de Starnberg. Et la mort, semblait la poursuivre. Elle lui réservait un dernier coup, particulièrement cruel : le 4 mai 1897, la plus jeune de ses sœurs, Sophie, duchesse d’Alençon, périssait brûlée vive dans l’incendie du Bazar de la Charité.
Élisabeth se trouvait alors à Lainz quand la nouvelle l’atteignit. Accablée, elle ne voulut voir personne et ne reçut que François-Joseph, accouru de Vienne pour la réconforter. Elle était alors dans un tel état de nerfs, si pâle et si souffrante que l’empereur la supplia d’aller se reposer aux eaux de Kissingen qui lui faisaient toujours grand bien.
La prévision s’avéra pour un temps, car le besoin de fuite de l’Impératrice allait la reprendre rapidement. En juin, elle retournait à Lainz, puis à Ischl, où son moral allait retomber plus bas encore.
— Elle parle tant de la mort, confia l’empereur à l’ambassadeur d’Allemagne, que je m’en trouve tout déprimé.
Mais, déjà, Ischl lui semblait étouffant. Le 29 août, partait pour Meran, afin d’y suivre une cure uvale. Elle parvint à y demeurer un mois. Quand elle quitta Méran, ce fut pour se rendre auprès de sa plus jeune fille, Marie-Valérie, mariée à l’archiduc François Salvator, prince de Toscane, depuis 1890. Le couple depuis peu le château de Wallsee et l’impératrice, un instant, s’y trouva bien.
Malheureusement, elle ne s’est jamais faite au rôle de belle-mère et, en novembre, elle s’éloigne encore : cette fois, elle quitte l’Autriche, se rend à Paris, pour y passer Noël entre ses deux sœurs, Marie, reine de Naples, et Mathilde, comtesse de Trani. Sa santé est si mauvaise qu’elle renonce à se rendre aux Canaries comme elle en avait formé le projet, au grand soulagement de François-Joseph qui, enfermé dans sa Hofburg, où il passe seul son soixantième anniversaire, lui écrit :
« Je n’ai trouvé dans ta lettre qu’une seule parole réconfortante : tu renoncerais à ton voyage sur l’océan ? Comme je t’en serais reconnaissant. Car au milieu de mes soucis politiques, te savoir en mer et rester sans nouvelles de toi, c’est plus que je n’en pourrais supporter. Par le temps qui court, tout est à craindre… »
Elle renonce aussi à se faire soigner par le docteur Metzger, un charlatan d’ailleurs, et, après avoir fleuri la tombe de la duchesse d’Alençon et celle d’Henri Heine, elle quitte à nouveau Paris avec sa dame d’honneur, la comtesse Sztaray et une suite réduite. La voilà à Marseille d’où elle gagne San Remo, où elle se remet un peu malgré une névrite dans l’épaule qui l’empêche de dormir.
« Cela finira bien un jour, écrit-elle à Marie-Valérie. Le repos éternel n’en sera que meilleur… »
Mais elle ne tarde pas à s’ennuyer. En vain, elle insiste auprès de François-Joseph pour qu’il la rejoigne à San Remo. Accablé de travail, l’empereur doit refuser mais écrit, le 25 février 1898.
« C’est attristant de penser que nous sommes éloignés depuis si longtemps ! Quand et où nous reverrons-nous ?… »
Ils devaient se revoir à Kissingen, le 25 avril. Élisabeth y était revenue après un bref séjour à Territet, sur le lac Léman, qu’elle aimait tout particulièrement.
À Kissingen, les deux époux passent ensemble huit jours si doux et si heureux que l’empereur en est rempli de joie. Ils font ensemble de longues promenades, au cours desquelles « Sissi » manie habilement son ombrelle blanche et son éventail pour se protéger des curieux. Elle est presque gaie et, pour la conserver dans ces bonnes dispositions, François-Joseph, en regagnant Vienne, fait venir auprès d’elle Marie-Valérie.
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