En effet, si son honnêteté naturelle et son courage la poussaient à accepter l’affrontement et le règlement définitif des comptes, son orgueil ne pouvait admettre d’y être contrainte par la force et d’arriver devant Sant’Anna dans une situation si défavorable...

La tartane n’était pas équipée pour recevoir des passagers, encore moins des femmes, mais on avait aménagé pour Marianne une sorte de niche assez confortable où elle trouva un matelas de paille et quelques rudimentaires instruments de toilette en grosse faïence. Le beau pêcheur vint lui apporter une couverture. Marianne, alors, lui adressa un sourire dont elle connaissait depuis longtemps le pouvoir. L’effet en fut instantané : le visage brun parut s’illuminer de l’intérieur et le garçon demeura debout près de la jeune femme, la couverture étroitement serrée sur son cœur, sans plus songer à la lui offrir.

Encouragée par ce succès, elle demanda doucement :

— Comment t’appelles-tu ?

— Il s’appelle Jacopo, Excellenza, intervint aussitôt Giuseppe, mais Madame aura quelque peine à s’en faire entendre : le malheureux est sourd et parle à peine. Il faut l’habitude pour s’en faire entendre, mais, si Madame désire s’adresser à lui, elle peut employer mon truchement...

— En aucune façon, je vous remercie ! fit-elle très vite puis, plus doucement et, cette fois, sincère, elle ajouta :

— Pauvre garçon ! Comme c’est dommage !...

La pitié venait à son secours et lui permettait de masquer sa déception. Elle comprenait, maintenant, l’apparente imprudence de l’odieux Giuseppe s’embarquant, seul avec sa prisonnière, à bord d’un navire dont l’unique matelot se montrait tellement sensible à la séduction d’une femme : lui seul était capable de communiquer avec Jacopo et, en fait, ses mesures étaient bien prises. Mais le bonhomme avait encore quelque chose à dire :

— Il ne faut pas trop le plaindre, Excellenza. Jacopo est heureux : il a une maison, un bateau et une jolie fiancée... et puis il a la mer ! Il ne souhaite ni changer ni tenter les aventures incertaines !

L’avertissement était clair et laissait entendre que le beau sourire de Marianne ayant été percé à jour, il valait mieux ne pas se livrer à des tentatives hasardeuses et vouées d’avance à l’échec. Une fois de plus l’ennemi gagnait.

Furieuse, lasse et au bord des larmes, la passagère forcée alla s’asseoir sur un matelas et s’efforça de faire le vide dans son esprit. Ne valait-il pas mieux, au lieu d’épiloguer interminablement sur une déconvenue, prendre un peu de repos puis chercher d’autres moyens d’échapper à un époux dont elle ne pouvait s’empêcher de craindre qu’il ne voulût pas la lâcher de sitôt... en admettant qu’il n’imaginât pas de la punir plus cruellement.

Elle ferma les yeux, ce qui obligea Giuseppe à s’éloigner. D’ailleurs, une petite brise se levait et, entre ses paupières mi-closes, elle le vit donner à Jacopo l’ordre d’appareiller à grand renfort de gestes. Le bateau glissa le long du canal et gagna lentement la mer libre.

La traversée, en dehors d’un léger grain qui se leva dans la nuit, fut sans histoire mais, le lendemain, en fin d’après-midi, quand apparut à l’horizon bleuâtre une ligne rose, capricieuse et aérienne, qui avait l’air d’un mince volant de dentelle posé au col de la mer, Jacopo diminua la voilure.

A mesure que l’on avançait, le mirage parut s’évanouir et fit place à une longue île plate au-delà de laquelle il semblait n’y avoir rien d’autre qu’un désert vert. C’était une île mélancolique, nue à l’exception de quelques arbres et composée en majeure partie d’une longue frange de sable. Le bateau s’en approcha, la longea un moment puis, comme le rivage semblait fuir vers l’intérieur en une sorte de passe, mit en panne et jeta l’ancre.

Appuyée à la lisse, Marianne cherchait à retrouver le mirage de tout à l’heure. L’île, elle le savait, le lui cachait. L’arrêt la surprit.

— Que faisons-nous ici ? demanda-t-elle. Pourquoi n’avançons-nous plus ?

— Avec votre permission, fit Giuseppe, nous allons attendre la nuit pour gagner le port. Les Vénitiens sont gens curieux et Son Altesse souhaite que l’arrivée de Madame soit aussi discrète que possible. Nous franchirons la passe du Lido dès qu’il fera sombre. La lune, heureusement, se lève tard.

— Mon mari souhaite une arrivée discrète... ou une arrivée secrète ?

— C’est la même chose, il me semble ?

— Pas pour moi ! Je n’aime guère les secrets entre mari et femme ! Mais mon époux semble les affectionner.

Elle avait peur, maintenant, et elle essayait de le cacher. L’angoisse éprouvée quand elle s’était sue au pouvoir du prince lui revenait irrésistiblement malgré les efforts qu’elle avait faits pour la combattre durant le voyage. Les paroles de Giuseppe, son sourire mielleux qui se voulait rassurant, les raisons même qu’il lui donnait, tout cela l’épouvantait. Pourquoi tant de précautions ? Pourquoi cette arrivée furtive si c’était une simple explication qui l’attendait, si elle n’était pas, d’avance, condamnée ? Elle ne pouvait plus s’empêcher de penser qu’elle allait trouver au bout de ce chemin d’eau, une sentence de mort, une exécution sommaire au fond de quelque cave, ces caves vénitiennes qui devaient communiquer si aisément avec l’eau. S’il en était ainsi, qui le saurait jamais ? Qui pourrait seulement retrouver son corps ? Les Sant’Anna, on le lui avait répété, faisaient aisément bon marché de la vie de leurs femmes !

Brusquement, une folle panique s’empara de Marianne, primitive et nue, aussi vieille que la mort ! Périr ici, dans cette ville dont elle rêvait depuis des mois comme du lieu enchanté où devait commencer son bonheur, mourir à Venise où l’amour, dit-on, régnait en maître ! Quelle grimaçante plaisanterie du destin ! Et quand le vaisseau de Jason entrerait dans la lagune, il passerait peut-être, sans le savoir, sur son corps en train de se dissoudre lentement...

Affolée par cette idée atroce et d’un mouvement presque convulsif, elle se jeta vers l’avant du bateau avec l’intention de sauter par-dessus bord. Cette tartane portait sa mort, elle le sentait, elle en était sûre ; elle voulait la fuir...

Au moment où elle se hissait sur le bordage, son élan fut arrêté brutalement par une force irrésistible. Elle se sentit empoignée à bras-le-corps et se retrouva sur la large poitrine de Jacopo, réduite à l’impuissance totale par la seule étreinte de ses bras.

— Allons, allons ! fit la voix trop douce de Giuseppe. Quel enfantillage ! Madame voulait donc nous quitter ? Mais pour aller où ? Il n’y a ici que de l’herbe, du sable et de l’eau... alors qu’un fastueux palais attend Madame !

— Laissez-moi partir ! gémit-elle en se débattant de toutes ses forces mais en serrant les dents pour les empêcher de claquer. Que vous importe ? Vous direz que je me suis jetée à l’eau... que je suis morte ! C’est cela : dites que je me suis donné la mort ! Mais laissez-moi quitter ce bateau ! Je vous donnerai ce que vous voudrez ! Je suis riche...

— Mais bien moins que Son Altesse... et surtout moins puissante ! Or, j’ai une vie modeste, Excellenza, mais j’y tiens. Je ne veux pas la perdre... et c’est sur elle que j’ai dû répondre de la bonne arrivée de Madame !

— C’est insensé ! Nous ne sommes plus au Moyen Age !

— Ici nous y sommes encore dans certaines maisons ! fit Giuseppe avec une soudaine gravité. Je sais,

Madame va me parler de l’Empereur Napoléon. J’ai été prévenu ! Mais ici, c’est Venise et la puissance de l’Empereur s’y fait plus souple et plus discrète. Soyez donc raisonnable !...

Dans les bras de Jacopo qui ne l’avait pas lâchée, Marianne, maintenant, sanglotait, les nerfs brisés, toute résistance anéantie. Elle ne songeait même pas au ridicule qu’il y avait à pleurer ainsi dans les bras d’un inconnu : elle s’appuyait à lui comme elle se serait appuyée à un mur et elle ne pensait plus qu’à une seule chose : tout était fini ; désormais, rien n’empêcherait le prince d’exercer sur elle la vengeance qui lui plairait et elle ne pouvait plus compter que sur elle-même. C’était bien peu.

Pourtant, elle eut soudain conscience de quelque chose d’anormal : l’étreinte de Jacopo, peu à peu, se resserrait et sa respiration se faisait plus courte. Le corps du garçon, pressé contre le sien, se mit à trembler puis elle sentit qu’une de ses mains glissait sur sa taille, remontait sournoisement le long de son buste et cherchait la rondeur d’un sein...

Elle comprit brusquement que le beau pêcheur cherchait à profiter de la situation tandis que Giuseppe s’était éloigné de quelques pas et attendait, d’un air ennuyé, que la crise de larmes fût passée.

La caresse du pêcheur lui fit l’effet d’un révulsif et lui rendit courage : cet homme la désirait assez pour risquer un geste insensé presque sous le nez de Giuseppe. L’espoir d’une autre récompense le pousserait peut-être à prendre d’autres risques...

Au lieu de gifler Jacopo comme elle en avait envie, elle se serra plus étroitement contre lui, puis, s’assurant que Giuseppe, les bras croisés, regardait ailleurs, se haussa sur la pointe des pieds et, rapidement, posa ses lèvres sur celles du garçon. Ce ne fut qu’un instant, après quoi elle le repoussa mais en plongeant dans le sien un regard chargé de supplication.

Il la regarda s’éloigner de lui avec une sorte d’angoisse, cherchant visiblement à comprendre ce qu’elle espérait de lui, mais Marianne n’avait aucun moyen de le lui exprimer. Le moyen de lui faire entendre, par gestes, qu’elle souhaitait le voir assommer Giuseppe et le ligoter proprement, quand celui-ci revenait vers eux ? Cent fois au cours de ces dernières vingt-quatre heures, elle avait espéré trouver sur le bateau un outil lui permettant d’agir elle-même, après quoi obtenir de Jacopo une obéissance totale eût été un jeu d’enfant sans doute, mais le bonhomme était rusé et se gardait bien. Rien ne traînait sur la tartane qui pût servir d’arme et presque jamais il n’avait perdu Marianne de vue. Il n’avait même pas fermé l’œil de la nuit...