Marianne haussa les épaules. Sa mémoire lui restitua instantanément la silhouette athlétique de l’Ethiopien, sa voix profonde et basse.
— Un eunuque, ce garçon ? Allons donc !
— Je n’ai jamais prétendu qu’il le fût. Ce n’est qu’une hypothèse. Quoi qu’il en soit, il nous a bel et bien tirés des griffes de Vali Pacha. Nous avons à peine touché la côte de Morée, sans d’ailleurs quitter le brick où l’on nous avait permis de regagner nos appartements, puis le chebec nous a escortés jusqu’au Bosphore, après qu’Achmet Reis eut fait passer à bord un équipage de fortune.
— Mais les autres hommes de l’équipage, que sont-ils devenus ?
— Les mutins sont morts et le sort que leur a réservé le pacha a dû leur faire regretter la corde ! Quant aux autres, ils seront probablement vendus comme esclaves. Seul O’Flaherty a bénéficié de la même clémence que nous-mêmes.
— Et... Kaleb ?
Jolival eut un geste des deux mains qui traduisait clairement son ignorance.
— Dès l’instant où nous avons touché Monemvasia, en Morée, Kaleb a disparu et comme personne n’a consenti à nous renseigner, aucun de nous ne sait ce qu’il est devenu. Au moment où il nous a quittés, il nous a salués avec beaucoup de courtoisie, puis il s’est volatilisé sans plus laisser de trace qu’un djinn.
J’ajoute qu’il n’a voulu répondre à aucune de nos questions...
— De plus en plus étrange !
Un instant, l’esprit de Marianne s’attarda autour du souvenir de l’esclave éthiopien. Etait-il seulement né au pays du Lion de Juda ? Quant à être esclave... Il en avait si peu l’air ! Non, Arcadius sans doute avait raison : il devait être quelque émissaire du Grand Seigneur, un agent secret peut-être ou Dieu sait quoi ? Mais il était sympathique et elle se sentait contente, même s’il les avait dupés, de le savoir libre et sauf, à l’abri des coups de Leighton. Bientôt, d’ailleurs, sa pensée se détourna de la silhouette parfaite de l’homme à la peau foncée et aux yeux clairs, pour revenir passionnément à sa plus chère préoccupation : Jason.
Ce qu’elle éprouvait était bizarre, complexe. Le savoir tombé à ce point au pouvoir d’un misérable l’angoissait et la révoltait mais, paradoxalement, lui causait une sorte de joie. Maintenant qu’elle savait avec quelle diabolique habileté le médecin s’était emparé de son esprit, elle pouvait lui pardonner ses fureurs, ses injustices et tout le mal qu’il lui avait fait, car elle avait désormais la certitude qu’il n’en était pas responsable.
Elle balayait le passé et se tournait vers l’avenir. Il fallait rechercher Jason, le retrouver, l’arracher à Leighton et, enfin, le guérir...
Mais où chercher ? Mais comment ? A qui s’adresser pour tenter de relever la trace de deux hommes disparus en pleine nuit dans un petit bateau quelque part entre la Crète et la Morée ?
La voix de Latour-Maubourg, qui étouffait un bâillement et que l’envie de dormir alourdissait, vint lui apporter, à point nommé, la réponse :
— Hormis vos joyaux, Princesse, vous retrouverez ici tout ce qui vous appartient, depuis vos vêtements jusqu’aux lettres de créance de l’Empereur et du général Sébastiarri. Puis-je, dès demain, faire au Sérail les ouvertures en vue d’une prochaine audience avec Nakhshidil Sultane ? Pardonnez-moi de sembler vous presser ainsi, car vous avez sans doute besoin de repos, mais le temps, lui aussi, presse et il faudra sans doute plusieurs jours avant d’obtenir satisfaction...
La vie reprenait décidément tous ses droits et, avec elle, cette effarante mission dont l’Empereur avait chargé Marianne.
Par-dessus le bord du verre qu’elle mirait depuis un moment, comme si elle cherchait le secret de l’avenir dans sa transparence dorée, la jeune femme releva sur le diplomate un regard brillant d’espoir.
— Faites ! Monsieur l’ambassadeur et le plus tôt sera le mieux ! Sachez que votre hâte n’égalera jamais la mienne. Mais... serai-je reçue ?
— Je crois que oui, sourit Latour-Maubourg. La Sultane Haseki a, par quelques bruits que j’ai fait courir, déjà entendu parler de cette voyageuse française, sa cousine, d’ailleurs, qui, courant de grands périls pour venir jusqu’à elle, a soudain disparu. Elle a fait exprimer le désir de la voir si d’aventure on la retrouvait. La curiosité, à défaut d’autre sentiment, vous assurera votre audience ! A vous d’en faire bon usage.
Les yeux de Marianne revinrent au verre de Champagne. Maintenant, dans le pétillement des bulles minuscules, elle croyait voir se dessiner un visage flou, sans traits précis, un visage casqué de cheveux clairs aussi fluides et brillants que le vin doré, le visage encore inconnu de celle qui jadis, aux îles, répondait au doux nom d’Aimée et qui, à cette heure, régnait, invisible et toute-puissante, sur l’empire guerrier des Bayezid et des Soliman : Nakhshidil ! La Sultane française, la Sultane blonde, celle qui, seule, avait assez de pouvoir pour lui rendre l’homme qu’elle aimait...
Souriant à cette image, Marianne ferma les yeux... pleine de confiance !
Notes
[1] Diminutif typiquement vénitien de Giovanni.
[2] Tante.
[3] Les Nouvelles Procuraties avaient été élevées au rang de Palais Royal.
[4] Des cellules de Carbonari commençaient à naître en Calabre et en Campanie et envoyaient quelques timides tentacules dans les autres régions.
[5] Chantier.
[6] II devait attendre encore jusqu’en 1822, date à laquelle il put enfin fonder l’hôtel Royal Danieli qui est encore de nos jours le principal palace vénitien.
[7] C’est merveilleux ! Quel bel amour !
[8] Rien à voir avec l’île de la célèbre « victoire ».
[9] Leucade.
[10] Saint-Elie.
[11] Moine grec.
[12] Qui va là ?
[13] Que faites-vous ici ?
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