L’ambassadeur, alors, intervint :

— Madame, dit-il courtoisement, vous êtes hors d’état d’entendre quoi que ce soit en ce moment ! Vous avez subi un choc, vous êtes épuisée, meurtrie, sans doute affamée... Permettez-moi, au moins, de vous faire conduire à votre chambre, d’y faire monter une collation. Ensuite, peut-être...

Mais, déjà, repoussant Jolival et le fauteuil, Marianne s’était levée. Elle avait cru tout à l’heure, sur ce pont désert, qu’il ne lui restait rien au monde à aimer ou à rechercher et elle avait senti la vie s’enfuir de son corps comme le vin d’un tonneau troué. Maintenant, elle savait qu’elle se trompait : Arcadius était là, en face d’elle, bien vivant et il disait que Jason, peut-être, n’était pas mort...

D’un seul coup lui revenaient toute sa vitalité, toute sa combativité. Une sorte de résurrection ! Une espèce de miracle !

— Monsieur l’ambassadeur, fit-elle avec beaucoup de calme, je vous suis profondément reconnaissante de votre accueil, comme de votre hospitalité dont je vais profiter sans hésiter. Mais avant de prendre du repos, je vous supplie de me permettre d’entendre ce que mon vieil ami peut m’apprendre. C’est pour moi... une chose vitale, voyez-vous, et je sais que je ne pourrai dormir tant que je ne saurai pas ce qui s’est passé.

Latour-Maubourg s’inclina :

— Ma maison et moi-même sommes à vos ordres, Princesse. Je vais me contenter, simplement, d’en donner quelques-uns pour que l’on nous serve, sans tarder, un souper dont vous admettrez certainement que vous avez le plus grand besoin... et nous aussi ! Quant à votre sauveur...

Son regard perspicace alla de la figure figée de Théodoros toujours impassible, au visage anxieux de Marianne qui, honteuse de n’avoir songé qu’à elle-même, le priait justement d’avoir soin de son « serviteur » et de le traiter « convenablement ». Puis il eut un bref sourire :

— Je croyais mériter votre confiance, Madame... et cet homme est infiniment moins votre serviteur que je ne le suis moi-même ! L’ambassade de France est lieu d’asile... monsieur Lagos ! Vous y êtes le bienvenu et vous souperez avec nous !

— Vous le connaissez ? fit Marianne abasourdie.

— Mais oui ! L’Empereur, qui admire le courage des Grecs, m’a toujours recommandé de me renseigner aussi étroitement que possible sur tout ce qui les concerne. Peu d’hommes sont aussi populaires, dans les maisons du Phanar, que le Clephte rebelle des montagnes de Morée. Et peu d’hommes peuvent correspondre à sa description : question de dimensions... Vous êtes le bienvenu, mon ami !

Sans répondre, Théodoros s’inclina courtoisement.

Et laissant ses visiteurs mal remis de leur surprise, le comte de Latour-Maubourg quitta la pièce avec une dignité que ne parvenaient pas à diminuer sa vaste robe de chambre en indienne et le madras de soie verte dont il était coiffé.

Aussitôt, Marianne se tourna vers Jolival.

— Maintenant, Arcadius, supplia-t-elle, dites-moi tout ce qui s’est passé depuis que... nous nous sommes quittés !

— Vous voulez dire depuis que ce bandit vous a pour ainsi dire jetée à la mer après nous avoir réduits à l’impuissance et s’être emparé du bateau ? Sincèrement, Marianne, je n’arrive qu’à peine à en croire mes yeux. Vous êtes là, vivante, bien vivante même, alors que, depuis des jours, nous n’osions même plus imaginer que vous ayez pu survivre. Ne comprenez-vous pas que je brûle de savoir...

— Et moi, vous me faites mourir, Jolival ! Et mourir d’angoisse car je vous connais bien : si vous n’aviez une longue suite de désastres à m’annoncer vous seriez déjà en train de me renseigner ! Est-ce donc... si grave ?

Il haussa les épaules et, les mains sous les basques de son habit, se mit à marcher de long en large dans le salon.

— Je ne sais pas ! C’est surtout étrange ! Rien, dès la minute où nous avons été séparés, ne s’est déroulé de façon rationnelle. Mais jugez plutôt...

Pelotonnée au creux d’une bergère, Marianne écoutait déjà et, à mesure que coulaient les paroles, son attention s’y accrochait passionnément, balayant tout ce qui l’entourait.

Jolival, il est vrai, disait des choses tellement extraordinaires...

Le soir qui avait suivi l’abandon criminel de Marianne, alors que la nuit venait de tomber et que la « Sorcière » détournée de sa destination primitive faisait route vers la terre d’Afrique, naviguant à égale distance des côtes de Crète et de Morée, elle avait été rejointe par les chebecs corsaires de Vali Pacha, le redoutable fils d’Ali de Tebelen.

La meute du pacha épirote avait eu raison sans peine d’un navire livré aux seules mains inexpérimentées d’un médecin mégalomane et d’une poignée de forbans. Du moins, les prisonniers, du fond de la cale où ils étaient aux fers, en avaient-ils jugé ainsi d’après la grande brièveté du combat.

Une chose, d’ailleurs, était certaine pour eux : depuis la veille Jason Beaufort ne commandait plus son navire.

— Comment pouvez-vous penser, en ce cas, qu’il puisse être encore vivant ? s’écria Marianne. Leighton l’a certainement tué pour prendre le commandement de la « Sorcière » ?

— Tué ? non. Mais enivré, drogué jusqu’à la moelle ! Et je crois qu’il ne faut pas chercher plus loin l’explication d’une conduite qui, pour nous tous qui le connaissons depuis longtemps, était proprement insensée chez Beaufort. La fureur et la jalousie n’expliquent pas tout et je sais maintenant que, depuis Corfou, notre skipper était au pouvoir de ce Leighton dont nous ne nous sommes pas assez méfiés !...

 » O’Flaherty a fini par m’avouer que le médecin, qui a longtemps pratiqué la traite sur la côte des Esclaves, a appris certains secrets des sorciers de Bénin et d’Ourdah. Après vous avoir dénoncée, il a poussé Beaufort à boire, mais ce que celui-ci absorbait n’était pas uniquement le rhum habituel ou l’honnête whisky !

— S’il n’est pas mort, alors, qu’en a fait Leighton ?

— Il s’est enfui avec lui, sur une chaloupe, durant le bref combat. La nuit était noire et le désordre à son comble. Le mousse qui se cachait derrière un canon les a vus embarquer. Il a reconnu son capitaine qui, selon lui, agissait comme un automate et c’est Leighton qui a pris les rames. J’ajoute qu’il a également pris vos joyaux en guise de viatique car, malgré nos recherches, nous ne les avons pas retrouvés parmi vos affaires.

— Jason abandonner son bateau en péril ! fuir un combat ! articula Marianne incrédule, s’embarquer tranquillement tandis que ses hommes se font tuer ! Mais, Arcadius, c’est invraisemblable !

— En effet, mais je crois vous avoir dit qu’il n’était plus lui-même. Ma chère enfant, si vous vous attachez à tous les côtés invraisemblables de notre odyssée, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Car nous étions persuadés, nous autres gens de la cale, que seule la mort nous attendait aux mains des démons du pacha... ou tout au moins l’esclavage. Or... il ne s’est rien passé de tel. Au contraire, Achmet Reis, le capitaine du chebec « amiral » si j’ose dire, nous a traités avec beaucoup de civilité.

— N’est-ce pas au fond assez naturel ? Vous et Gracchus êtes français et le pacha de Janina n’ose guère rompre en visière avec l’Empereur. Son fils doit poursuivre la même politique...

Arcadius grimaça un sourire sardonique :

— S’il n’y avait eu que notre qualité de Français pour nous sauver, je ne serais pas ici, à cette heure, pour vous conter ce roman, car nous avons bel et bien failli perdre la tête quand nous avons vu surgir dans notre cale une troupe de gaillards écumants dont les cimeterres s’agitaient fort dangereusement. Mais  – et c’est là que la chose devient extraordinaire ! — il a suffi à Kaleb de quelques mots dans la langue de ces énergumènes pour les arrêter net. Ils l’ont même salué bien poliment.

Marianne, abasourdie, le regarda comme s’il délirait :

— Kaleb ?

— Vous n’avez pas oublié, j’imagine, ce dieu de bronze dont vous avez si superbement pris la défense quand Leighton prétendait le faire hacher par le fouet ? Eh bien, je suis obligé de reconnaître que c’est lui qui nous a sauvés ! conclut tranquillement Jolival en acceptant le verre de Champagne qu’un valet, curieusement vêtu de flanelle blanche sous son habit à la française, lui offrait.

L’ambassadeur, revenu depuis un instant et affalé dans un fauteuil, ne perdait ni une bribe du récit de Jolival ni une miette du repas froid, improvisé mais succulent, que ses gens, hâtivement tirés de leur lit, servaient avec une dignité comique.

Marianne, pour sa part, avala d’un trait le contenu de sa flûte comme pour bien se pénétrer des réalités de l’heure présente avant de s’exclamer :

— Il vous a sauvés ? Un esclave échappé de chez les Turcs ? Mais Arcadius, ça ne tient pas debout !

— A première vue, c’est certain ! Mais à ne vous rien cacher, cet étrange fugitif m’a beaucoup donné à penser. D’après Beaufort qui, entre nous soit dit, me paraît plus naïf qu’on ne pourrait le supposer, ce Kaleb fuyait son esclavage turc sur les quais de Chioggia, autrement dit à un nombre respectable de lieues du territoire ottoman. Or, pour mieux fuir ledit esclavage, il s’est fait embarquer sur un navire appartenant à une nation pratiquant notoirement le trafic des gens de couleur, puis il a accepté sans sourciller que ledit navire le ramenât... à Constantinople ! Et, là-dessus, nous découvrons qu’il possède une influence certaine sur les Turcs, ou leurs satellites ! On croit rêver !...

— Vous avez raison : c’est étrange ! Et qu’en avez-vous conclu, mon ami ?

— Que cet homme sert l’empire ottoman à sa manière. N’oubliez pas que les Noirs, ou leurs proches voisins, ont souvent tenu des postes importants auprès des sultans. Ne fût-ce qu’au harem !