La voiture roulait toujours vers les ombres envahissantes du soir. Bientôt, elle y entra, s’y fondit et, de relais en relais, poursuivit à travers la montagne son voyage au bout de la nuit.

Marianne, épuisée, finit par s’endormir après avoir refusé la nourriture que Giuseppe (son ravisseur lui apprit que c’était là son nom) lui offrait. Elle était trop tourmentée pour pouvoir avaler quoi que ce soit.

Le grand jour la réveilla. Et aussi un arrêt brutal de la berline qui s’apprêtait à relayer devant une maisonnette enguirlandée de vigne et de plantes grimpantes. On était au flanc d’une colline que couronnait une petite ville rousse serrée autour d’une forteresse trapue dont les créneaux dépassaient fort peu ses toits. Le soleil éclairait un paysage de champs rectangulaires bien dessinés, creusés de fossés d’irrigation au bord desquels des arbres fruitiers servaient de supports à de larges festons de vignes et, à l’horizon, derrière une épaisse ligne d’un vert très sombre, scintillait un immense voile d’azur argenté : la mer...

La tête de Giuseppe, qui était descendu dès l’arrêt de la voiture, apparut à la portière :

— Si Madame désire descendre pour se dégourdir les jambes et se rafraîchir, je serais heureux de l’escorter !

— M’escorter ? Il ne vous vient pas à l’esprit que je peux souhaiter m’isoler ? J’aimerais, oui j’aimerais faire un peu de toilette. Ne voyez-vous pas que je suis couverte de poussière ?

— Il y a, dans cette maison, une pièce où Madame peut se retirer à son aise. Je me contenterai d’en garder la porte... et elle n’a qu’une très petite fenêtre !

— Autrement dit, je suis prisonnière ! Ne feriez-vous pas mieux de l’avouer honnêtement ?

Giuseppe s’inclina avec un respect trop théâtral pour n’être pas ironique :

— Prisonnière ? Quel mot pour une dame confiée aux soins d’une escorte dévouée ! Je dois simplement veiller à ce que Madame parvienne à destination sans accident et c’est pour cela, pour cela seulement, que j’ai reçu l’ordre de ne la quitter sous aucun prétexte.

— Et si je crie, si j’appelle ! gronda Marianne exaspérée, que ferez-vous, maître geôlier ?

— Je ne conseille ni les cris ni les appels d’aucune sorte, Excellenza, car, en ce cas, mes ordres sont fort précis... et fort affligeants !

Brusquement, la jeune femme, outrée, vit luire dans la main grassouillette du « dévoué serviteur » le canon noir d’un pistolet.

Giuseppe lui laissa tout le temps de le considérer avant de le repasser négligemment dans sa ceinture.

— Au surplus, ajouta-t-il, crier ne servirait de rien. Ce petit domaine et ce relais appartiennent à Son Altesse. Personne ne comprendrait que la Princesse y réclamât du secours contre le Prince !

Le visage de Giuseppe était toujours aussi bonasse mais, à une petite lueur cruelle qui brilla dans son œil, Marianne comprit qu’il n’hésiterait pas un instant à l’assassiner froidement en cas de rébellion.

Battue, sinon résignée, elle décida que, pour le moment, mieux valait capituler. En effet, malgré le confort indéniable de la berline, les mauvais chemins l’avaient rompue et elle souhaitait beaucoup changer de position.

Escortée à trois pas par Giuseppe toujours fidèle à son personnage de serviteur de grande maison, elle entra dans la maisonnettte où une paysanne en jupon coquelicot et fichu pervenche lui offrit sa plus belle révérence. Puis, quand Marianne se fut retirée un moment dans la chambre annoncée pour se rafraîchir, cette femme lui servit un pain bis, du fromage, des olives, des oignons et du lait sur lesquels la voyageuse se jeta affamée. Son refus de se nourrir la veille au soir avait été surtout de gloriole et d’un simple mouvement de mauvaise humeur, stupide d’ailleurs car elle avait plus que jamais besoin de ses forces. Et, dans l’air vif du matin, elle avait découvert qu’elle mourait de faim.

Pendant ce temps, des chevaux frais avaient été attelés à la voiture. Dès que la princesse se fut déclarée prête, l’équipage reprit sa route vers une plaine basse et plate qui semblait s’étendre à l’infini.

Restaurée et rafraîchie, Marianne, malgré les questions qui lui brûlaient les lèvres, choisit de se renfermer dans un silence hautain. Elle était, en effet, persuadée d’arriver bientôt à destination, ce qui rendait les questions inutiles. Ne piquait-on pas tout droit sur la mer, sans dévier ni à gauche ni à droite ? Le but du voyage » devait donc se situer au bord de la mer...

Vers le milieu du jour, on atteignit un gros village de pêcheurs qui boursouflait de ses maisons basses le bord d’un canal sablonneux. Au sortir de l’épaisse pinède dont les grands arbres noirs étalés largement donnaient une ombre fraîche, la chaleur parut plus forte qu’elle n’était en réalité et le village plus morose.

Ici, c’était le domaine du sable. Le rivage, à perte de vue, n’était qu’une immense plage chevelue d’herbes folles par endroits ; et le village lui-même, avec sa tour de guet croulante et ses quelques pans de murs romains, semblait directement issu de ce sable envahissant.

Près des maisons, de grands filets tendus dans l’air immobile séchaient sur des perches, semblables à de gigantesques libellules et, dans le canal qui servait de port, quelques bateaux étaient à l’ancre. Le plus grand, le plus pimpant aussi était une tartane effilée dont un pêcheur en bonnet phrygien préparait les voiles rouges et noires.

La berline s’arrêta au bord du canal et le pêcheur fit un grand geste d’appel. Une nouvelle fois, Giuseppe vint inviter Marianne à descendre :

— Sommes-nous donc arrivés ? demanda-t-elle.

— Nous sommes au port, Excellenza, non au bout du voyage ! La seconde étape doit s’accomplir par voie de mer !

L’étonnement, l’inquiétude et l’irritation furent plus puissants que l’orgueil de Marianne.

— Par mer ? s’écria-t-elle. Mais enfin, où allons-nous ? Vos ordres spécifient-ils que je doive être tenue dans l’ignorance ?

— Nullement, Excellenza, nullement ! répondit Giuseppe avec un salut. Nous allons à Venise ! Le voyage, ainsi, sera moins pénible.

— A Ve...

C’était une gageure ! Et, en vérité, en d’autres circonstances, c’eût été presque drôle cette espèce de rendez-vous universel qui semblait faire de la reine de l’Adriatique le centre même de toutes les préoccupations. En effet, et même s’il y avait mis quelque complaisance, il était important pour Napoléon que Marianne s’embarquât à Venise et voilà que le prince son époux avait choisi cette même Venise pour lui signifier sa volonté ! Si une obscure menace n’avait plané sur elle, Marianne aurait pu en rire...

Pour se ressaisir, elle descendit et fit quelques pas au bord du canal. La paix qui enveloppait ce petit port des sables était profonde. L’absence de vent laissait toutes choses immobiles et le chant des cigales régnait seul sur le village où tout semblait dormir. Hormis le pêcheur qui sautait le bordage pour venir vers les voyageurs, aucun être humain n’était en vue.

— Ils font la sieste en attendant le vent, commenta Giuseppe. Ils sortiront avec le soir, mais nous allons tout de même monter à bord. Madame pourra s’installer...

Il précéda Marianne sur la planche qui reliait le bateau à la terre et l’aida à franchir cet isthme branlant avec tout le respect d’un serviteur stylé tandis que le cocher et l’autre valet, après l’avoir saluée, faisaient demi-tour et disparaissaient dans la pinède avec la voiture.

En apparence et pour un observateur non prévenu, la princesse Sant’Anna offrait la parfaite image d’une grande dame voyageant en toute quiétude, mais, évidemment, ledit » observateur n’était pas obligé de savoir que ce serviteur si dévoué cachait à sa ceinture un gros pistolet et que ce pistolet était destiné, non aux détrousseurs de grands chemins, mais bien à sa maîtresse elle-même s’il lui prenait fantaisie de se rebeller.

Pour l’heure présente, il n’y avait d’autre observateur que le pêcheur, mais, au moment où elle posa le pied sur le bateau, Marianne surprit le regard admiratif dont il l’enveloppait. Planté auprès de la planche, il l’avait regardée monter à bord de cet œil émerveillé que l’on réserve en général aux apparitions. Et, une bonne minute plus tard, il était encore plongé dans son extase.

A son tour, Marianne l’examina sans trop en avoir l’air et tira de cet examen d’intéressantes conclusions. Sans être de haute taille, le pêcheur était un superbe garçon : une tête dans la manière de Raphaël sur le corps de l’Hercule Farnèse. Sa chemise de grosse toile jaune, ouverte jusqu’à la taille, montrait des muscles qui semblaient faits de bronze. Les lèvres étaient pleines, les yeux sombres et brillants et, du bonnet rouge drapé sur un côté de la tête, s’échappait une forêt de boucles drues, noires comme du jais.

A le jauger ainsi, Marianne se surprit à penser que, dans les mains d’un tel homme, la ronde personne de l’onctueux Giuseppe ne devrait pas peser bien lourd...

Tandis qu’on l’installait dans l’abri ménagé à l’arrière du bateau l’imagination de Marianne lui montra tout le parti qu’avec un peu d’habileté il serait possible de tirer du beau pêcheur. Le séduire devait être facile. Alors, peut-être se laisserait-il convaincre de réduire Giuseppe à l’impuissance puis d’aller déposer Marianne elle-même en un point de la côte où il lui serait possible soit de se cacher et d’alerter Jolival, soit de trouver un moyen de regagner Florence. D’ailleurs, en admettant qu’il fût, lui aussi, au service du prince, il devait être possible, en alléguant sa qualité d’épouse, d’obtenir son obéissance. Giuseppe ne se donnait-il pas un mal infini pour garder à cet étrange voyage toutes les formes extérieures ? Le pêcheur devait ignorer que sa belle passagère n’était rien d’autre qu’une prisonnière que l’on traînait vers son juge... et qui en avait de moins en moins envie, surtout dans de telles circonstances.