La ville impériale apparut avec le soleil levant. Ce fut d’abord, loin à l’horizon de la mer nacrée, un profil argenté de brume, arrondi de dômes nébuleux et hérissé des flèches pâles des minarets.

La mer, où s’écroulaient les collines d’Asie en masses luxuriantes d’un vert profond piqué de villages blancs, était constellée de bateaux qui avaient l’air surgis d’un conte oriental : mahones brunes emportées par les bras solides de rameurs aux costumes bariolés, Caïques dorés et peints comme des odalisques, chebecs rouges ou noirs, profilés comme des squales, galères archaïques posées sur les flots comme de gigantesques insectes aux longues pattes synchronisées, tchektirmes aux voiles aiguës menaçant le ciel... tout cela volait vers ce mirage qui scintillait au soleil.

A mesure qu’il grandissait, la ville entière s’étala, coulant des grandes murailles ocre étirées, depuis le château des Sept Tours tout au long des Sept Collines et des Sept Mosquées, pareilles aux arches d’un pont gigantesque, jusqu’aux noirs cyprès de la pointe du Sérail, étonnant éboulis de toits rouges, de dômes translucides, de jardins et de vestiges antiques que semblaient retenir de leurs robustes épaules, juste au moment de sa chute dans la mer, les coupoles bleues étagées entre six minarets de la mosquée d’Ahmed et les puissants contreforts de Sainte-Sophie.

La longue ligne crénelée des digues apparut quand on doubla l’île aux Princes et l’énorme perle irisée précisa ses contours.

La frégate, inclinant doucement ses grandes voiles blanches au vent du matin, comme pour une révérence, doubla la pointe du Sérail et s’engagea dans la Corne d’Or.

A cette croisée des bras de mer où se rejoignaient le bouillonnement de la vieille Europe et le silence de l’Asie, la majesté de la triple cité se fit écrasante. On y entrait comme dans la caverne d’Ali Baba, sans plus savoir où regarder, où admirer, les yeux meurtris à force d’éclats et de lumière. Mais la vie ardente de ce creuset, où s’amalgamaient les civilisations, vous sautait aussitôt à la gorge et vous emportait.

Cramponnée à la lisse de la dunette, auprès de sir James qui, blasé, regardait sans s’étonner, Marianne dévorait des yeux le port immense et grouillant qui s’ouvrait devant elle et dont la langue bleue s’insinuait entre deux mondes.

A gauche, aux quais de Stamboul, s’enchevêtraient les navires ottomans, pittoresques et bariolés ; en face, aux échelles de Galata, les bateaux de l’Occident se rangeaient : noirs vaisseaux génois, anglais, hollandais, dont les pavillons colorés, aux branches des mâts dépouillés, ressemblaient à des fruits oubliés par un jardinier négligent.

Sur les rives, gesticulait tout un monde vivant directement ou indirectement de la mer : matelots, commissionnaires, fonctionnaires, scribes, agents des négociants ou des ambassades, porteurs, débardeurs, marchands et cabaretiers, au milieu desquels passaient les silhouettes guerrières et les hauts bonnets de feutre des janissaires chargés de la police des navires.

Remorquée par des barques chargées de rameurs frénétiques, la frégate gagnait majestueusement son mouillage, quand une chaloupe, montée par des marins anglais en chapeaux de cuir bouilli, quitta le bord et vint à sa rencontre. Debout à l’arrière, se tenait un homme très grand, très mince et très blond, d’une extrême élégance, dont les bras se croisaient sous l’aile volante d’un ample manteau clair.

A sa vue, sir James eut un hoquet de stupeur :

— Mais... cet homme, c’est l’ambassadeur !...

Arrachée à sa contemplation, Marianne sursauta :

— Que dites-vous ?

— Que nos deux énergumènes ont le bras plus long que je ne l’imaginais, ma chère enfant, car voici lord Stratford Canning en personne qui se dirige vers nous !

— Cela signifie... qu’il vient lui-même pour arrêter ici un pauvre diable de Grec parce qu’il s’est permis de secouer un peu un malheureux architecte ?

— C’est incroyable... mais cela m’en a tout l’air ! Monsieur Spencer, ajouta-t-il se tournant vers son second, allez voir dans la cale si le prisonnier est encore là. Si oui, jetez-le à l’eau s’il le faut, mais faites-le filer ! Sinon je ne réponds plus de lui. J’espère que les fers ont été convenablement faussés ?

— Soyez tranquille, mylord, sourit le jeune homme. J’y ai veillé personnellement...

— Alors, conclut le marin en s’épongeant discrètement le front sous son bicorne, il ne reste plus qu’à accueillir au mieux Son Excellence. Non, ne partez pas, ma chère, ajouta-t-il en retenant Marianne qui esquissait déjà un mouvement de recul, il vaut mieux que vous demeuriez avec moi. Il se peut que j’aie besoin de vous... et puis il vous a vue !

En effet, le regard de l’ambassadeur, levé, s’était attaché au groupe qui occupait la dunette et Marianne, dans ses vêtements de couleurs vives, était plus visible que quiconque.

Résignée, elle regarda le diplomate approcher du navire, s’étonnant de le trouver si jeune. Sa haute taille et la raideur de son maintien n’ajoutaient pas beaucoup d’années à un visage incontestablement juvénile. Quel âge pouvait avoir lord Canning ? Vingt-quatre, vingt-cinq ans ? Pas beaucoup plus en tout cas ! Et qu’il était donc beau !... Les traits de son visage auraient pu convenir à une statue grecque. Seuls, la bouche, mince et réfléchie, et le menton un peu long, appartenaient à l’Occident. Les yeux, enfoncés sous les arcades, étaient profonds et, sous la froideur protocolaire du diplomate, trahissaient les rêves du poète.

Quand la chaloupe accosta le navire, il s’élança sur l’échelle de coupée avec l’aisance d’un homme rompu à tous les exercices du corps et quand, enfin, il atteignit la dunette, Marianne put constater qu’il était encore plus séduisant de près que de loin. Il se dégageait de sa personne, de ses manières et de sa voix grave un charme certain.

Pourtant quand son regard croisa pour la première fois celui du beau diplomate, la jeune femme eut soudain la sensation d’être en face d’un danger. Cet homme avait la dureté, l’éclat et la pureté d’une lame d’acier vierge. Sa courtoisie elle-même, pour parfaite qu’elle fût, avait quelque chose d’inflexible. A peine d’ailleurs eut-il échangé avec le commodore les civilités d’usage, qu’il se tourna vers la jeune femme et, sans attendre que sir James eût fait les présentations, il s’inclina avec une extrême politesse, puis déclara d’un ton parfaitement uni :

— Vous me voyez, Madame, tout à fait charmé de pouvoir enfin saluer Votre Altesse Sérénissime. Elle a tant tardé que nous n’espérions plus guère son arrivée. Dirai-je que, personnellement, j’en suis à la fois heureux... et rassuré ?

Aucune trace d’ironie dans ces paroles et Marianne, à les entendre sans surprise, comprit qu’obscurément elle s’y était attendue dès l’instant où elle avait aperçu l’ambassadeur. Pas une seconde elle n’avait cru qu’un si haut fonctionnaire se fût dérangé pour un simple domestique grec...

Cependant, sir James, croyant à une méprise, éclatait de rire :

— Altesse Sérénissime ? s’écria-t-il, mon cher Canning, je crains que vous ne commettiez là une erreur singulière... Madame...

— ... est la princesse Sant’Anna, ambassadrice aussi extraordinaire que discrète de Napoléon ! affirma tranquillement Canning. Je serais étonné qu’elle le nie : une aussi grande dame ne s’abaisse pas à mentir !

Prisonnière du regard perspicace de l’ambassadeur, Marianne sentit ses joues devenir brûlantes, mais ne détourna pas le sien. Au contraire, elle le planta avec un calme égal dans celui de l’ennemi.

— C’est vrai, admit-elle, je suis celle que vous cherchez, mylord ! Puis-je au moins savoir comment vous m’avez trouvée ?

— Oh, mon Dieu, c’est assez simple... J’ai été réveillé à l’aube par deux bien curieux personnages qui réclamaient je ne sais quelle justice de je ne sais quel attentat commis contre l’un d’eux par le serviteur d’une jeune dame, aussi noble qu’extraordinaire, surgie tout à coup des eaux de la mer Egée par une nuit de brume. L’affaire de ces gentlemen m’intéressait peu... par contre, la description enthousiaste qu’ils firent de la noble dame me passionna : elle correspondait, trait pour trait, à un signalement que l’on m’avait fait parvenir, voici déjà quelque temps. Et quand je vous ai vue, Madame, le dernier doute s’est envolé : j’étais prévenu de ce que j’aurais affaire à l’une des plus jolies femmes d’Europe !

Ce n’était pas un madrigal. Rien qu’une paisible constatation qui arracha un sourire mélancolique à celle qui en était l’objet.

— Eh bien ! fit-elle avec un soupir, vous voilà désormais sûr de votre fait, lord Canning ! Pardonnez-moi, sir James, ajouta-t-elle en se tournant soudain vers son vieil ami qui avait écouté cet incroyable échange de paroles avec une stupeur qui, peu à peu, se changeait en tristesse, mais il ne m’était pas possible de vous dire toute la vérité. Il fallait que je fasse tout au monde pour arriver jusqu’ici et, si j’ai trompé votre hospitalité, songez que je ne l’ai fait qu’au nom d’un devoir plus grand que moi.

— Envoyée de Napoléon ! Vous !... Qu’en penserait votre pauvre tante ?

— Honnêtement, je ne sais pas, mais j’aime à croire qu’elle ne m’aurait pas condamnée. Voyez-vous, Tante Ellis a su, de tout temps, qu’en moi le sang français réclamerait un jour ses droits. Elle a tout fait pour l’éviter, mais elle s’y était préparée ! Maintenant, Excellence, reprit-elle en revenant à Canning, me direz-vous ce que vous comptez faire ? Je ne pense pas que vos pouvoirs vous autorisent à me faire arrêter : c’est ici la capitale de l’empire ottoman et la France y possède une ambassade tout comme l’Angleterre, pas davantage... mais pas moins ! Il vous était loisible de m’arrêter en route, ainsi que votre amirauté a tenté de le faire dans les eaux de Corfou ; ce n’est plus possible maintenant...