— C’est de la folie, Mr Cockerell, intervint Marianne, et je suis toute prête à vous faire toutes les excuses que vous voudrez à la place de mon domestique. Croyez que je regrette de tout mon cœur cet incident et que je châtierai le coupable dès que nous serons à terre !

— Il vous est aisé de parler d’incident, milady, et je vous baise les mains, fit aigrement l’architecte, mais je ne vois pas les choses avec votre aimable indulgence. Aussi vous me permettez de m’en tenir à ce que j’ai décidé : sa punition ou mon débarquement.

— Hé, allez au diable ! s’écria sir James excédé. On vous débarquera puisque vous y tenez ! Monsieur Spencer ? ajouta-t-il en se tournant vers son second, nous toucherons terre à Erakli. Vous veillerez à ce que les bagages de ces messieurs soient descendus, car j’imagine que Mr Foster vous suivra ?

— Naturellement, opina majestueusement ce dernier. Nous autres, gens de Liverpool, n’abandonnons nos amis ni dans le malheur ni dans l’iniquité ! Je suis avec vous, Cockerell !

— Je n’en ai jamais douté, Foster ! Allons nous préparer ! Nous ne laisserons guère de regrets ici !...

Et après s’être serré les mains avec une dignité triste qu’ils estimaient pleine de noblesse, les deux compagnons, oubliant leur rivalité d’un moment, se dirigèrent vers leurs quartiers respectifs pour préparer leurs bagages sous l’œil mi-furieux, mi-sarcastique du commodore King à qui cette touchante manifestation n’arracha qu’un haussement d’épaules méprisant.

— Regardez-les ! grogna-t-il à l’adresse de Marianne interdite. Dirait-on pas Pylade consolant Oreste après les dédains d’Hermione ? Ce que ces imbéciles ne digèrent pas c’est que leur chère lady Selton n’ait pas embrassé leur cause et offert d’elle-même la tête du coupable ! Ils m’en veulent, mais c’est à vous qu’ils ne pardonneront pas !

— Vous croyez ?

— Naturellement. Ils se sont donné tant de mal pour vous plaire et vous êtes demeurée de glace ! Vous n’avez pas apprécié leurs efforts. C’est avec ces sortes de gens que l’on fait des révolutions : ils haïssent ce qu’ils ne peuvent séduire ou égaler.

— Mais pourquoi quitter le navire ? Théodoros est aux fers. Mr Cockerell n’a plus rien à craindre...

— Pour arriver avant nous à Constantinople et arracher à l’ambassadeur un ordre d’arrestation, bien sûr !

Le cœur de Marianne manqua un battement. A peine Théodoros venait-il d’échapper, grâce à l’amitié de sir James, à un sérieux danger, qu’un autre, plus grave encore, se présentait. Si le Grec était arrêté quand on arriverait au port, rien ne pourrait le sauver. Elle se rappelait trop ce que lui avait dit Kou-loughis : la tête du chef rebelle était mise à trop haut prix pour qu’un diplomate soucieux de se concilier un souverain qu’il cherchait à séduire ne se fît pas une joie de la lui offrir. Et, une fois aux mains de la justice, son frêle incognito serait certainement très vite détruit. Or, elle avait juré, devant les icônes d’Ayios Ilyias, de faire tout au monde pour que son compagnon pût entrer sans encombre dans la capitale ottomane...

Elle leva sur son vieil ami des yeux qui se mouillaient.

— Ainsi donc, murmura-t-elle tristement, votre bonté envers ce pauvre garçon aura été inutile : son mouvement d’humeur, bien excusable chez un homme qui aime sa terre natale, lui vaudra la corde ! Néanmoins... je ne vous en remercie pas moins de tout mon cœur, sir James. Vous avez fait tout ce que vous pouviez... et je vous aurai vraiment causé beaucoup de tourments...

— Allons donc ! Sans vous, ce voyage aurait été un monument d’ennui ! Et je ne suis pas le seul à penser ainsi ! Vous en avez fait un jardin fleuri ! Quant à votre encombrant terre-neuve... le mieux sera qu’il s’évade dès que l’ancre glissera dans les eaux du Bosphore. Il en aura le temps, car je ne pense pas que nous trouvions sir Stratford Canning, notre ambassadeur, planté sur le quai avec une escouade, à attendre notre arrivée ! L’histoire est trop mince et les plaignants aussi ! Cessez donc de vous tourmenter et venez prendre une tasse de thé avec moi. Il fait une damnée chaleur et je ne connais rien comme le thé bouillant pour en venir à bout !...

Malgré les paroles réconfortantes de sir James, Marianne n’était pas tranquille. Le dépit et la rancune de ces deux hommes pouvaient présenter un danger, pour peu qu’ils aient quelque crédit auprès des autorités anglaises, mais elle avait compris, aux regards offensés que lui avaient lancés ses ex-adorateurs, qu’elle perdrait à la fois son temps et sa dignité à essayer de fléchir leur mesquine résolution. Ils avaient l’entêtement des gens sans largeur de vues et ne verraient, dans le geste de la jeune femme, qu’une incompréhensible, et combien regrettable, faiblesse envers un homme qu’ils considéraient très certainement comme un rebut de l’humanité. Le mieux était encore de s’en remettre au jugement de sir James et à son amitié : ne lui avait-il pas implicitement laissé entendre qu’il ne s’opposerait pas à l’évasion du coupable ? Elle en eut même la certitude quand il l’autorisa à faire parvenir, dans la cale, un petit billet avertissant Théodoros d’avoir à prendre la fuite dès qu’il entendrait descendre la chaîne de l’ancre.

— Les fers lui seront enlevés quand nous aurons quitté ce port, lui dit-il quand le navire arriva au coucher du soleil en vue de l’ancienne Héraclée de Marmara. Il n’aura donc aucune peine à nous fausser compagnie. Mais il se peut aussi que nous bâtissions un roman et que nous prêtions à vos adorateurs des idées plus noires qu’ils n’en ont !

— De toute façon, ce sera une bonne précaution, fit Marianne, et je vous remercie de tout mon cœur, sir James !

Aussi fut-ce d’un œil rasséréné qu’elle assista au débarquement des deux Anglais dans une débauche de bagages passés de main en main et de cris des bateliers et des porteurs qui les transportèrent du pont de la frégate dans un caïque, et du caïque sur un quai encombré d’une foule bruyante que la fin du jour, atténuant la chaleur, mettait en joie.

Sans un mot d’adieu, Cockerell et Foster quittèrent le navire et l’on put voir longtemps les parasols verts voguer sur une mer de turbans et de bonnets de feutre. Enfin, ils disparurent dans la masse compacte des maisons bariolées et des mosquées, juchés sur des ânes qu’escortaient des gamins braillards et des guides armés de bâtons.

— Quelle ingratitude ! soupira la jeune femme. Ils ne vous ont même pas salué ! Votre hospitalité méritait mieux !

Pour toute réponse, sir James se mit à rire et donna l’ordre d’appareiller. Et la frégate, comme si elle se sentait soudain allégée d’un poids désagréable, reprit sa course dans le soleil mourant, sur une mer couleur d’améthyste, tachetée d’îlots dorés, autour desquels dansaient des dauphins d’argent.

On entamait, cette fois, la dernière étape. Le long, l’épuisant voyage qui avait failli lui coûter la vie plusieurs fois s’achevait. Constantinople n’était plus qu’à une trentaine de milles et Marianne, maintenant, s’étonnait presque de la savoir si proche.

A mesure que s’écoulaient les jours difficiles qu’elle avait vécus, la ville de la sultane blonde, dont elle attendait tellement de choses et, avant tout, une raison d’espérer encore, s’était peu à peu muée en une espèce de mirage, une sorte de cité de légende qui reculait éternellement dans le temps et dans l’espace. Et voilà que le port était proche maintenant... Les voiles nombreuses qui pointaient sur la mer bleuissante l’annonçaient et aussi ce ciel profond, dont le velours déjà nocturne s’éclairait de traînées laiteuses.

Tard dans la soirée, tandis que le navire, voilure amollie à cause du vent brusquement tombé, voguait doucement dans un bruit de soie froissée, Marianne resta sur le pont, regardant les étoiles et cette nuit d’Orient, tellement semblable à celles dont elle avait rêvé la douceur au temps où l’avenir s’écrivait encore « Jason Beaufort ». Où était-il à cette heure ? Sur quelle mer promenait-il son orgueil ou sa misère ? Où se gonflaient en ce moment les voiles blanches de sa belle « Sorcière » ? Et à quels ordres obéissait-elle ? Respirait-il seulement encore à la surface du monde, l’homme impérieux et fier qui proclamait, hier encore, n’aimer au monde que deux objets : la femme qu’il n’avait gagnée que pour la reperdre et le navire qui lui ressemblait...

En cette dernière nuit d’errance, l’assaut des regrets se faisait plus impérieux. Pour atteindre cette ville, dont elle sentait l’approche, pour tenter d’en ramener le cœur brûlant mais fragile, puisque féminin, vers une alliance trois fois séculaire, Marianne avait semé au long d’une douloureuse voie tout ce qui comptait pour elle, tout ce qui était la vérité de sa vie : amour, amitié, estime de soi-même, fortune, jusqu’à ses vêtements, sans compter l’époux jamais approché que la folie d’un misérable avait supprimé. La moisson lèverait-elle un jour ? Pourrait-elle au moins rapporter vers la France la vieille amitié reconquise ? Ou bien l’échec doublerait-il le désastre personnel que constituait cette vie tenace, tapie au fond de son corps et qui s’y cramponnait si bien que les pires conditions d’existence n’en venaient pas à bout ?

Longtemps, la jeune femme contempla les grosses étoiles brillantes, y cherchant un signe, un encouragement, un espoir. L’une d’elles parut se détacher de la voûte bleue, fila vers l’horizon comme un minuscule météore et s’y engloutit de nouveau.

Vivement, Marianne se signa et, les yeux fixés vers le point où l’étoile avait disparu, elle murmura, jetant au vent léger le vœu traditionnel :

— Le revoir, Seigneur ! Le revoir à n’importe quel prix ! S’il vit encore, faites que je le revoie au moins une fois...

Que Jason fût encore en vie, au fond, elle n’en doutait pas trop. Malgré la cruauté qu’il lui avait montrée, malgré sa folle jalousie et son comportement si étrange qu’elle en était venue à se demander si Leighton n’avait pas usé contre lui d’une de ces drogues qui déchaînent la frénésie et le meurtre, elle savait qu’il était si profondément enfoui dans la chair de son cœur que l’en arracher équivaudrait à le détruire et que, même au bout du monde, sa vie ne pouvait pas s’éteindre sans qu’elle en eût conscience à ces mystérieux frémissements qui sont les voix mêmes de l’âme...