— Personnellement, j’aurais bien préféré qu’ils prissent passage sur un autre bateau que le mien, avoua sir James. Ce sont des hommes difficiles à vivre et pleins d’orgueil qui risquent de nous causer quelques difficultés avec la Porte. Mais le succès de lord Elgin, qui vient de rapporter à Londres une extraordinaire collection de pierres sculptées provenant du grand temple d’Athènes, leur tourne la tête : ils prétendent faire aussi bien, et même mieux ! Aussi harcèlent-ils notre ambassadeur à Constantinople de lettres et de réclamations concernant la mauvaise volonté des Turcs et l’apathie des Grecs. Quant à moi, si je ne les avais pas acceptés à bord, je crois qu’ils se seraient lancés à l’abordage !...

Mais les passagers occasionnels de la frégate n’intéressaient que médiocrement Marianne. Elle ne souhaitait pas se mêler à eux et le déclara sans détour au commodore.

— Le mieux serait, je pense, que je ne quitte pas cette cabine avant l’arrivée, dit-elle. D’abord vous ne sauriez trop sous quel nom me présenter. Je ne suis plus Mlle d’Asselnat et il ne saurait être question que j’emploie le nom de Francis Cranmere...

— Pourquoi pas Iady Selton ? Vous êtes la dernière descendante et vous avez parfaitement le droit de porter le nom de vos ancêtres. De toute façon, vous aviez bien un passeport en quittant la France ?...

Marianne se mordit la langue. La question était plus que pertinente et elle découvrait que les joies du mensonge avaient aussi leur choc en retour.

— J’ai tout perdu dans le naufrage, dit-elle enfin, le passeport avec... et, bien sûr, il était à mon nom de jeune fille. Mais ce nom français, sur un bateau anglais...

Sir James se leva et lui tapota paternellement l’épaule :

— Bien sûr, bien sûr... Mais nos difficultés avec Bonaparte n’ont rien à voir avec nos anciennes amitiés ! Vous serez donc Marianne Selton... car je crains qu’il ne vous faille vous montrer tout de même : outre que ces gens sont curieux comme des chats, ils ont une imagination incroyable. Votre arrivée romantique les a beaucoup frappés et ils seraient capables d’inventer Dieu sait quelle histoire de brigands qui me vaudrait peut-être des ennuis avec l’Amirauté. Pour notre confort à tous les deux, il vaut bien mieux que vous redeveniez tout à fait anglaise !

— Une Anglaise qui erre dans les îles grecques avec un serviteur tel que Théodoros ? Vous croyez que cela peut leur paraître acceptable ?

— Tout à fait, affirma sir James en riant. Chez nous l’excentricité n’est pas un péché : ce serait plutôt une marque de distinction. Nos deux lascars sont de braves bourgeois. Vous êtes, vous, une aristocrate : c’est ce qui fait toute la différence ! Ils vont être à vos pieds et, d’ailleurs, vous les passionnez déjà...

— En ce cas, je satisferai la curiosité de vos architectes, sir James, concéda Marianne avec un sourire résigné. Au surplus, je vous dois bien cela et je serais navrée que mon sauvetage vous causât le moindre désagrément.

13

NUIT SUR LA CORNE D’OR

Un quart d’heure plus tard, la frégate anglaise relâchait au petit port de Gavrion, dans l’île d’Andros et une chaloupe mettait à terre Charles Cockerell, que sa connaissance du grec désignait tout naturellement pour la mission de confiance dont il avait presque supplié le commodore de le charger.

C’était peut-être un homme impossible, mais certainement aussi un homme plein de ressources, car il revint, une heure plus tard, avec un assortiment de vêtements féminins qui, pour être exclusivement locaux, n’en étaient pas moins aussi seyants que pittoresques. Marianne commençait à s’accoutumer aux modes de l’Archipel et se montra ravie de sa nouvelle garde-robe. D’autant plus que le galant architecte y avait ajouté quelques ornements d’argent et de corail qui faisaient grand honneur à l’artisanat local comme à son goût personnel.

Pourvue d’amples robes blanches à triples manches flottantes, d’un manteau sans manches et sans col, brodé de laine rouge, de bas rouges, de chaussures à boucles d’argent et même d’un grand bonnet de velours rouge, Marianne présida le soir même la table de sir James où les uniformes sévères des officiers du navire et les fracs des deux archéologues tranchaient d’amusante façon avec le côté baroque de sa propre mise.

Elle était la seule note légèrement discordante dans un concert typiquement anglais. Fort attaché aux traditions britanniques, sir James veillait à ce que tout, dans son carré, fût absolument anglais : depuis l’argenterie, la porcelaine de Wedgwood et les meubles pesants de la reine Anne, jusqu’à la bière tiède, l’odeur de whisky... et la cuisine regrettablement insulaire.

Malgré les nourritures quasi spartiates qu’elle avait ingurgitées au cours de son invraisemblable odyssée, Marianne s’aperçut que son séjour en France avait marqué ses goûts en matière culinaire et ne reconnut pas les plats qui lui plaisaient quand elle était enfant. Pouvait-on vraiment, après les merveilles de la cuisine d’un Talleyrand, trouver quelque saveur à une sauce à la menthe, accompagnant du mouton bouilli ?

On porta un toast au Roi, un à l’Amirauté, un à la Science et un à « lady Selton » qui trouva quelques paroles pleines d’émotion pour remercier son sauveur et ceux qui prenaient d’elle des soins si touchants.

Les deux architectes buvaient littéralement ses paroles, visiblement impressionnés par sa grâce et son élégance naturelle. L’un comme l’autre... et comme d’ailleurs la majorité des hommes présents, subissaient son charme, mais réagissaient de façon différente : tandis que Charles Cockerell, un de ces Anglais sanguins et un peu trop nourris, qui regardent la vie comme un immense pudding de Noël, dévorait la jeune femme des yeux et se répandait en galanteries où le style de Versailles se mêlait curieusement au siècle de Périclès, son ami Foster, un personnage mince et timide que ses longs cheveux roux faisaient ressembler étonnamment à un setter irlandais, ne lui adressait que de petites phrases courtes et de rapides coups d’œil, mais ne les adressait qu’à elle seule, comme si tous les autres convives avaient subitement cessé d’exister.

La conversation, après avoir roulé d’abord autour des ferments de révolte qui bouillonnaient sourdement dans les îles de l’Archipel, en arriva bientôt aux seuls exploits des deux compères, à Egine et à Phigalie, puis le duo tourna franchement à la compétition, chacun des deux exécutants s’efforçant sans vergogne de s’attribuer la majeure partie de la gloire au détriment de l’autre, le chœur ne se reformant, finalement, que pour critiquer sévèrement lord Elgin qui n’avait eu « qu’à se baisser pour ramasser la fortune » avec les admirables métopes du Parthénon.

— Au train où nous allons, soupira sir James quand, le repas terminé, il raccompagna sa passagère jusqu’à sa cabine, il se peut que cette croisière... et la belle entente de ces messieurs s’achèvent en pugilat... Il est vrai que j’aurai toujours la ressource de les confier à mon maître d’équipage pour qui les règles édictées par le marquis de Queensbury n’ont pas de secrets ! Mais, pour l’amour du ciel, ma chère enfant, n’adressez pas un sourire de plus à l’un qu’à l’autre !... sinon je ne réponds de rien ! C’est une chose effrayante qu’un savant qui veut briller !

Marianne, bien sûr, promit en riant, mais dut bien reconnaître par la suite que cette promesse amusée était plus difficile à tenir qu’elle ne l’avait imaginé car, durant les quelques jours qui amenèrent la frégate aux abords des détroits, l’assaut de rivalité se poursuivit. Elle ne pouvait apparaître sur le pont, pour y prendre l’air, sans que l’un ou l’autre des deux hommes, sinon les deux, ne se précipitât pour lui tenir compagnie. A croire qu’ils montaient la garde devant sa porte... Une compagnie qu’elle ne tarda pas, d’ailleurs, à trouver obsédante, car la conversation de l’un reflétait celle de l’autre et tournait incessamment autour des grandes découvertes qu’ils brûlaient d’exploiter.

Cependant, il y avait aussi un autre passager que les deux architectes exaspéraient : c’était Théodoros. Il les jugeait ridicules des pieds à la tête avec leurs chapeaux de paille, leurs vastes cravates foulard flottant sur leurs étroits vêtements de toile blanche et les parasols verts dont ils abritaient obstinément leurs teints pâles d’insulaires et, pour Foster, une collection de taches de rousseur.

— Quand nous serons à Constantinople, tu ne pourras jamais te débarrasser d’eux, dit-il un soir à Marianne. Ils te suivent comme ton ombre et, une fois à terre, ils continueront. Que feras-tu d’eux ? Penses-tu les conduire à ta suite chez l’ambassadeur de France ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Ils s’occupent de moi parce qu’ils n’ont rien de mieux pour se distraire sur ce bateau et aussi parce qu’on m’appelle milady. Cela les flatte. Mais, une fois au port, ils auront bien autre chose à faire que s’intéresser à nous : tout ce qu’ils souhaitent c’est obtenir leur fameuse autorisation et repartir au plus vite pour la Grèce.

— Une autorisation de quoi ?

— Oh, je ne sais trop ! Ils ont découvert un temple en ruine et veulent pouvoir fouiller le sol afin de découvrir les pierres que le temps y a enterrées. Ils veulent aussi pouvoir prendre des dessins, faire des recherches sur l’architecture antique... que sais-je encore ?

Mais le visage du Grec s’était durci.

— Un Anglais est déjà venu en Grèce. C’était un ancien ambassadeur à Constantinople et il a eu l’autorisation de faire tout cela. Mais ce n’était pas seulement retrouver ou reproduire qu’il voulait : c’était emporter les pierres sculptées dans son pays, c’était voler les anciens dieux de mon pays. Et il l’a fait : des bateaux entiers ont quitté le Pirée avec les dépouilles du temple d’Athéna. Mais le premier d’entre eux, le plus important, n’est jamais arrivé : la malédiction s’est abattue sur lui et il a coulé ! Ces hommes rêvent de faire la même chose... je le sens, j’en suis sûr !