En retrouvant un cadre plus conforme à celui des jours enfuis, Marianne qui, dans les dangers, n’avait plus guère songé qu’à sauvegarder sa vie et sa liberté, découvrait maintenant les regrets amers dans cette cabine de bateau qui lui en rappelait une autre où, cependant, elle avait souffert une agonie, mais qu’au prix d’autres tortures elle aurait retrouvé avec joie.
En se réveillant seule dans cet espace clos, elle eut une conscience plus aiguë de ce que, justement, elle était seule avec ses rêves meurtris dans le monde impitoyable des hommes, s’efforçant encore, comme une mouette blessée, d’atteindre enfin le port où elle pourrait se cacher dans quelque trou, panser ses blessures et reprendre souffle.
Dire qu’il y avait, un peu partout sur cette planète folle qui la ballottait comme une bouteille jetée à la mer, des femmes qui avaient le droit de ne vivre que pour leur maison, leurs enfants et l’homme qui leur avait donné tout cela ! Elles s’éveillaient le matin et s’endormaient le soir dans la chaleur rassurante du compagnon choisi ; elles mettaient leurs enfants au monde dans la joie et la sérénité ! Et, ces enfants, elles les avaient voulus, désirés, non subis comme une malédiction. Elles étaient des femmes, enfin, pas des pièces d’échecs ou des enjeux ! Elles avaient des vies normales, pas des destins aberrants réglés par quelque démiurge fou, qui semblait prendre un malin plaisir à tout défigurer !
Maintenant qu’elle se savait en route vers Constantinople, où cependant elle avait tant rêvé d’aller, Marianne découvrait qu’elle n’en avait plus envie ! Elle n’avait plus envie de plonger encore dans un monde inconnu, peuplé de visages inconnus, de voix inconnues et d’y plonger seule, terriblement, désespérément seule ! Et par-dessus le marché, le navire qui l’y conduisait portait, par une de ces grimaces ironiques auxquelles le Destin se complaisait, le nom de l’homme qu’elle aimait et qu’elle croyait bien perdu pour elle !
« C’est ma faute, songea-t-elle amèrement, je n’ai que ce que je mérite ! J’ai voulu forcer le sort, j’ai voulu contraindre Jason à capituler et j’ai manqué de confiance en son amour ! Si c’était à refaire, je lui dirais tout, tout de suite et sans hésiter, puis, s’il voulait encore de moi, je partirais avec lui où il voudrait et le plus loin serait le mieux !... »
Seulement, il était beaucoup trop tard maintenant et le sentiment d’impuissance qui l’envahit fut si violent qu’elle éclata en sanglots et se mit à pleurer bruyamment, la tête dans ses bras repliés et posés sur ses genoux. C’est ainsi que la trouva Théodoros quand, attiré par le bruit de sanglots, il passa la tête par l’entrebâillement de la porte.
Elle était tellement plongée dans son désespoir qu’elle ne l’entendit pas entrer. Un moment il la contempla, ne sachant que faire, emprunté comme l’est un homme devant un chagrin de femme dont il ne connaît pas la cause. Mais, constatant bientôt que cette crise de larmes amorçait une crise de nerfs, que la jeune femme tremblait comme une feuille, qu’elle poussait des gémissements inarticulés et semblait sur le point de suffoquer, il lui releva la tête et, posément, méthodiquement, la gifla.
Les sanglots s’arrêtèrent net. La respiration aussi et une seconde Théodoros se demanda s’il n’avait pas frappé trop fort. Marianne le regardait avec des yeux dilatés qui, cependant, n’avaient pas l’air de voir. Elle semblait changée en statue et il s’apprêtait à la secouer pour la réveiller de cette bizarre torpeur, quand d’une voix parfaitement calme elle dit soudain :
— Merci ! Cela va mieux !...
— Vous m’avez fait peur, fit-il enfin avec un soupir de soulagement. Je ne comprenais pas ce qui vous arrivait. Vous avez bien dormi, pourtant. Je le sais, je suis venu plusieurs fois !
— Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai fait des rêves bizarres et puis, en me réveillant, j’ai pensé à bien des choses... des choses que j’ai perdues !
— C’est de ce bateau que vous avez rêvé. Je vous ai entendue... vous prononciez son nom !
— Non, pas du bateau... mais d’un homme qui porte le même nom !
— Un homme... que vous aimez ?
— Oui... et que je ne reverrai jamais !...
— Pourquoi ? Il est mort ?
— Peut-être... Je ne sais pas !
— Alors, fit-il revenant au tutoiement qui lui était presque instinctif, pourquoi dis-tu que tu ne le reverras pas ? L’avenir est dans la main de Dieu et tant que tu n’as pas vu le cadavre de ton amant ou son tombeau tu ne peux dire qu’il est mort ! Tu es bien une femme pour user de tes forces en larmes et en regrets quand nous sommes encore en danger. Que vas-tu dire au maître de ce bateau ? Y as-tu pensé ?
— Oui. Je vais dire que j’allais à Constantinople rejoindre un parent éloigné. Il sait que je n’ai plus de famille : il me croira...
— Alors, dépêche-toi de préparer ton histoire parce qu’il viendra te voir dans une heure. L’homme habillé de blanc me l’a dit. Il m’a donné aussi ces étoffes pour toi, pour que tu essaies de t’habiller un peu avec. Ils n’ont pas de robes de femme à bord de ce bateau. Je dois aussi aller te chercher à manger...
— Je ne veux pas que vous vous donniez tant de peine pour moi ! Un homme tel que vous !
Il eut un sourire rapide qui éclaira brièvement son visage rude :
— Je suis ton serviteur dévoué, princesse. Il faut bien que je joue mon rôle. Les gens d’ici ont l’air de trouver ça tout naturel ! Et puis tu dois avoir faim...
En effet, la seule évocation de la nourriture rappela à Marianne qu’elle mourait de faim. Elle dévora ce qu’on lui apporta, puis se lava, se drapa à la manière antique dans une pièce de soie qui avait dû être achetée par sir James comme souvenir de voyage... et se sentit mieux !
Ce fut avec une certaine sérénité retrouvée qu’elle attendit la visite de son hôte. Quand il fut assis sur l’un des deux sièges qui meublaient la cabine, elle le remercia gracieusement de son hospitalité et des soins qu’il prenait d’elle.
— Maintenant que vous êtes reposée, lui dit-il, me direz-vous au moins où je dois vous conduire ? Nous sommes, je vous l’ai annoncé, en route pour Constantinople, mais...
— Constantinople me conviendra parfaitement, sir James. C’est là que j’allais lorsque... j’ai fait naufrage. Je m’étais embarquée... voici longtemps déjà, pour rejoindre là-bas un membre de la famille de mon père. Il était français, vous le savez, et, lorsque j’ai fui l’Angleterre, je suis passée en France pour tenter d’y retrouver ce qu’il pouvait rester de ma famille paternelle. Il ne m’en restait rien... ou si peu ! Une vieille cousine assez mal vue par la police impériale. Elle m’a dit qu’à Constantinople vivait une de nos lointaines parentes qui serait certainement heureuse de m’accueillir et, qu’après tout, les voyages forment la jeunesse. Je suis donc partie, mais ce naufrage m’a fait demeurer durant plusieurs mois dans l’île de Naxos. C’est là que j’ai connu Théodoros, mon serviteur. Il m’avait recueillie, sauvée de la noyade et il m’a soignée comme une mère. Malheureusement, les pirates sont venus...
Sir James eut un bon sourire qui remonta ses favoris jusqu’aux oreilles :
— Il vous est, en effet, fort dévoué. C’est une chance pour vous de l’avoir eu à vos côtés. Je vous conduirai donc à Constantinople. Nous y serons, si le vent reste favorable, dans cinq ou six jours. Mais je ferai escale à Lesbos pour essayer de vous trouver quelques vêtements. Vous pouvez difficilement débarquer ainsi accoutrée ! C’est fort joli, bien sûr, mais assez peu conforme aux usages. Il est vrai que nous sommes déjà en Orient !
Il parlait maintenant d’abondance, détendu par les demi-confidences de Marianne, heureux de ce petit plongeon dans le passé et mêlant aux perspectives du court voyage qu’ils allaient faire ensemble les souvenirs d’autrefois qui leur donnaient, à tous deux, l’impression d’être revenus un instant sur les vertes pelouses du Devonshire.
Marianne se contentait de l’écouter. Elle se remettait mal d’avoir découvert tout à coup avec quelle facilité elle pouvait mentir... et être crue ! Elle avait mêlé la vérité à la fiction avec une aisance qui la stupéfiait et l’inquiétait tout à la fois. Les mots lui étaient venus tout seuls. Même, elle s’apercevait qu’avec l’habitude elle prenait maintenant un certain plaisir à cette comédie qu’il lui fallait jouer, une comédie sans autre public qu’elle-même pour juger de la réussite, mais qui l’obligeait au naturel, cette suprême expression du talent ; car, l’échec ne se traduirait pas par des coups de sifflet, mais bien par la prison ou par la mort. Et la conscience même du danger avait quelque chose d’excitant qui lui rendait le goût de la vie et lui faisait comprendre ce qui faisait la force d’un Théodoros.
Certes, il luttait pour l’indépendance de son pays, mais aussi il aimait le danger, il le recherchait pour la joie violente de se colleter avec lui et de le vaincre. N’eût-il pas eu de liberté à revendiquer qu’il se fût jeté quand même dans de difficiles aventures pour rien, pour le plaisir...
Elle-même découvrait soudain à sa mission une autre couleur que celle, amère, du devoir et de la contrainte : une saveur qu’une heure plus tôt elle lui eût refusée farouchement. Peut-être parce qu’elle lui avait coûté trop cher jusqu’ici pour ne pas l’accomplir jusqu’au bout !
Du long monologue de sir James, elle démêla aussi que l’homme au costume blanc était un certain Charles Cockerell, jeune architecte londonien passionné de vieilles pierres. Il s’était embarqué sur le « Jason » à
Athènes, en compagnie de son associé, un architecte de Liverpool nommé John Foster, avec lequel il se rendait à Constantinople, afin d’obtenir du gouvernement ottoman une autorisation de fouilles archéologiques concernant un temple qu’ils prétendaient avoir découvert, autorisation que leur refusait le pacha d’Athènes pour des raisons tout à fait obscures. Tous deux voyageaient pour le compte du club anglais des Dilettanti et venaient d’Egine où ils avaient déjà exercé leurs talents.
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