» ... Personnellement, j’étais demeuré trop peu de temps à Portmouth pour avoir eu le loisir d’apprendre tous ces potins. C’est donc lady Hester qui m’a mis au courant. Ajouterai-je qu’elle vous donnait pleinement raison ? Elle jurait que Cranmere n’avait eu que ce qu’il méritait et qu’il fallait être insensé pour vous avoir mariée à un coquin de cette espèce. Mais votre pauvre tante, je crois, n’a obéi qu’à des motifs sentimentaux... et à des souvenirs !
— Je n’y avais pas mis obstacle, avoua Marianne. J’aimais Francis Cranmere, ou je croyais l’aimer.
— Cela se conçoit. Il est fort séduisant, à ce que l’on dit. Savez-vous ce qu’il est devenu ? Le bruit court qu’il a été arrêté comme espion en France et qu’il serait emprisonné on ne sait trop où...
Marianne se sentit pâlir. Elle revit, tout à coup, la machine rouge dressée dans le fossé boueux de Vincennes, l’homme enchaîné qui, dans son sommeil, se débattait déjà contre la mort... Le froid de cette terrible nuit d’hiver la pénétra de nouveau et elle frissonna.
— J’ignore... ce qu’il est devenu, balbutia-t-elle d’une voix altérée. S’il vous plaît, sir James... J’aimerais prendre un peu de repos ! Nous avons vécu, mon compagnon et moi, des heures si terribles...
— Mais bien sûr ! Pardonnez-moi, ma chère ! J’étais si heureux de vous revoir que je vous tiens là, au milieu de ce tintamarre. Venez vous reposer. Nous parlerons plus tard... Au fait, ce Grec, qui est-il ?
— Mon serviteur ! répondit Marianne sans hésitation. Il m’est dévoué comme un chien. Pourriez-vous le loger près de moi ? Il serait perdu si on l’éloignait...
Elle n’était pas, en effet, sans inquiétude au sujet des réactions de Théodoros devant ce bouleversement total du plan qu’il avait établi et il importait qu’elle pût s’expliquer avec lui le plus vite possible.
En effet, elle n’augurait rien de bon de ses sourcils froncés et de l’air méfiant avec lequel il avait suivi, sans en comprendre un mot, et pour cause, la conversation visiblement amicale entre « la grande dame française » et un officier ennemi de son pays. Prévoyant des difficultés, elle préférait y faire face dans les plus brefs délais.
De fait, à peine leur eut-on attribué des logis dans le vaste château arrière du navire (une cabine et une sorte de cagibi pourvu d’un hamac), que Théodoros vint la rejoindre et entama le débat, à voix contenue, mais non sans violence.
— Tu m’as menti, jeta-t-il furieusement, et ta langue est fausse comme celle de la plupart des femmes ! Ces Anglais sont tes amis et...
— Je n’ai pas menti, coupa sèchement Marianne qui ne tenait pas à le laisser développer ses griefs. Cet officier anglais est, en effet, un ancien ami, mais il se transformerait en ennemi implacable s’il savait qui je suis !
— Allons donc ! Il est ton ami, tu le dis toi-même et il ne sait pas qui tu es ? Tu te moques de moi ! Tu m’as attiré dans un piège !
— Vous savez très bien que non, fit la jeune femme avec lassitude. Comment aurais-je pu ? Ce n’est pas moi qui ai prié Kouloughis de nous enlever, ni qui ai fait venir ici cette frégate... et si je dis que je n’ai pas menti, c’est parce que c’est vrai ! Je suis française, mais je suis née pendant la Grande Révolution. Mes parents sont morts sur l’échafaud et j’ai été élevée en Angleterre. C’est là que j’ai connu le Commodore King et sa famille ; mais j’ai eu là-bas de graves ennuis et je me suis enfuie en France pour y retrouver ce qu’il pouvait rester des miens. C’est alors que j’ai connu l’Empereur et qu’il m’a... prise en amitié. J’ai épousé un peu plus tard le prince Sant’Anna. Mais le commodore ne m’a pas vue depuis longtemps et l’ignore. C’est assez simple, comme vous voyez.
— Et ton mari ? Où est-il ?
— Le prince ? Il est mort. Je suis veuve, donc libre, et c’est pourquoi l’Empereur a décidé d’utiliser mes services.
A mesure qu’elle parlait, la colère désertait peu à peu les traits convulsés du géant, mais la méfiance demeurait.
— Que lui as-tu dit de moi à cet Anglais ? de-manda-t-il.
— J’ai dit ce que nous avions convenu à Santorin : que vous étiez mon serviteur et j’ai ajouté que j’étais très fatiguée, que nous parlerions plus tard. Cela nous laisse un peu de temps pour réfléchir, car cette rencontre inattendue m’a prise au dépourvu.
» ... D’ailleurs, ajouta-t-elle, se souvenant tout à coup des premières paroles que lui avait adressées sir James, ce navire fait route vers Constantinople. N’est-ce pas le plus important ? Bientôt nous y débarquerons. Qu’importe, dès lors, le moyen que nous employons pour y entrer ? Bien plus ! Ne sommes-nous pas plus en sûreté sur une frégate anglaise que sur n’importe quel navire grec ?
Théodoros réfléchit un moment, si long d’ailleurs que Marianne, épuisée, alla s’asseoir sur la couchette qu’on lui avait attribuée pour attendre le résultat de ses cogitations. Le géant, les bras croisés, la tête basse, l’œil fixe, devait peser chacun des mots qu’elle avait prononcés. Finalement, il releva la tête et enveloppa la jeune femme d’un regard lourd de menaces :
— Tu as juré sur les saintes icônes, rappela-t-il. Si tu me trahis, non seulement tu seras damnée pour l’éternité, mais je t’étranglerai de mes mains !
— Ainsi donc, vous en êtes là ? fit-elle tristement. Avez-vous déjà oublié que j’ai tué un homme pour vous délivrer ? Et est-ce là tout ce qu’il demeure de cette amitié dont vous me parliez voici encore bien peu de temps ? Si nous avions abordé un vaisseau grec, ou même turc, nous serions demeurés compagnons de combat. Mais, parce que celui-ci est anglais, il n’en reste rien ?... Pourtant, j’ai tellement besoin de vous, Théodoros ! Vous êtes la seule force qui me reste alors que je suis environnée de périls ! Vous pouvez me perdre : il vous suffirait de dire la vérité à cet homme vêtu de blanc qui parle aisément votre langue. Peut-être qu’en me voyant jetée à fond de cale, vous n’auriez plus de doute... mais alors ni votre mission ni la mienne n’auraient plus la moindre chance de réussite.
Elle parlait lentement, avec une espèce de résignation qui peu à peu pénétrait l’esprit empli d’orages du Grec. Il la regarda, la vit à la fois fragile et pitoyable dans sa robe tachée et déchirée qui, encore mouillée, collait à son corps, à ce corps dont, même au plus pénible de sa lutte contre la tempête, il n’avait pu chasser de son esprit l’image lumineuse.
Elle aussi le regardait, avec ses grands yeux verts où la fatigue et l’angoisse mettaient des cernes singulièrement émouvants. Jamais encore, il n’avait rencontré de femme aussi désirable et il éprouvait, envers elle, la triple et contradictoire tentation de la protéger, de la violer pour apaiser cette soif qui lui était venue d’elle ou encore de la tuer pour cesser d’en être obsédé...
Il céda à une quatrième : la fuite. Sans même prendre la peine de lui répondre, il se jeta hors de la petite pièce dont la porte claqua derrière lui et qui, privée tout à coup de sa gigantesque silhouette, parut prendre de nouvelles dimensions.
Cette sortie laissa Marianne interdite. Que signifiait ce silence ? Théodoros n’allait-il pas la prendre au mot ? Etait-il parti à la recherche de l’homme en blanc pour lui raconter la vérité sur sa fausse maîtresse ?... Il fallait qu’elle s’en assurât...
Elle fit un effort pour se lever, mais elle était affreusement lasse et, pour Spartiate que fût la couchette qu’on lui avait donnée, elle avait des draps blancs et lui paraissait plus moelleuse qu’un duvet après les planches de l’entrepont. Néanmoins, elle résista à la tentation, s’obligea à marcher vers la porte qu’elle ouvrit... et referma tout aussitôt avec un sourire. Théodoros n’était pas allé loin : en bon serviteur style « chien fidèle », il s’était couché en travers de sa porte et, terrassé de fatigue, sans doute, s’y était déjà endormi.
Soulagée, Marianne revint vers son lit et s’y laissa tomber sans avoir même le courage d’ouvrir les draps, sans penser à souffler la lanterne. Elle avait droit à un peu de repos sans arrière-pensée.
Au-dehors, le vacarme allait décroissant. Avec des gaffes, les marins de la frégate avaient réussi à repousser la polacre qui s’engloutissait lentement tandis que les hommes de Kouloughis s’entassaient sur les trois chaloupes de secours pour tenter de gagner des eaux plus hospitalières.
La voix du commodore King, traduite par un interprète, leur avait signifié d’avoir à s’éloigner au plus tôt s’ils ne voulaient pas être envoyés par le fond et aucun d’entre eux n’aurait eu l’idée de renouveler l’exploit de Théodoros et d’escalader la forteresse flottante.
Mais tous ces bruits ne pénétraient plus que noyés de brume dans l’esprit de Marianne qui s’enfonçait bienheureusement dans le sommeil...
Quand la frégate nommée « Jason » reprit sa route, elle voguait elle-même depuis longtemps à bord d’un navire de rêve, aussi blanc qu’une mouette et aussi rapide, qui l’emportait vers un but inconnu plein de douceur et de joie, mais qui, cependant, avait le visage tragique de son amant quand elle l’avait vu pour la dernière fois. Et, à mesure qu’avançait le bateau blanc, le visage reculait et s’abîmait dans les flots en poussant une clameur désespérée. Puis il renaissait pour s’éloigner encore et disparaître à nouveau dès que les bras de Marianne se tendaient vers lui...
Combien de temps dura ce rêve, reflet fidèle de la pensée inconsciente de Marianne où alternaient dramatiquement, depuis tant de jours, l’espoir et la désespérance, le regret, l’amour et la rancune ! Mais quand la jeune femme ouvrit de nouveau les yeux sur un monde réel débarrassé de toutes les brumes, de tous les renégats du monde, et empli de soleil, l’impression en demeura fichée en elle comme une flèche empoisonnée.
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