Marianne ne réfléchit même pas. Elle se ramassa sur elle-même comme pour fuir le second coup de pied, mais, emportée par l’instinct et par la haine, son élan fut irrésistible. Se détendant comme une panthère qui attaque, elle sauta à la gorge de l’éphèbe, qui, surpris par l’assaut inattendu, voulut reculer et s’écroula dans l’escalier. Instantanément elle fut sur lui, saisit sa tête à deux mains et la cogna sur une marche avec tant d’énergie et de précision à la fois que le délicat personnage s’évanouit aussitôt, tandis que le poignard lui échappait des mains.

Elle s’en empara aussitôt, le serra contre elle avec un extraordinaire sentiment de triomphe et de puissance. C’était la vue de cette arme, bien plus que les coups de pied, qui avaient déclenché son réflexe. Se tournant alors vers le fond de l’entrepôt, elle aperçut le matelot qui, après avoir ouvert la porte dans une débauche de grincements, se disposait à entrer chez le prisonnier.

Tout avait été si vite qu’il n’avait rien entendu : seulement un bruit de chute qui n’avait pas dû l’émouvoir outre mesure. Dans l’espace d’un éclair, Marianne comprit qu’il ne fallait pas que cette porte se refermât.

Serrant le poignard dans sa main, elle courut vers l’ouverture que le reflet de la lanterne découpait nettement. L’homme, qui était grand et fort, se courbait déjà pour la franchir. Alors, avec la rapidité de la foudre, elle sauta sur son dos et frappa...

Le matelot eut un râle et s’écroula comme une masse près de sa lanterne, entraînant Marianne dans sa chute.

Stupéfaite de ce qu’elle venait de faire, elle se releva, considérant la lame courbe tachée de sang avec une sorte d’hébétude. Elle venait de tuer un homme sans plus hésiter que la nuit où elle avait assommé Ivy Saint-Albans avec un chandelier après avoir blessé, en duel, Francis Cranmere que, d’ailleurs, elle était bien persuadée alors d’avoir tué.

— La troisième fois !... murmura-t-elle. La troisième !...

La voix mi-joyeuse, mi-admirative de Théodoros la tira de cette espèce de prostration.

— Magnifique, princesse ! Vous êtes une véritable amazone ! Maintenant, délivrez-moi, vite ! Le temps presse et l’on peut venir.

Machinalement, elle ramassa la lanterne, et à sa lumière jaune aperçut le géant, ficelé comme un saucisson et couché de tout son long. Ses yeux riaient franchement dans son visage marqué par ce qu’il avait enduré et où la barbe repoussait déjà. Elle se jeta à genoux auprès de lui et se mit à trancher les cordes qui le liaient... Elles étaient grosses et solides. Elle y mit tant d’acharnement que la première céda bientôt. Dès lors, ce fut facile et en quelques secondes, elle eut débarrassé Théodoros de ses liens.

— Dieu que ça fait du bien ! soupira-t-il en étirant ses longs membres ankylosés. Voyons maintenant si nous pouvons sortir d’ici... Savez-vous nager ?

— Oui, je sais...

— Décidément, vous êtes une créature extraordinaire. Venez !

Passant le poignard à sa ceinture sans se soucier des taches de sang, Théodoros prit Marianne par le bras, la fit sortir de son cachot dont il referma soigneusement la porte après avoir tiré à l’intérieur le cadavre de l’homme mort. Mais, en se retournant, il aperçut le corps de Stephanos qui faisait une tache claire sur les marches de l’escalier et il regarda sa compagne avec stupeur :

— Celui-là aussi vous l’avez tué ?

— Non... je ne crois pas ! Assommé seulement... C’est à lui que j’ai pris le poignard... Il me donnait des coups de pied... et je crois qu’il voulait me tuer !

— Mais, ma parole, on dirait que vous cherchez des excuses quand vous ne méritez que des félicitations ! Si vous ne l’avez pas tué, vous avez eu tort... mais un tort peut toujours se réparer.

— Non, Théodoros ! Ne le tuez pas ! C’est le... le... enfin, je crois que le capitaine y tient beaucoup ! Si nous ne réussissons pas à fuir, il nous tuera impitoyablement...

Le Grec se mit à rire silencieusement.

— Ah ! C’est le beau Stephanos ?

— Vous le connaissez ?

Théodoros haussa les épaules avec un dédain amusé.

— Les goûts de Kouloughis sont connus de tout l’Archipel. Mais, vous avez raison quand vous dites qu’il tient beaucoup à cette petite ordure ! Aussi allons-nous procéder autrement...

Il se baissait déjà pour ramasser le corps inerte, quand un choc énorme se produisit. Le bateau trembla dans toutes ses membrures, tandis qu’avec un craquement sinistre, l’une des parois s’ouvrait.

— Nous avons touché ! gronda Théodoros. Ce doit être quelque récif. Profitons-en !

Un véritable tintamarre de hurlements éclata au-dessus de leurs têtes tandis que le bateau craquait de nouveau. Une voie d’eau apparut... D’une vigoureuse torsion de reins, Théodoros chargea Stephanos sur son épaule à la manière d’un sac de farine en faisant retomber sa tête sur sa poitrine, afin d’avoir le cou du garçon à portée de la lame courbe qu’il avait reprise. Visiblement, il pensait s’ouvrir un passage à travers les pirates en menaçant de tuer le grand amour de Nicolaos.

A sa suite, Marianne rampa le long de l’escalier, regarda au-dehors. Le pont était couvert de brume à travers laquelle les matelots s’agitaient comme des spectres en hurlant et en gesticulant, mais personne ne songeait à s’occuper d’eux.

Le vacarme était assourdissant. De la main qui tenait le poignard, Théodoros fit un signe de croix à l’envers, en bon orthodoxe :

— Varenta la madona ! souffla-t-il. Ce n’est pas un récif... C’est un vaisseau de haut bord !

En effet, contre le flanc droit de la polacre, une sorte de muraille hérissée de canons se dressait, éclairée par les lueurs fuligineuses des rares lanternes du pont grec.

Avec une exclamation de joie, Théodoros laissa tomber son fardeau à terre sans la moindre précaution.

— Nous sommes sauvés ! souffla-t-il à sa compagne. Nous allons grimper à bord...

Il s’élançait déjà, mais elle le retint, anxieuse :

— Vous êtes fou, Théodoros ! Vous ignorez à qui appartient ce vaisseau ! Si c’était un Turc ?

— Un Turc ? Avec trois rangées de sabords ? Allons donc, c’est un vaisseau occidental, princesse ! Il n’y a que les gens de vos régions pour bâtir ces espèces de forteresses flottantes. Je parie pour un vaisseau de ligne ou une grande frégate ! Avec ce brouillard on ne voit même pas ses vergues. Il est vrai qu’on les sent.

En effet, les gréements des deux navires avaient dû s’enchevêtrer plus ou moins malgré la différence de taille et de lourds débris de bois tombaient du ciel invisible.

— On va se faire assommer ! Allons-y !

Dans une atmosphère de fin du monde, Théodoros entraîna Marianne vers l’arrière. Les pirates, en effet, se massaient à l’endroit où la polacre avait abordé, c’est-à-dire sensiblement vers l’avant. Mais le Grec dut tout de même assommer deux ou trois matelots qui surgirent de la brume et prétendirent se mettre en travers de son chemin. Ses poings énormes frappaient comme des massues.

L’éclairage de ce côté était bien meilleur. On y voyait briller les fanaux du navire abordé et les fenêtres de son château qui mettaient un halo dans la nuit laiteuse.

— Voilà ce qu’il nous faut ! fit le Grec qui cherchait quelque chose. Grimpez sur mon dos, mettez vos jambes autour de ma taille et serrez bien vos bras autour de mon cou. Vous ne saurez jamais vous servir d’une corde comme d’un escalier.

Il se penchait déjà pour charger la jeune femme. Devant eux, un filin pendait, à portée de main, mais dont l’extrémité semblait se perdre dans le ciel même.

— J’ai su autrefois, fit Marianne, mais maintenant...

— Justement. Nous n’avons pas le temps de faire des expériences : grimpez et cramponnez-vous !

Elle obéit tandis qu’il empoignait le filin. Aussi aisément que si son fardeau n’eût rien pesé, il s’éleva le long du cordage avec une incroyable aisance.

Sur le navire de Kouloughis, la panique était à son comble. Le bordage avait dû subir une grave avarie et le bateau visiblement s’enfonçait déjà. Les hurlements des matelots occupés à mettre les chaloupes à la mer étaient dominés par les cris féroces de Kouloughis qui appelait avec angoisse :

— Stephanos ! Stephanos !...

— Il n’a qu’à regarder par terre, grogna Théodoros. Il le trouvera son Stephanos !

Sur le grand vaisseau, cependant, on s’agitait aussi, mais beaucoup plus calmement. Le pont résonnait du claquement précipité des pieds nus des matelots mais, à l’exception d’une voix qui parlementait avec les gens de la polacre dans un romaïque teinté d’un curieux accent, aucun autre bruit ne se faisait entendre, sinon un murmure discret de conversation.

Soudain, amplifié par le porte-voix, un ordre partit de la dunette inconnue. C’était un ordre sans aucune importance pour Marianne. Pourtant, l’entendre lui causa un choc si violent que, de saisissement, elle faillit bien lâcher son compagnon.

— Théodoros ! souffla-t-elle. Ce navire... est anglais !

Lui aussi accusa le coup. Ce n’était pas une bonne nouvelle. La chaleur des récentes relations entre l’Angleterre et la Porte en faisait l’ennemie naturelle des Grecs révoltés. S’il était découvert, Théodoros serait livré au Sultan aussi simplement que par Kouloughis. La seule différence serait que l’opération ne coûterait pas un dinar au souverain qui réaliserait ainsi une sérieuse économie.

La coupée vers laquelle ils grimpaient n’était plus loin. Théodoros, un instant, arrêta son ascension :

— Vous êtes française, souffla-t-il. S’ils apprennent qui vous êtes, que se passera-t-il ?

— Je serai arrêtée, emprisonnée... Déjà, voici quelques semaines, une escadre anglaise a attaqué le navire qui me portait pour s’emparer de moi !