Le jour était venu, lentement. Un jour gris, étalé sur une mer sinistre qui, à la manière d’une coquette entrée dans les voies de la pénitence, avait échangé ses satins bleus contre des haillons gris. Les vagues étaient maintenant hautes comme des montagnes et l’air n’était plus qu’écume. Le bateau, malgré la présence de Kouloughis à sa barre, filait en aveugle vers une destination connue de lui seul et, sans doute, du Diable, malgré l’obstination illogique que mettaient ces pirates à se vouloir dans la seule main de Dieu.
Le renégat semblait accepter les patenôtres de ses hommes comme toutes naturelles et peut-être, après tout, s’en remettait-il à la tempête de trancher pour lui son débat intérieur : continuer sur la Crète ou changer de cap et faire route vers Constantinople.
L’un des focs s’envola, son gréement rompu, et partit dans le ciel fuligineux comme un oiseau ivre. Personne ne parut même songer à établir une nouvelle voile, mais les invocations au Ciel se firent plus pressantes, tout au moins quand l’eau ne les éteignait pas ou quand les hurlements de la tempête ne les couvraient pas. Dans les nuages, les mâts dansaient une sarabande.
Mais, bientôt, Marianne fut hors d’état de remarquer quoi que ce soit. Trempée jusqu’aux os, aveuglée par l’eau et assourdie par les coups de mer, meurtrie par les cordes mouillées qui se resserraient cruellement, elle découvrait que la pénitence était plus rude encore qu’elle ne l’avait imaginée et souhaitait perdre connaissance. Mais ne s’évanouit pas qui veut et ce traitement brutal avait l’avantage de chasser le mal de mer. Par contre, le risque de périr noyée grandissait à chaque instant et Marianne commençait à penser qu’elle allait sans doute mourir là, noyée comme un rat dans son trou...
Peut-être le trafiquant eut-il la même idée et craignit-il, en prolongeant l’épreuve, de voir un profit certain lui échapper, car, utilisant une légère accalmie, il amarra la barre et, dégringolant l’escalier de la dunette, vint trancher les cordes qui retenaient Marianne.
Il était temps. Elle était à bout de forces et il dut la soutenir à pleins bras pour l’empêcher de glisser sur le pont qu’une embardée du bateau venait de redresser brusquement. Moitié portant, moitié traînant, il alla jusqu’à l’écoutille, ouvrit le panneau et redescendit sa victime dans l’entrepont, où il l’abandonna, non sans faire entrer avec eux la majeure partie d’une vague.
Ce que les rafales de la mer n’étaient pas arrivées à faire, l’atmosphère étouffante de l’entrepont, l’odeur qui stagnait là y parvinrent sans peine et Marianne, secouée de spasmes, restitua tout ce qu’elle avait dans le corps. Ce fut violent et pénible mais, ensuite, elle se sentit mieux, chercha, dans la semi-obscurité, les sacs où elle avait été posée à l’arrivée et s’y étendit.
Mais l’eau qui était entrée dans l’entrepont et sa robe inondée eurent tôt fait de les rendre aussi humides que le tillac et elle pensa qu’il lui fallait maintenant prendre son mal en patience. Du moins n’avait-elle plus froid, car il régnait là-dedans une chaleur d’étuve.
Peu à peu, elle reprit ses esprits, aidée en cela par une migraine qui lui serrait les tempes. Dans cet espace clos, les bourrades de la mer résonnaient comme dans un tambour et il lui fallut un moment pour se rendre compte que les coups qui lui faisaient si mal ne provenaient pas tous de la tempête : dans le fond de l’entrepont, quelqu’un cognait lourdement contre du bois.
Pensant soudain à Théodoros, elle se dirigea péniblement, et le plus souvent à quatre pattes pour étaler les sursauts du bateau jusqu’à l’endroit d’où venait le bruit. Il y avait là une porte, faite d’énormes planches à peine rabotées, mais fermée par une grosse serrure.
Anxieuse, elle colla son oreille au vantail en se cramponnant de son mieux. Au bout d’un instant, le bruit se reproduisit et, sous ses mains, elle sentit trembler la porte.
— Théodoros ! appela-t-elle. Etes-vous là ?
Une voix furieuse qui lui parut s’éloigner lui répondit, cependant que le bateau, en plongeant, la plaquait contre le bois.
— Naturellement, je suis là ! Ces brutes m’ont ficelé si étroitement que je n’arrive pas à me retenir et je viens cogner cette maudite cloison chaque fois que ce rafiot de malheur se redresse à la lame ! Si seulement la tempête se calmait : je suis rompu !
— Si seulement je pouvais ouvrir cette porte... mais je n’ai rien, absolument rien sous la main.
— Comment ? Vous n’êtes pas attachée ?
— Non...
En quelques mots, Marianne fit à son compagnon le récit de ce qui s’était passé entre elle et le renégat. Un instant, elle l’entendit rire, mais cet éclat s’acheva en gémissement, tandis que la cloison sonnait de nouveau sous l’assaut de l’involontaire bélier humain. Néanmoins, le bruit avait été moins fort.
— On dirait que ça se calme un peu, commenta Théodoros au bout d’un instant. Vous devriez tout de même regarder partout, dans l’endroit où vous êtes. Il y a peut-être quelque chose qui traîne et qui pourrait m’aider à me détacher. Il y a un espace sous la porte par où l’on pourrait glisser un morceau de fer, une lame... que sais-je ?
— Mon pauvre ami, j’ai bien peur de vous décevoir mais je vais tout de même chercher.
Toujours sur les genoux, elle allait entreprendre l’exploration de son obscur domaine quand la voix du Grec lui parvint de nouveau :
— Princesse !
— Oui, Théodoros ? fit-elle surprise car c’était la première fois qu’il employait ce terme. Jusque-là il n’avait pas jugé utile de lui donner quelque appellation que ce soit. C’était aussi la première fois qu’il renonçait à la tutoyer.
— Je voudrais vous dire... que je regrette de vous avoir traitée comme je l’ai fait. Vous êtes une femme vaillante... et un bon compagnon de combat ! Si on s’en sort... j’aimerais que nous soyons amis ! Voulez-vous ?
Malgré le tragique de leur situation, elle eut un sourire tandis qu’une vague de chaleur faisait battre son cœur un tout petit peu plus vite et lui rendait courage. Cette amitié virile qui s’offrait et qu’elle savait sûre, c’était tout juste ce dont elle avait le plus besoin ! A partir de cet instant, elle avait l’assurance de n’être plus seule et, brusquement, elle eut envie de pleurer.
— Oui, Théodoros, je veux bien ! dit-elle d’une voix qui s’étranglait un peu. Et même, je crois que rien ne pourrait me faire plus plaisir !
— Alors, du courage ! Vous dites ça comme si vous alliez fondre en larmes !... Vous verrez qu’on s’en tirera...
L’exploration de l’entrepont, difficile mais consciencieuse, ne donna rien. Désolée, elle revint annoncer à Théodoros qu’elle avait échoué.
— Cela ne fait rien ! soupira-t-il. Il faut attendre. Peut-être qu’une occasion se présentera. Quand la tempête se calmera, il faudra bien, j’imagine, que ces chiens nous donnent à manger. Nous aviserons à ce moment-là. Jusque-là, il faut essayer de vous reposer pour reprendre quelques forces. Tâchez de vous caler dans un coin et de dormir un peu...
Marianne fit de son mieux mais ce n’était pas facile. Elle parvint tout de même à trouver un peu de repos quand l’ouragan perdit de sa violence.
Lorsque vint le soir, le vent et la mer s’étaient calmés. Le plancher où elle reposait était redevenu à peu près horizontal et elle goûtait un peu de paix.
De l’autre côté de la cloison plus aucun bruit ne se faisait entendre et elle pensa que Théodoros s’était endormi. Une nuit opaque, d’ailleurs, avait envahi l’entrepont, aucune lumière ne venant plus des interstices des faux sabords. Par contre l’air se faisait humide et plus froid.
La prisonnière en était à se demander si, d’aventure, on allait les oublier là jusqu’à l’arrivée à Candie... ou ailleurs, puisqu’elle n’avait aucun moyen de connaître la route, quand le panneau d’écoutille fut enlevé.
La lumière d’une lanterne, deux jambes habillées de toile et chaussées de bottes de mer apparurent dans des vapeurs de brume. Le brouillard au-dehors avait succédé à la tempête et ses longues écharpes s’infiltraient dans l’escalier comme les tentacules de quelque poulpe fantôme.
Etendue à terre, non loin des degrés, Marianne ne bougea pas. Elle resta couchée dans l’attitude d’une femme parvenue aux derniers degrés de l’épuisement afin que le nouveau venu ne se méfiât pas d’elle et afin de pouvoir observer ce qu’il allait faire... surtout s’il se rendait auprès de Théodoros.
En effet, l’homme transportait deux cruches de terre et deux boules noirâtres qui devaient être du pain : la nourriture des prisonniers que Kouloughis, de toute évidence, n’entendait pas faire bénéficier des joies culinaires du bord. Mais, entre ses cils mi-clos, Marianne vit descendre, derrière lui, une autre paire de jambes : celles-là perdues dans les plis multiples d’un pantalon de soie qu’il lui semble bien reconnaître.
Que venait faire dans l’entrepont le ravissant Stephanos ?
Elle n’eut pas le loisir de se le demander longtemps. Tandis que le pas lourd du matelot s’éloignait vers la cloison, celui, léger, de son compagnon s’arrêtait au bas des degrés... et appliquait, dans les côtes de la jeune femme, un coup de pied aussi brutal que sournois. Avec un gémissement, elle ouvrit les yeux, le vit debout près d’elle, sur le point de recommencer. Tout en caressant la lame d’un long poignard courbe, il souriait, d’un sourire à la fois stupide et cruel qui glaça le sang de Marianne. Dans ses prunelles dilatées, la pupille n’était plus qu’un point noir, gros comme une tête d’épingle. De toute évidence, il était venu là pour faire subir à une créature qu’il considérait comme abjecte, mais peut-être dangereuse, un traitement approprié aux sentiments qu’elle lui inspirait.
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