— Que je...

— J’ai dit : ouvre la bouche. Je veux voir tes dents.

Et, avant que la jeune femme ait pu l’en empêcher, il avait saisi sa tête à deux mains et lui avait ouvert les mâchoires d’un geste précis qui traduisait une longue habitude. Malgré l’indignation qu’elle éprouvait à se voir ainsi traitée comme un simple cheval, il fallut bien que Marianne se résignât à subir l’humiliant examen qui, d’ailleurs, parut donner toute satisfaction à l’examinateur. Mais, quand Kouloughis voulut ouvrir sa robe, elle fit un bond en arrière et alla chercher refuge derrière la table de travail qui occupait le centre du carré.

— Ah non ! Pas ça !...

Le renégat eut l’air surpris puis, haussant les épaules avec agacement, appela :

— Stephanos !

C’était là, de toute évidence, le nom du ravissant occupant de la couchette et, non moins évidemment, Kouloughis l’appelait à la rescousse.

Cela ne lui plut pas car il se mit à pousser des cris affreux, se rencogna plus profondément dans ses coussins comme s’il défiait son maître de l’en faire sortir et, d’une voix haut perchée qui passa sur les nerfs de Marianne comme une râpe, débita un flot de paroles dont le sens général était des plus clairs : le délicat personnage refusait de salir ses jolies mains au contact d’une créature aussi repoussante qu’une femme !

Marianne, qui lui rendait son horreur avec usure, espérait qu’un tel refus d’obéissance allait valoir au mignon une solide raclée, mais Kouloughis se contenta de hausser les épaules avec un sourire indulgent qui allait aussi mal que possible à sa figure... et fonça sur Marianne.

Fascinée par la scène qui se déroulait sous ses yeux, elle ne s’y attendait pas. Mais, au lieu de tenter une nouvelle fois d’ouvrir la robe, il se contenta de palper rapidement tout le corps de la jeune femme, s’arrêtant de préférence à la poitrine dont il éprouva la fermeté avec un grognement de satisfaction. Un tel traitement ne fut pas du goût de Marianne qui, folle de rage, administra au marchand d’esclaves une vigoureuse paire de gifles.

Un court instant, elle goûta les joies violentes du triomphe. Kouloughis, changé en statue de la stupeur, frottait machinalement l’une de ses joues, tandis que son charmant ami, raide d’indignation, semblait sur le point de s’évanouir. Mais ce ne fut vraiment qu’un instant car, la minute suivante, elle comprit qu’elle allait payer son geste.

D’un seul coup la bile parut envahir le visage déjà jaune du trafiquant et il devint vert. La rage d’avoir subi une telle humiliation sous les yeux de son bel ami s’empara de lui et Marianne, les yeux agrandis, vit soudain se jeter sur elle un être qui n’avait plus rien d’humain.

Excité par les cris du garçon qui maintenant vociférait sur le mode nasillard d’un muezzin fou, il empoigna la jeune femme et la traîna hors de la cabine plus qu’il ne l’y conduisit.

— Tu vas me payer ça, chienne ! grinça-t-il. Je vais te montrer qui est le maître !

« Il va me faire fouetter, pensa Marianne effrayée en voyant qu’il la tirait vers l’une des caronades qui armaient la polacre, ou pire encore ! »

Et, de fait, en un tournemain, elle se trouva liée à la pièce d’artillerie que deux hommes venaient de recouvrir d’une raide toile goudronnée. Mais ce n’était pas par souci de lui épargner un contact désagréable avec le fer du canon.

— Le meltem se lève, fit Kouloughis. Nous allons avoir une tempête et tu vas rester ici, sur le pont, jusqu’à ce qu’elle soit finie. Cela te calmera peut-être et, quand on te libérera, tu n’auras plus envie de frapper Nicolaos Kouloughis. Tu t’agenouilleras devant lui et tu lécheras ses bottes pour qu’il t’épargne d’autres tortures... si toutefois les coups de mer ne t’ont pas assommée.

C’était vrai que la mer se gonflait de façon inquiétante et que le bateau commençait à danser. Marianne sentit dans son estomac les signes avant-coureurs du mal de mer, mais elle s’efforça de lui tenir tête, car à aucun prix, même pour tout l’or du monde, elle n’eût voulu montrer à ce misérable qu’elle se sentait mal. Il eût pris cela pour de la peur. Au contraire, elle fit front et, audacieusement, lança :

— Vous n’êtes qu’un imbécile, Nicolaos Kouloughis, et vous ne savez même pas où se trouve votre intérêt !

— Mon intérêt est de venger l’offense qui m’a été faite devant l’un de mes hommes !

— Un homme ? Ça ? Laissez-moi rire ! Mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Vous vous apprêtez à perdre beaucoup d’argent.

C’était là un mot que l’on ne prononçait pas devant Kouloughis, quelles que puissent être les circonstances, sans éveiller immédiatement son intérêt. Il en oublia que la minute précédente il avait eu envie d’étrangler cette femme et aussi qu’il y avait un certain ridicule à discuter avec une captive liée à l’affût d’une caronade.

Presque machinalement, il demanda :

— Que veux-tu dire ?

— C’est simple : vous avez dit, tout à l’heure, que vous vouliez remettre Théodoros au pacha de Candie et me vendre, moi, à Tunis. C’est bien cela ?

— C’est bien cela.

— Voilà pourquoi je dis que vous allez perdre de l’argent. Croyez-vous que le pacha de Candie vous paiera la totalité de ce que vaut le prisonnier ? Il ergotera, donnera un acompte, dira qu’il lui faut réunir la somme... tandis que le Sultan paierait cher, et tout de suite, et en bel or sonnant ! De même pour moi : puisque vous ne voulez pas reconnaître ma qualité réelle ni entendre raison, vous admettrez au moins que je vaux mieux que le harem crasseux d’un seigneur tunisien. Aucune femme n’est aussi belle que moi dans le harem du Grand Seigneur, affirma-t-elle audacieusement...

Le plan qu’elle poursuivait était clair : si elle pouvait seulement l’amener à changer de route, à faire voile vers le Bosphore au lieu de l’entraîner vers cette Afrique où elle serait à jamais perdue et qui l’épouvantait, elle savait que ce serait déjà une forme de victoire. L’important, comme elle l’avait déjà pensé dans la barque de Yorghos, était d’arriver là-bas, et peu importait dans quelles conditions...

Avec angoisse elle guetta sur le visage rusé du trafiquant le cheminement de ses paroles. Elle savait qu’elle avait touché la corde sensible et faillit pousser un soupir de soulagement quand il murmura enfin :

— Tu as peut-être raison.

Mais, aussitôt, le ton réfléchi explosa et fit place aux grincements de la colère et de la rancune.

— Cependant, s’écria-t-il, tu n’en subiras pas moins ton châtiment parce que tu l’as mérité. Après la tempête je te ferai connaître ma décision... peut-être !

Et il s’éloigna vers l’avant du navire, laissant Marianne livrée à elle-même sur le pont désert. Allait-il modifier la marche du bateau ? L’impression que quelque chose n’allait pas tout droit envahissait Marianne. Dans la tempête qu’avait rencontrée la « Sorcière » quand on avait quitté Venise, elle avait pu observer le comportement des marins de Jason et il ne ressemblait en rien à celui de ceux de Kouloughis.

Les hommes du brick avaient presque entièrement dépouillé les vergues, ne gardant que les focs et les voiles d’étai. Ceux de la polacre, massés à l’avant du bateau, semblaient tenir un conciliabule animé par les hurlements de leur capitaine. Quelques-uns, les plus courageux sans doute, carguaient mollement les voiles basses en jetant des coups d’œil anxieux aux voiles hautes pour voir comment elles se comportaient. Personne ne faisait mine de grimper dans les haubans que les gesticulations du navire rendaient évidemment dangereux.

La plupart, égrenant leur chapelet à gros grains d’ambre, couraient s’agenouiller en masse vers l’avant et s’y entassaient en entamant une litanie qui de toute évidence allait durer autant que le grain ; mais personne, et c’était au moins aussi étrange, n’avait l’idée d’aller s’enfermer dans les entrailles du navire.

Pour sa part, Marianne se sentait de plus en plus mal. Le navire dansait maintenant comme un bouchon dans l’eau bouillante et les cordes qui la liaient commençaient à lui entrer dans les chairs. Un paquet de mer lui arriva droit dessus, la suffoqua, puis laissa glisser son écume par les dalots.

Néanmoins, quand Kouloughis, embardant d’un bout à l’autre du bateau pour regagner la dunette passa près d’elle, la jeune femme ne put s’empêcher de lui jeter :

— Vous avez là de drôles de marins ! Si c’est ainsi qu’ils espèrent lutter contre la tempête...

— Ils s’en remettent à Dieu et à ses saints, riposta le trafiquant avec hargne. La tempête vient du Ciel : c’est à lui de décider de ses résultats. Tous les Grecs savent ça !

Entendre cet homme, ce pirate, ce renégat parler de Dieu était la dernière chose à laquelle on pouvait s’attendre. Mais Marianne commençait à se former des Grecs une idée personnelle : des gens étranges, à la fois braves et superstitieux, impitoyables et généreux, parfaitement illogiques la plupart du temps.

Avec un haussement d’épaules elle commenta :

— C’est sans doute pour cette raison que les Turcs en viennent à bout si facilement. Ils ont une autre méthode... mais vous devriez savoir cela, vous qui avez choisi de les servir.

— Je le sais. C’est pourquoi je vais prendre la barre, même si cela ne sert à rien !

Marianne ne put en dire davantage. Une nouvelle gerbe salée l’engloutit, balayant le pont sur presque toute sa longueur. Elle s’efforça de retrouver sa respiration, toussant et crachant pour libérer ses poumons. Quand elle put à nouveau distinguer quelque chose, elle aperçut Kouloughis campé à la barre qu’il serrait à deux mains, fixant la mer démontée d’un œil farouche. L’homme de barre, tapi dans un coin, avait lui aussi tiré son chapelet.