Un rayon de lumière glissa dans l’entrepont jusqu’aux marches de l’escalier : les hommes revenaient après avoir mis leur prisonnier en lieu sûr. Ils parlaient tous en même temps, supputant peut-être le profit qu’ils allaient tirer de ce Théodoros dont Marianne s’avisait pour la première fois qu’elle ne connaissait même pas le nom, mais qui devait être quelqu’un de beaucoup plus important qu’elle ne l’avait imaginé.
Au milieu de ses matelots, éclairé par la lanterne que portait l’un d’eux, elle reconnut le chef.
Décidée à engager le fer aussi rapidement que possible, elle se leva et vint se camper devant l’échelle, barrant le passage et priant silencieusement pour que la différence de langage ne fût pas un obstacle insurmontable.
L’heure lui semblait venue, même si cela ne devait servir à rien, de faire sonner ici le nom de l’Empereur des Français qui paraissait avoir une certaine importance, même dans ces contrées à peu près sauvages. Ce n’était peut-être qu’une mince chance, mais cela valait la peine de la tenter. Aussi, pour rester fidèle à son personnage, fut-ce en français qu’elle apostropha le renégat.
— Ne croyez-vous pas, Monsieur, que vous me devez quelques explications ?
Sa voix claire sonna comme une trompette. Les hommes se turent brusquement. Leurs regards convergèrent aussitôt sur la mince silhouette en robe claire qui se dressait devant eux avec une fierté qui les frappa bien qu’ils n’eussent probablement pas saisi le sens de ses paroles. Quant à Nicolaos Kouloughis, ses pupilles se rétrécirent et il émit un petit sifflement qui pouvait être aussi bien admiratif que venimeux.
Mais, à la grande surprise de Marianne, ce fut la langue de Voltaire, assaisonnée d’un furieux accent, qu’il employa lui aussi :
— Ah ! Tu es la dame française ? Je croyais que ce n’était pas vrai ?
— Qu’est-ce qui n’était pas vrai, selon vous ?
— Justement, cette histoire de dame française. Quand nous avons pris le pigeon messager, j’ai pensé que c’était un prétexte, que cela cachait quelque chose d’intéressant, sinon pourquoi se donner tant de mal pour une chose si peu importante qu’une femme, même française ? Et nous avions raison puisque nous avons pris le plus grand des rebelles, l’homme insaisissable, celui pour lequel le Grand Seigneur donnerait son trésor : Théodoros Lagos lui-même ! C’est la meilleure affaire de ma vie : sa tête vaut très cher !
— Je ne suis peut-être qu’une femme, riposta Marianne à qui ce nom n’avait rien dit du tout, mais ma tête à moi aussi vaut très cher : je suis la princesse Sant’Anna, amie personnelle de l’Empereur Napoléon Ir et son ambassadrice auprès de ma cousine, Nakhsidil, sultane haséki de l’empire ottoman !
Cette bordée de noms pompeux parut impressionner un instant le pirate mais, alors même que Marianne pensait déjà gagner la partie, il éclata d’un rire strident qu’imitèrent aussitôt avec servilité les hommes qui l’entouraient, ce qui leur valut, d’ailleurs, d’être renvoyés à leurs travaux en quelques aboiements. Après quoi Kouloughis se remit à rire :
— J’ai dit quelque chose de drôle ? demanda Marianne sèchement. En ce cas, je pense que l’Empereur mon maître n’apprécierait guère votre sens de l’humour. Et je n’ai pas l’habitude que l’on se moque de moi !
— Mais... je ne me moque pas de toi ! Je t’admire, au contraire : tu avais un rôle à jouer, tu le joues parfaitement. J’ai même failli m’y laisser prendre !
— Ainsi, selon vous, je ne suis pas ce que je prétends être ?
— Bien sûr que non ! Si tu étais une envoyée du grand Napoléon, et une de ses amies par-dessus le marché, tu ne serais pas en train d’errer sur les mers, habillée en femme grecque et en compagnie d’un rebelle notoire, cherchant un navire commode pour gagner Constantinople et y perpétrer vos méfaits ! Tu serais sur une belle frégate battant pavillon français et...
— J’ai fait naufrage, coupa Marianne avec un haussement d’épaules. Cela arrive fréquemment, il me semble, dans ces parages !
— Cela arrive, en effet, fréquemment : surtout quand souffle le meltem, le dangereux vent de l’été, mais ou bien il n’y a pas du tout de survivants... ou bien il y en a un peu plus de deux. Ton histoire ne tient pas debout...
— C’est pourtant ainsi que les choses se sont passées. Croyez-le ou ne le croyez pas...
— Mais... je ne le crois pas !...
Et, sans transition, il adressa à la jeune femme un bref et violent discours en langue grecque, discours dont elle ne saisit pas, et pour cause, un traître mot et qu’elle écouta sans sourciller, s’offrant le luxe même d’un sourire méprisant.
— Ne vous fatiguez pas, conseilla-t-elle, j’ignore complètement ce que vous voulez dire.
Il y eut un silence. Avec une grimace qui rapprocha dangereusement son grand nez de son menton agressif, Nicolaos Kouloughis considéra la femme impassible qui lui faisait face. Visiblement, elle le déroutait. Quelle femme peut accepter d’entendre sans broncher, et même avec le sourire, une certaine qualité d’insultes mélangées à la description des tortures savantes qu’on lui réserve pour la faire parler ? Or, celle-ci n’avait, en effet, rien paru comprendre de ce qu’il disait... Mais ce n’était pas un homme à hésiter longtemps : d’un mouvement d’épaules rageur, il se débarrassa du doute comme d’un fardeau gênant.
— Il se peut, après tout, que tu soies étrangère... à moins que tu ne soies vraiment très forte ! Quoi qu’il en soit cela ne change rien à l’affaire : ton ami Théodoros sera remis au pacha de Candie qui me versera la prime. Quant à toi, tu parais assez belle pour que je te garde jusqu’au retour à Tunis où le bey, si tu lui plais, pourrait se montrer généreux. Viens avec moi, je vais te conduire dans un endroit où tu voyageras plus confortablement : une marchandise abîmée se vend moins bien !
Il l’avait saisie par le bras et l’entraînait dans le raide escalier malgré la résistance qu’elle lui opposait. Même pour améliorer son état physique, elle n’avait aucune envie d’être emmenée trop loin de son compagnon dont elle découvrait maintenant qu’il lui était devenu précieux d’une certaine manière. C’était, en tout cas, un homme vaillant et, victime de la même trahison involontaire du petit messager volant, elle se sentait étroitement solidaire de lui. Mais les doigts noueux du renégat, durement serrés autour de son bras mince, lui faisaient aussi mal que s’ils eussent été de fer.
Comme elle le craignait, ce fut vers le château arrière que Kouloughis l’entraîna. Devinant qu’il l’emmenait dans ses propres quartiers, elle se prépara pour une défense vigoureuse. Qui pouvait dire, en effet, si ce pirate n’aurait pas l’idée d’expérimenter personnellement sa captive avant de l’exposer sur le marché ? Cela devait se produire assez fréquemment.
La porte qu’il ouvrit devant elle, et referma aussitôt avec beaucoup de soin, était en effet celle de son carré. Un carré d’ailleurs parfaitement inattendu chez un pirate de l’Archipel que l’on pouvait imaginer sans peine voué au désordre et au faste mêlé à la plus orientale des crasses.
Cette pièce-là était sévère avec ses acajous foncés et ses instruments de cuivre, d’une élégance sobre que n’eût pas désavouée un amiral anglais. Elle était, en outre, d’une méticuleuse propreté mais, par contre, elle n’était pas vide.
Lorsque Marianne y entra, poussée par Kouloughis, elle aperçut, à demi étendu sur la couchette parmi des coussins de velours pourpre qui mettaient dans cette chambre la seule note colorée, un jeune garçon dont l’aspect était suffisamment surprenant pour retenir un moment l’attention la plus flottante car, à sa manière, c’était une espèce d’œuvre d’art mais d’un art passablement déviationniste.
Vêtu avec recherche d’un ample pantalon bouffant en soie bleu pâle, assorti à une sorte de dolman garni de larges brandebourgs de soie et impitoyablement sanglé sur une taille de jeune fille, coiffé d’une calotte à long gland d’or d’où s’échappaient d’épaisses boucles noires, le jeune éphèbe ouvrait avec langueur des yeux de biche ombrés de kohol et vigoureusement allongés au crayon. Quant à la bouche en fleur que gonflait sa moue boudeuse dans un visage d’une blancheur laiteuse, elle devait visiblement la plus grande partie de sa floraison au rouge qui la maquillait.
Très beau, d’ailleurs, mais d’une beauté résolument féminine, cet être hybride occupait ses longs doigts souples au nettoyage minutieux d’une statuette de faune, d’une rare obscénité, qu’il polissait avec des soins de mère. C’était là, sans doute, la curieuse ménagère d’un logis aussi bien entretenu.
L’entrée tumultueuse de Kouloughis et de sa prisonnière ne parut pas le troubler. Il se contenta de froncer ses beaux sourcils épilés et de jeter sur la jeune femme un regard où l’indignation le disputait à la répugnance. Il aurait certainement eu le même air offusqué si Kouloughis avait soudain déversé dans son univers raffiné un plein seau de détritus : une expérience nouvelle et inattendue lorsque l’on est l’une des plus jolies femmes d’Europe !
La grande chambre était bien éclairée par des bouquets de bougies parfumées. Kouloughis traîna Marianne auprès de l’un d’eux et, d’un geste preste, arracha le châle brodé qui enveloppait sa tête et ombrageait ses yeux. La masse, noire et brillante, de sa chevelure tressée apparut en pleine lumière tandis que la fureur faisait étinceler ses prunelles vertes. Quand la main du renégat l’avait touchée, elle s’était reculée instinctivement.
— Qu’est-ce qui vous prend ? Que faites-vous ?
— Tu le vois bien : j’examine l’article que je vais proposer à un connaisseur. Incontestablement, ton visage est beau et tes yeux magnifiques, mais on ne sait jamais ce que dissimulent les draperies des femmes de mon pays ! Ouvre la bouche !
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