Avec solennité, il l’accueillit à la porte d’une grande salle où des armures rouillées montaient la garde devant des fresques écaillées et la mena par la main tout au long d’une interminable table chargée de vieille argenterie jusqu’à un fauteuil disposé à la droite du fauteuil seigneurial dans lequel il prit place, lui-même, à un bout de la table.
A l’autre extrémité un couvert était mis devant un siège, semblable en tous points à celui du maître de céans, mais, sur l’assiette bleue en vieille faïence de Rhodes, un éventail de nacre et de soie peinte était à demi déployé auprès d’une rose qui trempait dans un cornet de cristal.
Et tout le temps que dura le souper ce fut à une invisible maîtresse de maison, bien plus qu’à sa jeune voisine, que le vieux seigneur s’adressa. Rarement, il se tournait vers Marianne, s’ingéniant à mener la conversation comme si c’eût été, en fait, l’ombre de la comtesse qui en eût la direction et le mérite. Il y mettait une galanterie tendre et surannée qui faisait monter les larmes aux yeux de sa jeune convive, étranglée d’émotion en face de cette fidélité d’amour qui supprimait le tombeau et mettait une si touchante obstination à recréer la disparue.
Elle sut qu’elle se nommait Fiorenza. Et si forte était la volonté d’évocation du mari qu’elle en devenait hallucinante. Par deux fois, Marianne crut voir s’agiter la soie légère de l’éventail...
De temps en temps, par-dessus le dossier armorié du fauteuil de son hôte, elle cherchait le regard d’Athanase qui se tenait là, dans son habit noir ordinaire qu’il avait agrémenté de gants blancs, s’étonnant à peine de le trouver trop brillant. Et, malgré l’abondance et la fraîcheur des mets présentés, malgré ce terrible appétit qu’elle traînait avec elle et qui rappelait tant celui d’Adélaïde, Marianne fut incapable de faire honneur au repas. Elle grignota, s’efforçant de tenir sa partie dans ce concert fantômal, et au supplice, pria silencieusement pour que cela ne durât pas trop longtemps.
Quand, enfin, le comte se leva et lui offrit la main en s’inclinant, elle retint avec peine un soupir de soulagement, se laissa reconduire à la porte en retenant de son mieux une folle envie de courir et alla même jusqu’à offrir un salut et un sourire au siège vide.
Athanase, armé d’un flambeau, suivait à trois pas. -
Au seuil, elle pria le comte de ne pas la raccompagner plus avant, insistant sur le fait qu’elle ne voulait pas interrompre sa soirée, et sentit son cœur se serrer en constatant la hâte joyeuse qu’il mettait à regagner la salle à manger. La porte enfin refermée, elle adressa à l’intendant qui l’observait un regard égaré :
— Vous avez bien fait de me prévenir, Athanase ! C’est effrayant ! Le pauvre homme !...
— Il est heureux ainsi. Madame la Princesse ne devrait pas le plaindre. Et, pendant d’innombrables soirées, il parlera de la visite de Madame la Princesse... avec la comtesse Fiorenza. Elle est vivante, pour lui. Il la voit aller et venir, s’asseoir en face de lui et, parfois l’hiver, il joue pour elle sur le clavecin qu’il avait fait venir jadis à grands frais d’une ville d’Allemagne qui s’appelle Ratisbonne, car elle aimait la musique...
— Et... il y a longtemps qu’elle est morte ?
— Mais elle n’est pas morte ! Ou si elle l’est maintenant nous ne le saurons jamais. Elle est partie, voici vingt ans, avec le gouverneur ottoman de l’île qui l’avait séduite. Si elle vit encore à l’heure présente, ce doit être au fond de quelque harem...
— Elle est partie avec un Turc ? fit Marianne abasourdie. Elle devait être folle ? Votre maître semble un homme si bon, si doux... en dehors du fait qu’à cette époque il ne devait pas être si vilain...
Athanase eut un mouvement d’épaules qui donnait la juste mesure qu’il accordait à la logique féminine et se contenta d’une réponse en forme d’excuse qui n’en était pas une.
— Folle, non ! C’était une jolie femme à la tête légère seulement et qui s’ennuyait beaucoup ici !
— Evidemment, au harem elle a dû s’amuser énormément ! remarqua Marianne sarcastique.
— Bah ! Les Turcs ne sont pas si fous ! Il y a bien des femmes qui sont faites pour ce genre de vie. D’autres supportent mal qu’on les hisse sur un piédestal : elles s’y sentent seules et elles ont peur. Notre comtesse appartenait à ces deux catégories à la fois. Elle aimait le luxe, la paresse, les sucreries et considérait son époux comme un pauvre homme parce qu’il l’aimait trop ! C’est du jour de son départ que, chez Monsieur le Comte, quelque chose s’est dérangé. Il n’a jamais voulu admettre qu’elle n’était plus là et il a continué à vivre avec son souvenir comme si rien ne s’était passé. Je crois qu’à force d’avoir tant souhaité la revoir, maintenant il la revoit vraiment et il atteint à une sorte de bonheur plus grand peut-être que si elle était demeurée auprès de lui, puisque les années n’ont pas marqué l’objet de son amour... Mais j’ennuie Madame la Princesse qui doit souhaiter prendre un peu de repos.
— Vous ne m’ennuyez pas et je ne suis pas fatiguée. Simplement un peu émue... Mais, dites-moi, où est Théodoros ? Je ne l’ai pas revu.
— Il est chez moi. Le port exerce sur lui une telle attraction que j’ai préféré l’y renvoyer : ma mère s’occupera de lui. Mais si ses services...
— Non merci, coupa Marianne avec un sourire. Les services de Théodoros ne me sont nullement indispensables. Montons, s’il vous plaît.
En regagnant sa chambre, la jeune femme s’aperçut qu’un petit plateau chargé de fruits, de pain et de fromage avait été disposé auprès de son lit.
— J’ai pensé, fit Athanase, que Madame n’aurait pas très faim, à table, mais qu’une fringale pouvait lui venir dans la nuit. .
Cette fois Marianne alla vers lui, prit sa main grassouillette dans les siennes et la serra :
— Athanase, dit-elle, si vous n’étiez le dernier bien que possède réellement votre maître, je vous aurais demandé de me suivre. Un serviteur comme vous est un don du ciel, s’écria-t-elle.
— Cela tient à ce que j’aime mon maître... Madame la Princesse ne doit avoir aucune peine à susciter des dévouements aussi grands, sinon plus, que le mien. Je souhaite une bonne nuit à Madame la Princesse... Et surtout qu’elle ne regrette rien !...
La nuit, sans doute, eût été aussi bonne que le souhaitait le digne serviteur si seulement elle avait pu se poursuivre jusqu’au bout. Mais alors que Marianne était plongée dans son premier sommeil, elle en fut tirée par une main vigoureuse qui secouait son épaule sans ménagements :
— Vite, levez-vous ! chuchota la voix pressée de Théodoros, le bateau est là !
Elle ouvrit avec peine un œil, considéra le visage crispé du géant éclairé par la lueur tremblante d’une bougie :
— Qu’est-ce que vous dites ! fit-elle d’une voix ensommeillée.
— Je dis que le bateau est arrivé, qu’il nous attend et qu’il faut vous lever. Allons, debout !
Pour l’obliger à se réveiller et à se hâter, il empoigna les couvertures et les rejeta au pied du lit, découvrant un spectacle auquel, dans sa hâte, il ne s’était pas attendu : un corps féminin sans autre voile qu’une masse de cheveux noirs en désordre et que la flamme de la chandelle dorait agréablement. Cette vue le cloua littéralement sur place, tandis que Marianne, bien réveillée cette fois, se jetait sur le drap avec une exclamation de fureur.
— En voilà des manières ! Etes-vous devenu fou ?...
Il déglutit avec peine et passa sur son menton barbu une main tremblante mais son regard agrandi fixait toujours l’endroit du lit, vide maintenant, où la jeune femme était étendue l’instant précédent.
— Excusez-moi !... articula-t-il péniblement. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas penser...
— Laissons là vos pensées ! Si j’ai bien compris vous êtes venu me chercher ? Qu’est-ce que cette histoire ? Nous partons maintenant ?
— Oui... tout de suite. Le bateau nous attend ! Athanase est venu me prévenir.
— Mais enfin, c’est insensé ! Il fait nuit noire ! Quelle heure est-il ?
— Minuit, je crois... ou un peu plus !
Toujours rivé à la même place, il parlait comme dans un rêve. Retranchée derrière les rideaux du lit, Marianne l’observait avec inquiétude. Il était beaucoup moins pressé, tout à coup. Pour un peu, on aurait dit qu’il avait oublié pour quelle raison il était là mais il y avait sur cette figure sauvage une douceur qu’elle n’y avait encore jamais vue. Théodoros était en train de se laisser emporter par une espèce d’enchantement dont il convenait de le tirer au plus vite.
Sans quitter son abri, elle tendit un bras vers une petite cloche de bronze qu’Athanase lui avait laissée au cas où elle aurait besoin de quelque chose, mais hésita encore à éveiller les échos de la maison endormie.
— Allez vous coucher, conseilla-t-elle. C’est une excellente chose que le bateau soit là, mais il nous est impossible de partir ainsi, sans prévenir personne...
Le Grec n’eut pas le temps de répondre, en admettant même qu’il en eût envie. Par la porte restée entrouverte, Athanase venait de se glisser. Un coup d’œil lui permit de juger l’étrangeté de la scène : la princesse était retranchée dans les courtines du lit d’où n’apparaissaient que sa tête et ses épaules nues, tandis que Théodoros regardait le lit comme s’il allait s’y laisser tomber.
— Eh bien ? chuchota-t-il d’un ton de reproche, que faites-vous donc ? Le temps presse !
— Ce que dit cet homme est donc vrai ? fit Marianne sans bouger. Nous partons maintenant ? Je croyais qu’à cause des Turcs nous devions rester ici quelques jours ?
— En effet. Pourtant il faut faire vite si vous voulez éviter de graves ennuis. Ceux que nous risquons ici avec les Turcs sont peu de chose à côté ! Le capitaine de la polacre envoyée d’Hydra a appris que trois navires des frères Kouloughis, les pirates renégats, font voile vers Naxos. S’ils arrivent en vue de l’île avant que vous ne l’ayez quittée, vous risquez de ne jamais atteindre Constantinople mais d’aboutir à Tunis où les Kouloughis ont leur marché d’esclaves...
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