Théodoros haussa les épaules, la mine dégoûtée :
— Il devait être riche, alors ! On dirait qu’il ne lui en reste guère !
— Il en reste plus que tu ne crois, fit Athanase avec un sourire, mais il n’est pas bon de tenter la rapidité de l’ennemi. Le maître sait cela depuis longtemps. C’est même tout ce dont il se souvient encore clairement ! Maintenant je vais chez les Ursulines chercher une robe, conclut-il avec un sourire à l’adresse de Marianne. Tu ferais mieux de venir avec moi : aucun serviteur digne de ce nom ne resterait chez sa maîtresse quand elle souhaite se reposer.
Mais, apparemment, la patience du géant était déjà usée. D’un geste rageur, il envoya à travers la chambre la couverture de soie passée qu’il venait de retirer du lit.
— Je ne suis pas fait pour ce genre de vie, s’écria-t-il. Je suis un clephte ! pas un valet !...
— Si vous le criez si fort, remarqua Marianne froidement, dans un moment plus personne ici ne l’ignorera. Non seulement vous avez accepté ce rôle mais encore vous l’avez demandé ! Personnellement, je ne tiens nullement à continuer mon chemin avec vous ! Vous êtes d’un encombrant !...
Sous ses sourcils broussailleux, Théodoros la regarda comme un chien prêt à mordre. Elle crut un instant qu’il allait montrer les dents, mais il se contenta de grogner.
— J’ai un devoir envers mon pays à remplir !
— Alors, remplissez-le en silence ! Avez-vous remarqué la devise qui est gravée au-dessus de l’entrée de ce palais ? Il est écrit : « Sustine vel Abstine ! »
— Je n’entends pas le latin.
— Cela veut dire, en gros : « Endure ou ne t’en mêle pas ! » C’est ce que, personnellement, je fais depuis pas mal de temps et je vous conseille de m’imiter. Vous êtes là à ronchonner continuellement ! Le sort, on ne le choisit pas, on le subit ! Encore heureux quand il vous offre un but qui en vaille la peine.
La figure de Théodoros vira au rouge brique, tandis que ses yeux lançaient des éclairs.
— Je sais ça depuis longtemps et ce n’est pas une femme qui me dictera ma conduite ! cria-t-il.
Puis, sous l’œil indigné d’Athanase qui, de toute évidence, ne comprenait pas que l’on pût traiter une dame avec une telle brusquerie, il se rua hors de la pièce dont la porte retomba sur lui avec un bruit de tonnerre. Le petit intendant hocha la tête et se dirigea à son tour vers ladite porte mais son regard souriait quand il s’inclina avant de sortir :
— Madame la Princesse sera de mon avis, fit-il, les serviteurs stylés se font rares de nos jours...
Contrairement aux craintes de Marianne, qui pensait le voir revenir avec une monastique robe de bure, Athanase rapporta, emballée dans une toile et dans les compliments de la Mère Supérieure, une jolie robe grecque en toile écrue, brodée par les religieuses de soies multicolores. Une sorte de châle pour envelopper la tête l’accompagnait ainsi que plusieurs paires de sandales de tailles différentes.
Bien sûr, cela ne ressemblait en rien aux élégantes créations de Leroy qui emplissaient les malles de Marianne et voguaient présentement dans les entrailles du brick américain, destinées sans doute à être revendues au seul bénéfice de John Leighton en compagnie des joyaux ancestraux des Sant’Anna. Mais une fois lavée, peignée et vêtue, Marianne se retrouva tout de même un peu plus semblable à l’image d’elle-même qu’elle préférait.
De plus, elle se sentait presque bien, les malaises qui l’avaient tant fait souffrir sur la « Sorcière » ayant pratiquement disparu. Si une faim perpétuelle, dévorante, ne l’avait tourmentée presque sans arrêt, elle eût pu oublier qu’elle attendait un enfant et que le temps travaillait contre elle. Car, à moins qu’elle ne réussît à s’en débarrasser rapidement, elle ne pourrait bientôt plus le faire sans risquer dangereusement sa vie.
Le soleil couchant incendiait sa chambre. En bas, le port avait repris son activité. Des bateaux sortaient pour la pêche nocturne, d’autres rentraient, leurs ponts cuirassés d’écaillés brillantes. Mais ce n’étaient que des bateaux de pêche : aucun n’était le « grand navire » digne de « transporter une ambassadrice » et Marianne appuyée au meneau de pierre sentit grandir en elle l’impatience qui dévorait Théodoros. Elle ne l’avait pas revu depuis sa sortie bruyante de tout à l’heure. Il devait être sur les quais, mêlé aux gens de l’île où Ariane avait été abandonnée, scrutant l’horizon, guettant les huniers, les phares carrés d’un navire de haut bord... Apparaîtrait-il jamais, ce vaisseau qu’un pigeon blanc était allé chercher pour elle, afin de la mener dans une ville quasi légendaire où l’attendait une sultane blonde en qui, inconsciemment, elle avait mis désormais tous ses espoirs ?
Cent fois, depuis que chez Mélina elle avait repris conscience et goût de la vie, Marianne s’était répété ce qu’elle ferait en arrivant : courir à l’ambassade, voir le comte de Latour-Maubourg, obtenir par lui une audience impériale, ou sans lui, en forçant les portes si cela était nécessaire, mais porter sa plainte à quelqu’un d’honnête, à quelqu’un de puissant, capable de faire chasser le brick pirate sur toute la Méditerranée. Les Barbaresques, elle le savait, étaient de grands marins, leurs chebecs des navires rapides et leurs moyens de communication presque aussi efficaces que les machines de M. Chappe que Napoléon prisait tellement : en faisant vite, Leighton pouvait se trouver arrêté en face de n’importe quel port de l’Afrique méditerranéenne, cerné par une meute féroce qui lui ferait regretter d’être jamais né... et ses passagers malgré eux pouvaient être sauvés, s’il en était temps encore.
En évoquant Arcadius, Agathe et Gracchus, Marianne sentit ses yeux se mouiller. Elle ne pouvait pas penser à eux sans éprouver une douleur profonde. Jamais elle n’aurait cru, quand ils vivaient quotidiennement auprès d’elle, qu’ils lui étaient devenus chers à ce point. Quant à Jason, elle appliquait toutes ses forces et toute sa volonté à le chasser de sa pensée quand il s’y présentait... et ce n’était que trop souvent ! Mais comment penser à lui sans s’abandonner au désespoir et sans se laisser déchirer par les griffes des regrets ? Elle ne lui en voulait plus de sa cruauté ni de tout le mal qu’il lui avait fait, consciemment ou inconsciemment, car elle admettait avec loyauté que tout était sa faute à elle. Si elle avait eu plus de confiance en lui, si elle n’avait pas eu cette peur terrible de perdre son amour, si elle avait osé lui avouer la vérité sur son enlèvement de Florence, si elle avait eu... un tout petit peu plus de courage ! Mais, avec des « si » un enfant pourrait refaire le monde en quelques heures...
Ses doigts minces caressèrent la pierre chaude comme pour y puiser un peu de réconfort. Il avait dû voir tant de choses, ce vieux palais dont la devise sévère conseillait l’acceptation des souffrances ! Tant de fois le soleil qui, là-bas, s’effondrait dans les flammes en éclaboussant la mer de son écume dorée, s’était posé sur cette fenêtre ! Mais sur quels visages, sur quels sourires ou sur quelles larmes ? La solitude de
Marianne se peuplait, tout à coup, d’ombres sans visages, de formes légères qui tournaient dans la poussière d’ambre soulevée par la brise du soir comme pour la réconforter. Les voix éteintes de toutes les femmes qui avaient vécu, aimé, souffert entre ses murs vénérables où la gloire était devenue cendre, lui soufflaient que tout ne s’arrêtait pas là, dans un vieux palais perché au bord d’une île, comme un héron mélancolique, un vieux palais un instant réveillé, mais qui retomberait bientôt au néant du sommeil...
Il y avait pour elle des jours encore à naître, où l’amour peut-être aurait beaucoup à dire.
« L’Amour ? Qui donc a donné le premier son nom à l’amour ? Du nom d’agonie, bien mieux, il eût pu se servir... »
Un jour, quelque part, Marianne avait entendu ces deux vers et en avait souri. C’était il y a longtemps quand, dans l’enthousiasme de ses dix-sept ans, elle croyait aimer Francis Cranmere. Qui donc les avait prononcés ? Sa mémoire, pourtant fidèle, refusait ce soir de le lui rappeler, mais c’était quelqu’un qui savait...
— Si Madame la Princesse veut bien se donner la peine de descendre, Monsieur le Comte l’attend pour souper.
La voix cependant très douce d’Athanase lui fit l’effet de la trompette du Jugement dernier. Ramenée brusquement sur terre, Marianne lui offrit un sourire indécis.
— Je viens... je viens tout de suite...
Elle quitta la chambre tandis qu’Athanase, derrière elle, fermait la fenêtre et tirait, sur les songeries démoralisantes, d’épais volets de bois. Mais, comme elle allait atteindre l’escalier et tendait la main vers la rampe de marbre blanc poli par le contact de centaines de paumes, l’intendant la rattrapa.
— Puis-je demander à Madame la Princesse de ne s’étonner de rien de ce qu’elle verra ou entendra pendant le souper ? pria-t-il. Monsieur le Comte est bien vieux et, voici bien longtemps que personne n’était entré ici. Il est sensible à l’honneur qui lui est fait ce soir mais... mais il vit avec ses souvenirs depuis trop d’années. En quelque sorte, ils font... partie de lui, ils sont présents presque à chaque minute de sa vie. Madame a dû remarquer qu’il employait toujours le pluriel. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre...
— Ne vous tourmentez pas, Athanase, fit doucement Marianne. Il y a beau temps que je ne m’étonne plus de rien !
— C’est que Madame la Princesse est si jeune !...
— Jeune ? Oui... peut-être ! Mais moins sans doute que je n’en ai l’air... Soyez sans inquiétude, je ne ferai pas de peine à votre vieux maître... et je ne chasserai pas ses ombres familières !
Pourtant, ce repas devait lui laisser une curieuse impression d’irréalité. Moins sans doute à cause de l’antique costume de satin vert que son hôte avait revêtu en son honneur et qu’il avait dû porter, jadis, à la cour du doge de Venise, qu’à cause du fait qu’il ne lui adressa pratiquement pas la parole.
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