Ulysse retour de la guerre de Troie, elle allait errer ainsi d’une île à l’autre, au milieu de gens bizarres et d’événements étrangers à sa vie normale, mais que, cependant, il lui fallait subir. Cet Orient qu’elle avait dans son imagination habillé aux couleurs d’un voyage d’amoureux lui paraissait maintenant aride et inhospitalier. Le regret lui revenait de son jardin et des roses qui, en ce moment, devaient y être si belles ! Où était la senteur qui se mêlait si bien, les soirs d’été, à celle du chèvrefeuille ?...
Le retour de la vieille femme vint interrompre le cours de sa rêverie désabusée, au moment où elle constatait avec rancune qu’elle n’avait même plus le droit de demander à être conduite à Athènes pour y reprendre un bateau en direction de la France. Outre les ennuis qu’elle pourrait y avoir avec Napoléon si elle rentrait sans avoir accompli sa mission, il y avait maintenant ce grand diable qu’il lui fallait traîner à sa suite et qui la surveillait aussi étroitement qu’une bonne ménagère la casserole de lait qu’elle a posée sur le feu !
L’homme qui accompagnait la vieille la réconcilia un peu avec l’existence. Athanase était un petit bonhomme tout lisse et tout rond qui offrait, sous une couronne de boucles grises, un visage de chérubin joufflu et l’agréable embonpoint d’un bedeau de cathédrale normande. Il accueillit ce grand diable déguenillé de Théodoros comme un frère disparu depuis vingt ans et l’espèce de bohémienne sale et échevelée que représentait Marianne comme la reine de Saba en personne.
— Mon maître, lui déclara-t-il en s’inclinant aussi bas que le permettait son ventre, attend la Sérénissime Princesse pour lui faire les honneurs de son palais. Il implore seulement qu’elle veuille bien lui pardonner de ne pas venir à sa rencontre à cause de son grand âge et de ses rhumatismes !
La sérénissime princesse remercia comme il convenait l’intendant du comte Sommaripa, mais songea à part elle que le brave homme aurait, à travers sa personne, une étrange idée de ce que pouvait être une noble dame franco-italienne. Son aspect minable allait produire un curieux effet dans un palais ! Néanmoins, elle n’envisageait pas sans plaisir de retrouver, pour un moment, le luxe et le confort d’une grande maison aristocratique et ce fut avec un certain entrain que, suivie de Théodoros, elle se mit en route avec l’obligeant Athanase pour gagner ce paradis.
Par une dédale de venelles et de raidillons douloureusement pavés de gros galets ronds, par d’étranges rues médiévales malodorantes et tortueuses, des escaliers et des passages voûtés dont la fraîcheur fugitive était la bienvenue, on gagna le sommet de la colline et le quartier vénitien tassé autour de la citadelle et des anciens remparts. Il y avait, en effet, des couvents où la croix latine s’étalait, celui des Frères de la Merci côtoyant celui des Ursulines, une cathédrale sévère qui semblait s’être trompée de cadre et de nobles façades où s’inscrivaient encore les reflets pâlis de la splendeur des anciens ducs de Naxos et de leur cour vénitienne. Les maisons, jadis seigneuriales, et leurs armoiries rongées s’appuyaient au rempart comme pour lui demander un reste de force, mais, en franchissant le seuil croulant, timbré d’une devise latine, du palais Sommaripa, Marianne comprit que le digne Athanase n’avait pas non plus une idée bien nette de ce que devait être un vrai palais.
Celui-là n’en était plus que le fantôme : une coquille creuse habitée par l’écho qui, amplifiant le moindre bruit, s’efforçait vainement de recréer la vie. Ce n’était pas là que Marianne retrouverait les joies douillettes de la civilisation et elle étouffa un soupir de regret.
Le vieillard qui parut au seuil d’une grande salle vide, meublée uniquement de bancs de pierre, d’une énorme table de cèdre et d’un géranium rouge qui saignait d’une poterie ronde posée sur une adorable fenêtre à colonnettes, devait être le génie familier de ce lieu retiré du temps : un long personnage décoloré, au regard vide, dont les amples vêtements gris avaient l’air taillés dans les toiles d’araignées qui pendaient du plafond. Il était aussi pâle que s’il avait vécu plusieurs années dans une caverne privée de jour et d’air. Jamais, sans doute, le soleil de l’île ou le vent de la mer ne l’avait touché. Sans doute il avait dû vivre depuis longtemps à l’ombre de ses vieilles pierres en tournant le dos à la réalité.
Mais, insensible lui aussi à l’aspect extérieur de Marianne, il la salua avec la dignité d’un grand d’Espagne en face d’une infante, l’assura de l’honneur qu’éprouvait sa maison à la recevoir et lui offrit un poing, rugueux comme un nœud d’olivier pour la conduire jusqu’au logis qu’il lui réservait.
Pourtant, malgré l’heure de la sieste, le passage de deux étrangers déguenillés à travers les rues de Naxos n’avait pas échappé aux guetteurs turcs et, au moment où le comte dirigeait la jeune femme vers un escalier de pierre aux marches disjointes, une dizaine de soldats, chaussés de maroquin rouge et coiffés de turbans rayés de bleu et de rouge, envahissaient le porche du palais. Un odabaschi, surmonté d’une sorte de mitre en feutre blanc à fond vert les commandait.
Son grade correspondait à celui de capitaine d’artillerie, mais il avait aussi, dans l’île, la haute main sur les auberges. Ces arrivants avaient l’air de l’intéresser...
Il maniait languissamment un chasse-mouches et sa mauvaise humeur visible traduisait clairement l’ennui qu’il éprouvait à se voir tirer de l’ombre fraîche de la forteresse à une heure particulièrement chaude. Le ton qu’il employa pour s’adresser au comte Sommaripa s’en ressentit. C’était celui d’un maître envers un serviteur insubordonné.
Mais peut-être parce qu’une femme, et une femme étrangère, était présente, le vieil homme parut s’éveiller. A l’apostrophe hargneuse de l’odabaschi il répliqua vertement et, bien que Marianne ne comprît pas un mot de la langue ottomane, elle saisit tout de même le sens général de l’explication en entendant son nom accolé plusieurs fois à celui de « Nakhshidil Sultane » : le comte devait informer, non sans hauteur, l’officier turc de la qualité de cette naufragée et de l’urgence qu’il y avait à la laisser tranquille.
L’odabaschi, d’ailleurs, n’insista pas. Sa hargne se changea en sourire et, après avoir salué aussi agréablement qu’il lui était possible la cousine de son impératrice, il quitta les lieux avec son escouade.
Planté à trois pas derrière sa prétendue maîtresse, Théodoros le rebelle, raide comme un piquet, n’avait pas bronché tant qu’avait duré la dangereuse explication, mais au soupir bruyant qui dégonfla sa poitrine quand on se dirigea enfin vers l’escalier, Marianne comprit qu’il avait eu tout de même un instant d’émotion et sourit intérieurement : après tout, ce foudre de guerre, malgré ses dimensions, était un homme comme les autres et pouvait connaître l’inquiétude !
La chambre dans laquelle le vieux seigneur introduisit cérémonieusement Marianne n’avait pas dû servir depuis le règne des derniers ducs de Naxos. Un lit, capable d’abriter toute une famille sous ses rideaux de brocatelle déteinte, y trônait dans une superbe solitude entre quatre murs glorieusement décorés d’étendards roussis et déchirés, tandis que quelques tabourets défoncés jouaient mélancoliquement aux quatre coins. Mais elle ouvrait sur la mer par une superbe fenêtre à meneau.
— Nous n’attendions pas un tel honneur, s’excusa le vieux comte. Mais votre serviteur va vous apporter quelques objets nécessaires et nous allons faire demander une robe convenable à la supérieure des Ursulines... car nous ne sommes pas de votre taille...
Le pluriel qu’il employait était bizarre, mais pas plus que le reste de sa personne ou sa voix un peu mécanique et Marianne ne s’y arrêta pas...
— J’accepte volontiers la robe, seigneur comte, répondit-elle avec un sourire, mais pour le reste je vous supplie de ne pas vous déranger. Nous n’aurons sans doute aucune peine à trouver un navire...
Le regard si curieusement vide du vieil homme parut s’animer à ce mot :
.— Les grands navires viennent rarement ici. Nous sommes sur une terre oubliée, Madame, une terre que dédaignent maintenant le bruit, la gloire et les pensées des grands. Heureusement elle suffit à nous nourrir, mais il se peut que votre séjour se prolonge plus que vous ne l’imaginez... Viens avec moi, mon ami.
Les derniers mots, bien sûr, s’adressaient à Théodoros que la fenêtre avait déjà attiré comme un aimant et qui dévorait des yeux la mer vide. A contrecœur, il s’arracha à sa contemplation et suivit le comte pour jouer son rôle de domestique bien stylé. Il revint peu après, transportant avec Athanase une lourde table qu’il plaça dgvant la fenêtre. Quelques ustensiles de toilette suivirent, puis du linge point trop effrangé.
Tout en s’appliquant à rendre la chambre à peu près habitable, Athanase bavardait, visiblement heureux de servir une dame étrangère et de voir de nouvelles têtes, mais plus il devenait expansif et plus Théodoros se renfrognait.
— Par le Christ ! s’écria-t-il enfin quand le petit in tendant l’invita à l’aider à faire le lit, nous ne devons rester ici que quelques heures, frère ! Tu fais comme si nous devions nous y installer pour des mois ! Notre frère Tombazis, à Hydra, doit avoir reçu le pigeon et le navire peut apparaître d’un instant à l’autre !
— Même si votre bateau arrivait maintenant, répondit paisiblement Athanase, il ne serait pas prudent que Madame ne joue pas son rôle : elle et toi êtes des naufragés. Vous devez être épuisés, à bout de forces... Il vous faut au moins une nuit de repos ! Les Turcs ne comprendraient pas que vous vous précipitiez ainsi, sans prendre le temps de respirer, sur le premier navire venu ! L’odabaschi Mahmoud est bête... mais pas à ce point-là ! Et puis le maître est heureux ! L’arrivée de Madame la Princesse lui rend un peu de sa jeunesse. Jadis, tu sais, il est allé vers les pays d’Occident, à la cour du doge de Venise et même chez le roi de France !
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