Poussé par un vent du sud qui emplissait ses voiles et gonflait le flot, le scapho filait bon train, longeant la côte orientale de Santorin avant de piquer droit sur la haute mer. Depuis que l’on avait quitté la grotte personne n’avait soufflé mot. Séparés les uns des autres comme s’ils se méfiaient et s’épiaient mutuellement, les passagers occasionnels s’abandonnaient aux mouvements de la vague. Seul, Théodoros aidait à la manœuvre.

Quand il était arrivé, tout à l’heure, avec Yorghos, Marianne avait eu du mal à le reconnaître : vêtu de guenilles délavées, assez semblables à celles dont on avait enguirlandé Marianne, mais à demi dissimulé sous une couverture de laine rude, le visage envahi par une barbe fluviale qui rejoignait ses cheveux et noyait sa moustache, il avait l’air d’un prophète fou. Certes, son aspect était assez curieux en tant que domestique d’une élégante maison française, mais en tant que naufragé récent, il était parfaitement réussi.

L’histoire imaginée par Mélina pour réintégrer Marianne dans la vie normale était assez simple : Yorghos en se rendant à Naxos pour livrer son vin était censé avoir trouvé la princesse Sant’Anna et son serviteur dérivant, accrochés à quelques planches, entre Santorin et Ios, le navire sur lequel ils avaient pris place ayant été coulé par l’un des pirates de l’Archipel (apparemment il y en avait beaucoup et il était assez dans leurs habitudes de couler les navires !). Une fois à Naxos où demeurait une importante population d’origine vénitienne et où les Turcs toléraient plusieurs communautés catholiques, le pêcheur conduirait les deux faux naufragés chez son cousin Athanase qui remplissait les fonctions indéfinies d’intendant-jardinier-homme à tout faire du Sommaripa. Celui-ci, naturellement, ne pourrait faire autrement que recevoir une grande dame italienne en difficulté, en attendant que relâchât à Naxos un navire capable de la mener enfin à Constantinople. Lequel navire, d’ail leurs, ne se ferait guère attendre si le pigeon d’Ayios Ilias avait accompli normalement son office.

Cette histoire de navire qui devait venir la chercher tourmentait assez Marianne. Selon elle, n’importe quel bateau aurait pu faire l’affaire, même un chebec turc puisque tout ce qu’elle souhaitait était de gagner au plus vite la capitale ottomane, seul endroit d’où il lui serait possible de faire rechercher la « Sorcière des Mers ». Elle ne voyait pas pourquoi il lui fallait à tout prix faire son entrée sur un navire grec... à moins que ses nouveaux et mystérieux amis n’aient quelque chose derrière la tête. Mais quoi ?

— Dans l’île d’Hydra, lui avait dit Mélina, nous possédons une flotte marchande à laquelle même les Turcs hésitent à s’attaquer. Ses marins sont sûrs et ne connaissent pas la peur. Ils sillonnent l’Archipel et viennent mouiller sans encombre au quai du Phanar. Ils transportent des grains, des huiles, des vins... et beaucoup de nos espoirs ! C’est à Hydra qu’est allé le pigeon.

« En fait, avait songé Marianne, ce sont certainement des. corsaires déguisés en marchands ! » Elle en était venue à se demander si son nom n’allait pas couvrir, outre l’entrée d’un rebelle dont la tête était mise à prix, celle de tout un équipage. D’ailleurs, des rebelles, maintenant, elle en voyait partout.

Un autre passager, en effet, s’était embarqué en même temps qu’elle et l’inquiétant Théodoros sur la barque de Yorghos et elle n’avait été qu’à peine surprise de reconnaître, sous le bonnet drapé d’un pêcheur, la grande fille brune qui l’avait empêchée de tomber sur le chemin du rocher où Sapphô allait saluer le soleil couchant.

Débarrassée de ses draperies antiques, la jeune pensionnaire de la princesse conspiratrice se montrait telle que la nature l’avait voulue : un garçon mince et vigoureux, au profil hardi qui, en l’aidant à monter dans le scapho, lui avait souri avec une joyeuse complicité. Elle savait maintenant que c’était un jeune Crétois, nommé Démétrios, dont le père avait été décapité un an plus tôt pour avoir refusé de payer l’impôt et qu’il allait maintenant rejoindre un poste déterminé à l’avance dans l’un des points mystérieux où mûrissait lentement la rébellion générale, dont aucun de ces Grecs ne doutait qu’elle ne viendrait bientôt !

Le voyage se passa sans incident. La houle se calma vers le matin et si, de ce fait, le vent tomba un peu, il en demeura tout de même suffisamment pour que la baie de Naxos ouvrit vers midi devant l’étrave du scapho des dunes frissonnantes de longues graminées et de grands lys verdâtres. Au fond, une petite ville d’une blancheur aveuglante somnolait au soleil, agrippée à une colline pointue au sommet de laquelle l’inévitable forteresse vénitienne se désagrégeait lentement sous les plis désabusés de l’étendard vert aux trois croissants du Sultan.

Sur un îlot, près du port, un petit temple abandonné laissait tomber lui aussi ses blanches colonnes découragées...

Pour la première fois depuis le départ, Marianne s’approcha de Théodoros :

— Nous abordons dès maintenant ? Je pensais que nous attendrions la nuit ?

— Pourquoi donc ? A cette heure, tout le monde dort et bien plus profondément que la nuit. Il fait si chaud que nul ne songerait à mettre le nez dehors. Même les Turcs font la sieste.

La chaleur, en effet, était accablante. Le blanc des murs où elle se réverbérait la restituait avec une intensité difficilement soutenable et les autres couleurs s’y fondaient, égalisées dans la décoloration générale. L’air vibrait, comme habité d’invisibles abeilles et aucune trace de vie humaine ne se décelait sur le quai incendié. Tous les volets étaient clos sur l’ombre des maisons et les rares êtres humains que l’on apercevait dormaient, assis à même le sol, le dos à la muraille et le bonnet ou le turban sur les yeux, à l’abri de quelque auvent de roseau ou dans l’ouverture sombre d’une porte. C’était l’île de la Belle au Bois Dormant. Chacun, sur ce port figé par l’enchantement du sommeil, se reposait avec application de ne pas faire grand-chose.

Le scapho vint au quai et se fondit dans la masse bariolée des coques et des mâts, Caïques et tchektirmes turcs mêlés aux sacolèves et aux scaphos grecs. Le port dégageait une puanteur puissante due aux détritus qui fermentaient sous le soleil à la surface de son eau et, en approchant de cette ville blanche, si glorieuse dans la lumière du lointain, Marianne s’aperçut que la saleté et l’abandon y régnaient en maîtres. Les beaux murs blancs portaient des lézardes et les nobles demeures qui cernaient la citadelle, en haut de la colline, menaçaient ruine presque autant que la vieille forteresse ou que le temple blanc qui, là-bas, se dissolvait comme un glacier.

— Difficile de croire que cette île est la plus riche des Cyclades, n’est-ce pas ? marmotta Théodoros. Les oranges et les olives poussent à foison dans l’arrière-pays, mais on les laisse pourrir sans s’en soucier autrement ! Nous ne voulons pas travailler pour les Turcs...

Le débarquement s’effectua discrètement sans attirer l’attention de qui que ce soit. Seul, un chat dérangé miaula et s’enfuit en crachant vers un endroit plus tranquille. Maintenant, Marianne et Théodoros, l’un sous son manteau noir, l’autre sous sa couverture, transpiraient abondamment, suffoqués par la chaleur. Mais leur supplice fut de courte durée. En quelques pas sur les pierres brûlantes du quai, ils eurent atteint une maison blanche à peu près entretenue qui ouvrait un porche arrondi sous une vigne poussiéreuse : la maison d’Athanase, le cousin de Yorghos.

Il n’était pas chez lui. Les arrivants ne trouvèrent qu’une vieille femme empaquetée de draperies noires dont le visage craquelé de rides apparut à peine dans l’entrebâillement prudent de la porte qu’elle voulut aussitôt leur refermer au nez. Yorghos, alors, entreprit de parlementer dans un dialecte rapide, haletant, mais, derrière sa porte, la vieille hochait la tête et tenait bon. Visiblement, elle ne voulait rien savoir. Alors Théodoros écarta Yorghos et s’avança. Sous la poussée de sa main, la porte s’écarta tandis que la vieille filait vers le fond d’un couloir en criant, comme une souris terrifiée.

— Je ne sais pas si nous étions attendus, murmura Marianne, mais je ne crois pas que nous soyons les bienvenus !

— Nous allons l’être ! assura le géant.

S’avançant dans le couloir, il dit seulement quelques mots d’une voix rude et autoritaire et ces mots eurent un effet magique.

Avec la mine extasiée d’un réprouvé soudain tiré de l’enfer pour trouver le salut, la vieille femme revint et, sous le regard stupéfait de Marianne, s’agenouilla et baisa avec un respect fanatique la large main de Théodoros qui, d’ailleurs, la releva sans trop de douceur. Après quoi, elle se lança dans une foule d’explications volubiles, ouvrit devant les nouveaux arrivés la porte d’une pièce basse et fraîche sentant fortement le lait aigre et l’anis, puis disparut dans un tourbillon de cotonnades noires après avoir disposé sur une table de bois grossier une bouteille, des gobelets et une gargoulette embuée qui évoquait toute la fraîcheur du puits.

— C’est la mère d’Athanase, commenta Théodoros. Elle va chercher son fils pour qu’il nous mène chez le Vénitien.

D’un geste précis, il remplit d’eau l’un des godets, l’offrit à Marianne puis, renversant la tête en arrière, fit couler le filet d’eau fraîche directement de la gargoulette dans son gosier.

Yorghos, prudemment, avait disparu pour retrouver son bateau. Même l’heure sacrée de la sieste pouvait ne pas rebuter les voleurs et il tenait à ses jarres de vin.

Le jeune Démétrios était reparti avec lui. Marianne et son pseudo-serviteur demeurèrent un moment seuls, lui accoudé à la petite fenêtre garnie de barreaux en croix, elle assise sur une banquette de pierre à peine adoucie d’un mince coussin de toile empli d’herbe sèche, luttant contre la somnolence. Elle n’avait guère dormi dans le bateau et la houle de la nuit l’avait secouée. De plus, son moral n’était pas très haut. Peut-être parce qu’elle se sentait lasse et solitaire, elle en venait à s’imaginer que, comme jadis