De là-haut, on découvrait Santorin tout entière, long croissant de laves et de scories accumulées par le volcan, semé de traînées blanches qui étaient les villages. Une chaîne d’îlots sauvages fermaient presque entièrement sa baie profonde et retraçaient le bord de l’ancien cratère qui se perdait sous les eaux. Sur l’une des deux plus grandes de ces terres émergées, Paléa Kaïmeni, Marianne aperçut des fumées légères. Une odeur de soufre venait, apportée par le vent. Quant à la terre sur laquelle était bâti le monastère, elle s’effondrait brutalement dans la mer par une falaise vertigineuse qui dominait l’eau noire de quelque six cents mètres. Aucun arbre n’apparaissait dans la froide lumière de la lune. C’était un paysage de fin du monde, une terre quasi minérale sur laquelle l’homme s’accrochait par un miracle d’obstination et au risque de sa vie. Ces fumerolles ne disaient rien de bon à Marianne qui les regardait avec crainte. Presque toute sa vie s’était écoulée dans la grasse verdure de la campagne anglaise où l’on imaginait mal une terre brûlée comme celle-là !

— Le volcan respire ! remarqua Mélina qui, les bras croisés sur sa poitrine, luttait peut-être contre un frisson. La nuit dernière, je l’ai entendu gronder ! Fasse le ciel qu’il ne se réveille pas bientôt.

Mais l’higoumène Daniel n’écoutait pas. Il avait marché vers l’une des extrémités de la terrasse où se dressait un petit pigeonnier. Aidé de Théodoros, il en tira un gros pigeon, attacha quelque chose à l’une de ses pattes et lui donna la volée. L’oiseau tournoya un instant autour de la terrasse puis prit son vol vers le nord-ouest.

— Où va-t-il ? demanda Marianne qui avait suivi des yeux le petit météore blanc.

Mélina passa familièrement son bras sous celui de sa nouvelle amie et se dirigea avec elle vers l’escalier.

— Chercher un navire plus digne de l’ambassadrice de l’empereur des Français que la modeste barque de Yorghos. Le pêcheur vous conduira seulement jusqu’à Naxos ! Le navire vous y rejoindra, dit-elle. Viens, maintenant, il nous faut rentrer. Minuit est passé et le premier office de la nuit ne va pas tarder à sonner... Il ne faut pas que l’on te voie ici...

Après avoir salué l’higoumène, les deux femmes reprirent le chemin de la sortie sous la conduite du gros caloyer. Théodoros, sur un bref adieu, s’était enfoncé dans les profondeurs du couvent où il demeurait depuis plusieurs jours. La nuit était claire maintenant et sur la longue terrasse de la citerne, les moindres détails se révélaient, ciselés dans un univers de blancheur.

Quand les deux femmes franchirent le portique des cloches, le son grave des simandres appelant les moines à la prière éveillait les échos du couvent. Le gros caloyer, sur une bénédiction précipitamment bredouillée, se hâta de refermer la grille tandis que Marianne et sa compagne s’élançaient dans le sentier en pente pour rentrer à la villa.

Le voyage de retour s’effectua beaucoup plus rapidement qu’à l’aller et le passage du poste de garde se passa sans encombre. Le feu se mourait et, auprès de lui, deux soldats seulement étaient demeurés et dormaient, accrochés à leur long fusil. Le pas léger des femmes ne les éveilla pas plus que le doux froissement des branches. Quelques minutes plus tard, Mélina refermait sur elles la porte de la vieille chapelle et rallumait la lampe à huile.

Un instant, elles demeurèrent face à face, se regardant sans rien dire comme si, enfin, elles se découvraient mutuellement et prenaient vraiment conscience l’une de l’autre. Puis, lentement, la princesse grecque vint jusqu’à sa nouvelle amie et l’embrassa sur le front :

— Je veux te dire merci, dit-elle simplement. J’ai compris ce qu’il t’en coûte de partir avec Théodoros et je souhaite que tu saches, au moins, que même si tu avais refusé je ne l’aurais pas laissé te tuer...

— Il le fera peut-être quand nous serons loin d’ici, murmura Marianne qui ne pouvait s’empêcher de garder au géant une certaine rancune.

— Certainement pas. D’abord, il a besoin de toi... et ensuite il a de l’honneur un sens intransigeant. Il est violent, emporté, brutal, mais dès l’instant où tu seras sa compagne de route, il se fera tuer pour toi si tu es en danger. Ainsi le veut la loi des clephtes de la montagne !

— Les clephtes ?

— Ce sont des montagnards de l’Olympe, du Pinde et du Taygète. Certes, ils vivent surtout de brigandage, mais ils s’apparentent davantage à vos bandits d’honneur corses qu’à de vulgaires voleurs. Théodoros, comme son père Constantin, était leur chef. La libération de la Grèce n’a pas de plus vaillant combattant !... Quant à toi, tu es des nôtres maintenant. Le service que tu nous rends te donne le droit de demander aide et protection à n’importe lequel d’entre nous ! Dors, maintenant, et que la paix soit avec toi !

La paix ? Marianne eut beau faire d’héroïques efforts, elle ne parvint pas, cette nuit-là, à la retrouver. Ce qui l’attendait ne prédisposait en rien à la tranquillité d’esprit car jamais, en fait, elle ne s’était trouvée dans une situation aussi embrouillée. Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté Paris, elle se prit à regretter le calme douillet de sa maison de la rue de Lille, les roses de son jardin et la présence ironique et rassurante de sa cousine Adélaïde. Adélaïde qui devait attendre tranquillement, entre les papotages du voisinage, les offices à Saint-Thomas d’Aquin et les incessants petits repas qu’elle absorbait dans la journée, la lettre qui l’appellerait en Amérique auprès de Marianne et de son vieil ami Jolival... une lettre qui ne viendrait jamais. A moins, vraiment, que le destin ne consentît à mettre de l’ordre dans ses fils et il n’en prenait pas le chemin !

— Tu me paieras tout cela, Jason Beaufort ! s’insurgea soudain Marianne reprise à la fois par ses souvenirs et par sa colère. Si tu n’es pas mort, où que tu sois, je te retrouverai et je te ferai payer tout ce que j’ai enduré à cause de toi et de ton stupide entêtement ! Cette histoire insensée qui m’embarque avec des rebelles dangereux est, elle aussi, à porter à ton débit.

Pour un peu, elle eût fait sienne la plainte révoltée d’Antigone : « Je suis faite pour l’amour, non pour la haine », mais cela lui faisait du bien de se retrouver elle-même, Marianne des fureurs impuissantes, Marianne des douleurs, des bagarres et des folies, comme elle avait trouvé un réconfort à évoquer, fût-ce pour les regretter, sa maison et sa cousine.

Il lui était arrivé déjà tant de choses, elle avait subi tant d’avatars divers, que sa situation actuelle, après tout, n’était pas pire que certaines autres de sa vie passée. Même son état de femme enceinte d’un homme détesté avait fini par perdre de son importance. C’était devenu un problème mineur. Une pointe de philosophie en vint à se glisser sous sa révolte :

— Il me manque de me retrouver un jour chef de brigands, songea-t-elle, mais, avec ce Théodoros, je n’en suis peut-être plus si loin !

Et puis l’important n’était-il pas de gagner enfin ce maudit Constantinople ? Bien sûr, elle n’avait plus de papiers, plus de passeport, plus de lettres accréditives, plus rien qui pût prouver sa qualité, mais elle se savait de taille à se faire reconnaître, au moins de l’ambassadeur, et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les raisons et toutes les logiques du monde, lui soufflait qu’il fallait, à tout prix, gagner la capitale ottomane, même sur un bateau de pêche, même à la nage ! Et Marianne avait toujours eu, en ses voix intérieures, une grande confiance...

10

L’ÎLE DU TEMPS ARRÊTÉ

La barque de Yorghos déborda, glissa sur l’eau noire dans l’ombre du récif et prit la vague. Debout à l’entrée de la petite grotte qui servait de discret embarcadère, la silhouette blanche de Mélina Koriatis recula. Son geste d’adieu se fondit dans l’obscurité, tandis que l’entrée de la caverne elle-même disparaissait.

Avec un soupir, Marianne se recroquevilla dans le grand manteau noir que son hôtesse lui avait donné, s’abritant de son mieux des embruns derrière la forte toile, lacée sur la main courante de chaque bord pour protéger de la mer la cargaison : en l’occurrence quelques jarres de vin.

Le bateau du pêcheur était un scapho, l’un de ces curieux bateaux grecs assez mal bâtis qui n’ont pas grand-chose de méditerranéen, sinon les bariolures de leurs voiles : un petit foc et un immense phare carré à corne tendu sur un espar aussi long qu’un obélisque. La coque, basse sur l’eau, justifiait pleinement l’écran de toile, surtout quand la mer, comme cette nuit, était plutôt houleuse. Il avait dû se produire un grain quelque part, car la nuit était froide et Marianne bénissait le chaud lainage dont on l’avait empaquetée par-dessus une robe en haillons.

Elle avait éprouvé, en quittant la fausse Sapphô, une espèce de tristesse. Avec ses étrangetés et son courage, la princesse révolutionnaire lui plaisait. Elle reconnaissait en elle aussi bien sa propre image que celle des autres femmes, capables d’empoigner la vie à pleines mains, qu’elle avait pu connaître, telles que sa cousine Adélaïde ou son amie Fortunée Hamelin.

Leurs adieux avaient été simples :

— On se reverra peut-être ! avait dit Mélina en lui serrant virilement la main, mais, si nos routes ne se croisent plus jamais, va avec Dieu !

Elle n’en avait pas dit davantage mais elle avait accompagné ceux qui allaient partir dans l’escalier de rocher, étroit et obscur, ouvert sous l’une des dalles de la chapelle qui avait servi de logis à Marianne.

En voyant Yorghos soulever la lourde pierre et se glisser dans le trou sombre avec une aisance qui dénonçait une longue habitude, celle-ci avait compris comment, au soir de son arrivée, elle avait pu trouver dans sa chambre un poisson. L’explication, d’ailleurs, lui en avait été paisiblement fournie par Mélina : quand Yorghos et son frère apportaient dans leurs paniers des objets de contrebande tels que des armes, de la poudre, des balles ou autres, ils recouvraient leur chargement de poisson frais et empruntaient l’escalier sous la chapelle. Celui-ci, au moyen d’une longue cheminée en pente relativement douce, taillée dans le roc, aboutissait à une grotte à demi noyée où un bateau de pêche pouvait accoster hors de toute vue.