— Dans quel but fais-tu cela ? demanda Marianne en se tournant vers son étrange compagne. Qu’espères-tu donc de cette vie bizarre que tu t’es faite ?
Mélina Koriatis haussa les épaules avec un sourire qui la rajeunissait.
— Je sers de relais et d’agent de liaison entre l’Archipel, la Crète, Rhodes et les anciennes cités d’Asie Mineure. Ici les nouvelles viennent et se croisent. Ici aussi peuvent venir sans trop de crainte ceux qui ont besoin d’aide. As-tu bien regardé les filles qui vivent avec moi ? Non, bien sûr, tu étais trop épuisée et trop inquiète pour ton propre compte. Eh bien, tu les regarderas mieux et tu t’apercevras qu’à l’exception de quatre ou cinq qui m’ont suivie ici par pur dévouement, la plupart d’entre elles sont des garçons !
— Des garçons ? souilla Marianne qui, en même temps, se souvint de l’étrange vigueur de ces femmes qui l’avaient portée et la dureté des muscles de sa compagne de tout à l’heure. Mais qu’en fais-tu ?
— Des soldats pour la Grèce ! riposta farouchement la princesse. Certains sont les fils de pères massacrés ou exécutés que je recueille ici pour qu’ils ne soient pas enrôlés de force dans les rangs des janissaires. D’autres, enlevés par les pirates de l’Archipel, car malheureusement nous sommes aussi affligés d’une peste maudite de renégats et de traîtres qui travaillent pour leur propre compte comme Ali de Tebelen, ont été achetés par moi ou pour moi sur les marchés de Smyrne ou de Carpathos. Chez moi, ils redeviennent eux-mêmes : ils oublient la honte, mais pas la haine. Dans les cavernes de l’île, je les entraîne à la guerre comme l’étaient jadis les guerriers de Sparte, ou les athlètes d’Olympie puis, quand ils sont prêts, Yorghos ou son frère Stavros les emmènent là où l’on a besoin de bons combattants... et m’en ramènent d’autres. Je n’en manque jamais : les Turcs ne sont jamais las de faire tomber les têtes, ni les trafiquants de gagner de l’or !
Envahie d’un sentiment d’horreur et de pitié à se retrouver ainsi confrontée de nouveau à l’infamie du trafic humain, Marianne ouvrit de grands yeux. L’audace de cette femme la stupéfiait. N’y avait-il pas un poste turc à quelques toises du refuge qu’elle avait créé ? Pour la première fois elle se sentit vraiment attirée vers elle et lui sourit avec chaleur, une chaleur dont elle n’eut même pas conscience elle-même.
— Je ne peux que t’admirer, dit-elle, sincère, et si je peux t’aider, je le ferai volontiers mais je ne vois pas comment. Ainsi que cet homme l’a rappelé lui-même, mon maître m’envoie à la Sultane pour essayer de renouer avec elle des liens amicaux qui se sont relâchés...
— Mais il donne aussi asile aux têtes pensantes de chez nous. L’un de nos plus grands écrivains, Koraïs, qui a consacré toutes ses forces à notre renaissance, vit en France, à Montpellier, et Rhigas, notre poète, a été exécuté par les Turcs parce qu’il voulait rejoindre Bonaparte et nous assurer son appui !...
L’homme que l’on avait appelé Théodoros intervint. Visiblement, ce cours d’histoire l’agaçait et il avait hâte d’en venir à l’actualité immédiate.
— Napoléon souhaite que la guerre entre la Turquie et la Russie continue, lança-t-il brusquement, dis-nous pourquoi ? Nous aussi nous le souhaitons, et jusqu’à l’écrasement de la Porte, mais nous aimerions connaître les raisons de ton empereur...
— Je ne les connais pas vraiment, fit Marianne après une toute légère hésitation. (Elle pensait, en effet, qu’elle n’avait aucun droit de révéler les plans, encore secrets, de Napoléon.) Je pense qu’il désire surtout soustraire le Sultan à l’influence anglaise.
Théodoros approuva de la tête. Il regarda Marianne comme s’il cherchait à examiner le tréfonds de son âme, puis, sans doute satisfait, il se tourna vers l’higoumène :
— Dis-lui tout, Père. Elle paraît sincère et je suis prêt à tenter l’aventure. De toute façon si elle me trahissait, elle ne vivrait pas assez pour s’en vanter ! Les nôtres y veilleraient.
— Cessez de me soupçonner continuellement ! Je n’ai l’intention de trahir personne, s’insurgea Marianne. Dites ce que vous voulez une bonne fois et finissons-en !
Le prêtre, des deux mains, fit un geste de paix.
— Une nuit prochaine, tu partiras dans la barque de Yorghos. Celui-ci t’accompagnera, dit-il en désignant le géant. Il est l’un de nos chefs. Il sait manier les hommes et, pour cela, depuis cinq ans, les Turcs l’ont chassé de sa Morée natale et il doit vivre caché, ne séjournant jamais longtemps à la même place. Continuellement, il parcourt l’Archipel, toujours traqué, mais toujours libre, soufflant le feu sur les âmes tièdes pour y allumer le brandon de la révolte et aidant de son mieux ceux qui ont besoin de son aide, de son courage et de sa foi. Aujourd’hui, c’est la Crète qui a besoin de lui, mais sa présence ne serait d’aucune utilité alors qu’aux rives du Bosphore il pourrait agir efficacement. La nuit dernière Yorghos a ramené ici, en même temps que toi, un caloyer du monastère d’Arkadios, en Crète. Là-bas, le sang coule et le cri des opprimés s’élève vers le ciel. Les janissaires du pacha rançonnent, pillent, brûlent, torturent et empalent sur le moindre bruit, le plus léger soupçon. Il faut que cela cesse. Et justement Théodoros pense avoir le moyen de faire cesser cet état de choses. Mais, pour cela, il lui faut entrer à Constantinople, ce qui, pour lui, équivaut à se jeter dans la gueule du loup. Avec toi, il a une chance non seulement d’y entrer mais encore d’en sortir vivant. Nul ne songerait à inquiéter une grande dame française voyageant avec un serviteur : il sera ce serviteur.
— Lui ? mon serviteur ?...
Incrédule, elle considéra l’aspect sauvage du géant, ses moustaches agressives et son costume hautement pittoresque : le tout ne ressemblait en rien à l’idée que l’on se faisait, au faubourg Saint-Germain, d’un valet de grande maison ou d’un majordome.
— Il modifiera son aspect, fit Mélina avec un sourire amusé, et il sera l’un de tes domestiques italiens, puisqu’il ne parle pas français. Tout ce que nous te demandons, c’est de partir avec lui et de l’introduire avec toi dans Constantinople. Tu logeras, je pense, à l’ambassade de France ?
Se souvenant de ce que le général Arrighi lui avait dit des appels au secours réitérés de l’ambassadeur, le comte de Latour-Maubourg, Marianne ne douta pas un instant d’être, en effet, chaleureusement accueillie.
— Je ne vois pas bien, admit-elle, où je pourrais aller en dehors de cela...
— Parfait. Nul ne songera à chercher Théodoros au palais de France. Il y restera quelque temps ; puis, un beau jour il disparaîtra et tu n’auras plus à t’en préoccuper.
Marianne fronça les sourcils. Elle se voyait mal, alors que sa mission auprès de la Sultane s’annonçait déjà comme délicate et difficile, risquer par surcroît les pires ennuis en introduisant avec elle un chef de rebelles proscrit et sans doute assez connu puisqu’il n’osait pas entrer sans couverture dans Constantinople. C’était un coup à faire échouer sa mission d’une part, et, d’autre part, à l’envoyer elle-même réfléchir sa vie durant sur la paille humide d’une prison turque, en admettant qu’on voulût bien lui laisser la vie.
— Est-il indispensable, dit-elle, au bout d’un moment de réflexion, qu’il se rende en personne là-bas ? Et ne puis-je le remplacer d’une manière ou d’une autre ?
Le géant eut un sourire féroce qui découvrit des dents blanches et aiguës, tandis que sa main allait caresser la garde d’argent ciselé de son poignard. Il ricana :
— Non, tu ne peux pas me remplacer car tu n’es rien qu’une femme étrangère et je n’ai pas assez confiance en toi ! Mais tu as aussi la possibilité de refuser. Après tout, nul ne sait que tu es ici...
C’était clair : si elle refusait, cette brute était capable de l’égorger séance tenante, église ou pas église. De plus, elle désirait vraiment remplir sa mission et aussi sortir de ce trou à rats, chercher à retrouver le brick, son bandit de médecin et surtout, surtout Jason et ses amis. Si, après celle d’avoir rendu un signalé service à Napoléon, la seule joie qu’il lui restât encore à éprouver en ce monde était de voir pendre John Leighton, elle ne voulait pas manquer une chance, si minime soit-elle, d’y parvenir. Et cette chance ne se trouvait pas à Santorin.
— C’est entendu, dit-elle enfin, je suis d’accord !
La princesse Koriatis eut un cri de joie mais Théodoros n’était pas encore satisfait. Sa grosse main velue s’abattit sur le poignet de Marianne et il l’entraîna au pied même de l’iconostase :
— Tu es chrétienne, n’est-ce pas ?
— Naturellement, je le suis, mais...
— Mais ton église n’est pas la nôtre, je le sais ! Néanmoins, Dieu est le même pour tous ses enfants, quelle que soit la manière dont ils le prient. Aussi, tu vas jurer ici, devant ces saintes images, de faire loyalement tout ce qu’il te sera demandé de faire pour m’aider à entrer dans Constantinople et à y séjourner. Jure !
— Je le jure ! déclara-t-elle d’une voix forte. Je ferai de mon mieux ! Mais... (et, laissant retomber sa main, elle se tourna lentement vers la fausse Sapphô :) sache bien que ce ne sera pas pour toi, ou parce que j’ai peur de toi : je le ferai pour elle, parce qu’elle m’a aidée et parce que j’aurais honte de la décevoir.
— Eh ! qu’importe tes raisons ! Mais sois damnée dans l’éternité si tu manques à ton serment ! Maintenant, Père, je crois que nous pouvons nous retirer !...
— Non. Nous avons encore à faire ! Suivez-moi !...
Derrière la robe noire de l’higoumène, ils quittèrent la chapelle, retrouvèrent les couloirs et les escaliers blancs et débouchèrent finalement sur la plus haute terrasse du monastère qui, sous la lune à son lever, apparut blanche comme un champ de neige fraîche. Sur cette cime, le vent soufflait en permanence et, sous ses vêtements minces, Marianne frissonna. Mais le spectacle qui s’offrait à ses yeux était fantastique.
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