D’ailleurs, ni Sapphô ni sa troupe ne paraissaient s’en soucier. Elles ne s’émurent pas davantage quand l’un des moines dégringola vers deux soldats turcs, deux janissaires en bonnet de feutre et bottes rouges qui passaient sur le chemin et leur désigna les femmes avec des gestes frénétiques. Les Turcs tournèrent à peine la tête, jetèrent vers les danseuses un regard ennuyé, haussèrent les épaules et, repoussant le moine, continuèrent leur route vers le nord.
Au surplus, Sapphô avait fini de chanter. Le soleil avait disparu derrière la crête. La nuit allait venir rapidement. En silence, les femmes se rassemblèrent et reprirent en bon ordre le chemin de la vieille villa, rangées derrière la poétesse et ses joueuses de flûte qui marchaient en tête, l’air plus inspiré que jamais.
Au milieu de la troupe, Marianne cherchait en vain des réponses aux questions qu’elle se posait. Elle était si absorbée dans ses pensées qu’elle ne vit pas une touffe de lentisque poussant au milieu du sentier, buta dedans, trébucha et serait tombée si la fille qui cheminait auprès d’elle ne l’avait retenue d’une main vigoureuse. Si vigoureuse même, qu’elle la considéra avec plus d’attention. C’était une créature mince et élancée, portant fièrement une tête aux traits fins mais énergiques sous une forêt de boucles noires, coiffées en chignon. Comme la majorité de ses compagnes, elle était grande et solidement charpentée, sans rien de mièvre, mais sans être totalement dépourvue de grâce. Elle eut un bref sourire quand ses yeux sombres rencontrèrent ceux de Marianne, puis elle la lâcha après l’avoir retenue un instant contre elle et reprit sa marche comme si rien ne s’était passé. Mais un nouveau point d’interrogation était venu s’ajouter à ceux qui tourmentaient déjà la rescapée : Sapphô devait entraîner ses filles aussi durement que l’étaient jadis celles de Lacédémone : le corps de celle qui venait de la soutenir était aussi ferme que du marbre.
En arrivant à la villa, le cortège se dispersa. L’une près de l’autre, les jeunes femmes passèrent devant Sapphô, saluèrent et franchirent le portique mais quand Marianne arriva devant elle, la poétesse la prit par la main et l’entraîna vers la chapelle.
— Pour ce soir, il vaut mieux que tu ne te mêles pas aux autres. Rentre chez toi. Je t’apporterai à souper dans quelques instants.
Docilement Marianne obéit et referma sur elle la porte de bois peint. A l’intérieur, il faisait presque sombre et une forte odeur de poisson régnait, une odeur qui n’existait pas quand elle était sortie et dont elle chercha à deviner la provenance. Elle pensa l’avoir trouvée quand elle découvrit, près du lit, un petit poisson plat qui brillait et, machinalement, le ramassa. Elle le contemplait encore sans d’ailleurs parvenir à comprendre comment il avait pu venir là quand Sapphô entra, portant dans un panier posé sur sa tête, des victuailles et une lampe à huile qu’elle alluma aussitôt et posa sur la table.
Mais, en voyant ce que Marianne tenait entre ses mains, elle fronça les sourcils, vint jusqu’à elle et prit le poisson.
— Il faudra que je gronde Yorghos, fit-elle d’un ton léger, qui sonna assez faux. Quand il rapporte sa pêche il a la manie de déposer toujours ses paniers ici parce qu’il trouve que la cuisine est trop loin !
— Ce n’est pas grave, fit la jeune femme avec un sourire. Je me demandais seulement comment le poisson était venu ici...
— Tout naturellement, tu vois... ! Tu vas pouvoir dîner.
Elle avait disposé rapidement sur la table un morceau de chevreau rôti, quelques tomates, du pain, du fromage et l’inévitable raisin, mais, maintenant, ses mains s’attardaient autour des écuelles et des objets familiers qu’elle venait d’étaler comme si elle se donnait encore un peu de temps avant de prononcer les paroles qu’elle était venue dire. Brusquement, elle se décida :
— Quand tu auras dîné, dit-elle, ne t’endors pas. Je viendrai te chercher lorsque la nuit sera noire...
— Pour aller où ?
— Ne pose pas de questions, pas maintenant ! Tout à l’heure tu comprendras beaucoup de choses qui, sans doute, t’ont paru bizarres, sinon insensées. Sache seulement ceci : je ne fais rien qui n’ait une raison profonde et j’ai dû réfléchir longuement durant toute cette journée, avant de décider ce que je devais faire de toi.
La gorge de Marianne se sécha d’un coup. Le ton de la femme s’était chargé d’une menace, voilée mais farouche. Elle songea soudain que, peut-être, elle avait vraiment affaire à une folle qui, comme tous les fous, s’ignorait elle-même et refusait de reconnaître son état. Mais elle ne voulut pas montrer la peur qui lui venait et se contenta de murmurer :
— Ah !... et tu as décidé ?
— J’ai décidé, oui... de te faire confiance ! Mais malheur à toi si tu me trompes ! La Méditerranée tout entière ne sera pas assez vaste pour te protéger de notre vengeance ! Maintenant, mange et attends-moi ! Ah, j’oubliais...
Du panier, elle tira un paquet d’étoffes noires qu’elle jeta sur le lit.
— Tu mettras ça ! La nuit est une cachette sûre à condition de s’y fondre aussi complètement que possible !
Quelle étrange créature ! Bien qu’elle portât encore ses absurdes vêtements à l’antique, cette Sapphô était maintenant totalement différente de ce qu’elle avait été jusqu’à présent. C’était comme si, tout d’un coup, elle avait choisi de rejeter un masque pour apparaître le visage nu. Et ce visage avait quelque chose d’implacable qui pouvait être inquiétant. Pourtant, elle avait dit qu’elle optait pour la confiance mais elle l’avait dit d’une voix si menaçante qu’on avait l’impression qu’elle le regrettait et que, peut-être, elle n’avait pas vraiment choisi son attitude. Elle obéissait aux circonstances.
Quoi qu’il en soit, Marianne pensa que le mieux était de lui obéir dans ce qu’elle commandait puisque son sort en dépendait, mais, tout de même, de se tenir sur ses gardes. Avec la force, le goût de la vie lui revenait... Calmement, elle se mit à table, mangea de bon appétit et prit même un certain plaisir au vin, fort et chaleureux, qui était la gloire de l’île et qui faisait couler dans ses veines une si agréable sensation de bien-être. De plus, elle avait tellement dormi qu’elle se sentait reposée, presque prête pour un nouvel affrontement avec les obstacles que le destin semblait prendre un malin plaisir à jeter sur son chemin.
Lorsque Sapphô revint dans la chapelle, la nuit était close depuis longtemps et Marianne, prête elle aussi depuis longtemps, attendait sans impatience, assise sur un tabouret, les mains croisées autour de ses genoux. Elle avait revêtu le costume qu’on lui avait donné, celui des paysannes des îles grecques : large jupe de cotonnade noire à mince bordure rouge, camisole assortie, serrée à la taille, grand foulard noir à fines broderies rouges drapé sur les cheveux qu’il enfermait complètement.
Vêtue à peu près de la même façon, la femme l’enveloppa d’un regard approbateur.
— Dommage que tu ne parles pas notre langue ! On te prendrait sans peine pour une fille de chez nous. Jusqu’à tes yeux ! Ils sont aussi sauvages que si tu étais née ici. Maintenant, éteins la lampe et suis-moi sans faire de bruit.
L’obscurité les enveloppa. Dans l’ombre, Marianne sentit la main de Sapphô qui saisissait la sienne et l’entraînait. Au-dehors, la nuit lui parut noire comme de l’encre et lui jeta au visage des senteurs de myrte et de thym mêlées à des relents de bergerie. Sans la main qui la soutenait, elle fût sans doute tombée durant les premiers pas car elle marchait en aveugle, tâtant le terrain du bout du pied avant de le poser.
— Avance donc ! chuchota Sapphô avec impatience. A cette allure, nous n’y serons jamais !
— C’est que je n’y vois rien ! plaida Marianne qui s’abstint de demander vers quel endroit on la menait si vite.
— Cela ne va pas durer ! Tes yeux vont s’habituer...
Ils s’habituèrent, en effet, plus vite même que Marianne ne l’avait imaginé et, du même coup, elle comprit la raison des précautions prises par Sapphô en l’habillant de sombre et en lui recommandant le silence : à quelques toises de la villa et caché par elle tant que les deux femmes n’eurent pas franchi le mur croulant, un feu brillait dans la nuit. Il était allumé devant une construction blanche, informe, d’ailleurs, qui tenait de la mosquée et du hangar, et servait autant à éclairer les figures farouches et moustachues de quelques soldats turcs réunis autour qu’à cuire le contenu d’une grande marmite de cuivre suspendue au-dessus.
A la lueur de ce feu, Marianne vit que le sentier dans lequel Sapphô l’avait engagée passait à proximité de ce poste de garde mais, déjà, la poétesse mettant un doigt sur ses lèvres l’entraînait silencieusement derrière un pan de mur ruiné qui devait être un reste d’antique fortification. Des broussailles de tamarins et de genêts poussaient derrière et engloutirent les deux femmes qui, sous cette double protection, se mirent à progresser lentement, le dos courbé, évitant de faire craquer la moindre branche. Sous cet abri précaire, on passa assez près des Turcs pour sentir l’odeur de leur cuisine. La peur étreignait Marianne. Enfin, le dangereux passage fut franchi et les deux femmes, après avoir marché encore quelques instants, retrouvèrent le chemin qui serpentait maintenant dans ce qui devait être un antique cimetière marqué par de vieilles stèles et des cuves vides qui avaient sans doute été des sarcophages de pierre. Mais arrivée là, Sapphô obliqua fermement vers la gauche et s’engagea dans un raidillon pierreux, véritable sentier muletier qui grimpait capricieusement vers le sommet de la crête.
Les yeux de Marianne étaient suffisamment habitués à l’obscurité maintenant pour qu’elle pût distinguer les détails du paysage et jusqu’aux taches blanchâtres des fleurs de ciste qui poussaient au hasard le long du sentier. Mais celui-ci, malgré ses méandres, semblait bien se diriger vers les murailles blanches et hostiles du couvent.
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