Le vacarme des canons la tira de son sommeil et la jeta contre le hublot, haletante et croyant à une attaque. Mais ce n’était que l’adieu des frégates qui les avaient escortés jusque-là. Cythère avait disparu. Le soleil baissait à l’Occident et les deux navires de guerre viraient de bord, leur mission accomplie, pour regagner Corfou. Il ne leur était pas possible d’aller plus loin sans risquer d’offenser le Sultan, si mal disposé envers la France. D’ailleurs, les croisières anglaises montraient une prudence égale pour ne pas compromettre les relations, fraîchement détendues, entre leur gouvernement et la Sublime Porte. Normalement, la « Sorcière des Mers » aurait pu gagner désormais Constantinople sans encombre... si son skipper n’avait décidé que le voyage s’arrêterait au Pirée d’où il repartirait vers la terre africaine.
Cette histoire d’Afrique tourmentait Marianne plus encore que sa propre situation. O’Flaherty avait laissé entendre que Jason comptait, si toutefois Marianne avait bien compris, se rendre dans la baie de Biafra pour y embarquer une cargaison d’esclaves. Pourtant, il était impossible que cela fût vrai : en gagnant Venise, Jason n’avait qu’un but, chercher celle dont il espérait faire un jour sa femme et l’emmener avec lui à Charleston. Ce devait être un voyage d’amoureux, presque un voyage de noces. Il n’était pas possible d’imaginer qu’une croisière à bord d’un négrier pût en aucun cas plaire à une jeune femme et aucun homme digne de ce nom ne l’aurait infligée à celle qu’il aimait. Alors ?
Elle se souvint tout à coup de ce que lui avait dit Jason lui-même, au premier jour de leur voyage : Leighton ne devait pas faire tout le trajet d’Amérique avec eux, on devait le déposer quelque part. Etait-ce seulement le sinistre médecin qui était attendu au Vieux Calabar... ou bien Jason n’avait-il pas osé lui dire toute la vérité ? Entre lui et Leighton le lien n’était pas fait d’amitié, tout au moins d’amitié seulement. Il y avait autre chose ! Et que Dieu veuille que ce ne fût pas une complicité...
A mesure que le jour baissait et faisait place à la nuit, Marianne attendit O’Flaherty avec une impatience grandissante. Elle tournait en rond dans sa cabine, incapable de tenir en place et demandant cent fois l’heure qu’il était à Agathe. Mais le lieutenant n’apparut pas et quand la jeune femme voulut envoyer sa femme de chambre aux nouvelles, elle s’aperçut que, cette fois, elle était prisonnière : la porte de sa cabine était fermée de l’extérieur. Une nouvelle attente commença, nerveuse, angoissée et plus pénible à mesure que coulaient les heures.
Aucune n’amena le lieutenant. Les nerfs tendus à céder, Marianne aurait voulu pouvoir hurler, frapper, griffer et, ainsi, libérer la colère et la peur qui l’étranglaient sans qu’elle sût exactement pourquoi mais, à la manière des animaux sauvages, elle sentait l’approche d’un danger nouveau.
Ce qui vint, alors que le lever du jour n’était plus très éloigné, ce fut le bruit de la clef tournant dans la serrure réparée et l’apparition subite de John Leighton flanqué d’un groupe de marins, parmi lesquels Marianne reconnut Arroyo, une lanterne à la main. Le médecin, contrairement à son habitude, était armé jusqu’aux dents et une extraordinaire expression de triomphe qu’il ne parvenait pas à dissimuler flamboyait sur son visage de ressuscité, lui conférant une vie sinistre. Visiblement, il vivait là une grande minute de sa vie, une minute longtemps attendue.
Cependant, Marianne réagissait. Attrapant vivement un saut de lit et glissant à bas de sa couchette, elle s’écria :
— Qui vous a permis d’entrer ainsi chez moi et d’y amener ces gens ? interrogea-t-elle avec hauteur. Faites-moi le plaisir de sortir... et vite !
Dédaignant l’injonction, Leighton, fit, au contraire, quelques pas dans la cabine, tandis que les matelots restaient à la porte où ils s’écrasaient pour mieux voir, lorgnant avidement l’élégante intimité de ce nid de femme.
— Vous me voyez navré de vous déranger, fit le médecin d’un ton narquois, mais je suis venu tout justement vous prier de sortir vous-même ! Vous devez quitter le bateau immédiatement. Une chaloupe vous attend...
— Quitter le bateau ? En pleine nuit ? Vous perdez la raison ! Et... pour aller où, s’il vous plaît ?
— Où vous voudrez ! Nous sommes en Méditerranée, pas dans l’Océan. Aucune terre n’est très éloignée et la nuit s’achèvera bientôt. Préparez-vous !
Sans bouger, Marianne croisa les bras sur sa poitrine, resserrant du même coup le peignoir de batiste, et toisa le personnage.
— Allez me chercher le capitaine ! fit-elle. Tant que je n’aurai pas entendu ça de sa bouche même je ne bougerai pas d’ici !
— Vraiment ?
— Vraiment. Vous n’avez aucune qualité... docteur, pour donner des ordres sur un navire tel que celui-ci... surtout des ordres dans ce genre-là !
Le sourire de Leighton s’accentua, se chargeant au passage d’une forte dose de fiel.
— Je regrette, fit-il avec une inquiétante douceur, mais ce sont les ordres mêmes du capitaine. Si vous ne voulez pas que l’on vous porte de force dans la chaloupe, il vous faut obéir immédiatement. Aussi, je le répète, préparez-vous. Autrement dit mettez une robe, un manteau, ce que vous voudrez, mais faites vite ! Naturellement, ajouta-t-il avec un regard qui faisait le tour de la cabine, il n’est pas question que vous emportiez vos malles... ni d’ailleurs vos bijoux ! Vous n’en auriez que faire en mer et cela chargerait la barque bien inutilement...
Il y eut un silence que Marianne employa à peser le sens réel de ces mots incroyables. On s’apprêtait à la jeter à la mer après l’avoir volée comme dans un bois ? Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Il était impensable, incompréhensible et révoltant que Jason eût, tout à coup, décidé de se débarrasser d’elle en pleine nuit après l’avoir soulagée de ses biens et, plus encore, d’avoir choisi Leighton pour le lui signifier ! Cela ne lui ressemblait pas... cela ne pouvait, n’est-ce pas, lui ressembler ? Mais, dans cette interrogation angoissée que la jeune femme s’adressait à elle-même, le doute s’amorçait. Après tout... est-ce que, la fameuse nuit de ses noces avec Francis Cranmere, Jason Beaufort n’avait pas quitté Selton Hall en emportant la totalité de la fortune de Marianne ?
Mais, comme l’autre attendait en donnant des signes d’impatience, ce fut à lui qu’elle s’en prit :
— Je pensais que ce bateau était un honnête corsaire, fit-elle avec un maximum de mépris. Je m’aperçois que c’est un navire de forbans ! Vous n’êtes qu’un voleur, docteur Leighton, et de la pire espèce, celle qui ne risque rien et s’attaque aux femmes avec une armée ! Puisqu’il en est ainsi je ne suis pas de taille ! Préparons-nous donc, Agathe, si toutefois monsieur veut bien nous dire ce que nous avons le droit d’emporter.
— Permettez ! intervint Leighton avec une amabilité où éclatait une joie féroce, il n’est pas question que vous emmeniez votre femme de chambre ! Que faire d’une camériste dans une chaloupe ? Elle n’aurait pas plus d’utilité que des parures, n’est-il pas vrai ? Alors qu’ici, elle en aura une certaine ! Mais... vous semblez surprise ? Est-ce que, vraiment, j’aurais oublié de vous avertir que vous partez seule... absolument seule ? J’en demande bien pardon à Votre Altesse Sérénissime !
Puis, changeant brusquement de ton :
— Allez, vous autres ! Nous n’avons déjà perdu que trop de temps ! Emportez-la !
— Misérable ! hurla Marianne hors d’elle, je vous interdis de me toucher !... Au secours !... A l’aide !...
Mais déjà les hommes envahissaient la cabine. En un instant, ils la transformèrent en un minuscule enfer. Environnée d’yeux qui luisaient comme braises, de souffles puant le rhum et de mains avides qui, sous couleur de s’emparer d’elle, palpaient son corps avec une sournoise convoitise, Marianne tenta courageusement une bien utile résistance, galvanisée par les cris et les supplications d’Agathe que deux hommes jetaient présentement sur la couchette abandonnée, tandis qu’un troisième lui arrachait sa chemise de nuit. Le corps dodu de la petite camériste brilla un instant avant de sombrer dans l’obscurité mouvante des rideaux, sous celui de l’homme qui l’avait dénudé et qui, encouragé par ses camarades, la violait avec enthousiasme.
Quant à Marianne, maîtrisée, malgré les coups de pied et les coups de griffes qu’elle avait distribués au hasard, bâillonnée pour étouffer ses cris, elle fut traînée hors du rouf par la horde.
— Voyez ce que c’est que n’être pas raisonnable ! déplora Leighton avec une commisération hypocrite. Vous nous avez obligés à employer la force. Néanmoins, j’espère que vous me rendrez cette justice que je vous ai protégée des appétits de mes hommes alors que j’aurais fort bien pu les laisser vous appliquer le même traitement qu’à votre soubrette. Voyez-vous, princesse, ces braves gens ne vous aiment guère. Ils vous reprochent d’avoir changé leur capitaine en une mauviette sans énergie et sans volonté. Mais cela n’empêche pas qu’ils auraient volontiers goûté à la chair délicate d’une grande dame. Alors, remerciez-moi au lieu de vous conduire comme un chat sauvage ! Allez-y, vous autres !
Si la fureur pouvait tuer, le misérable serait tombé raide mort ou bien Marianne, elle-même, eût peut-être cessé de vivre. Ecumante de rage, jetée hors d’elle-même par les gémissements affaiblis d’Agathe et incapable de raisonner clairement ce qui se passait, la jeune femme se débattait avec une violence telle qu’on lui lia les pieds et les bras avant de l’emporter jusqu’à la coupée. Là, à l’aide d’une corde passée sous les aisselles on la fit descendre sans douceur jusqu’à un canot qui battait doucement le flanc du navire auquel le retenait un filin. Quand elle eut pris contact avec le bois de la barque, si rudement qu’elle ne put retenir un cri de douleur, le filin fut tranché d’un coup de hache. Aussitôt, la houle écarta la chaloupe. Très au-dessus d’elle, Marianne aperçut une frise de têtes penchées puis elle entendit la voix goguenarde de Leighton qui criait :
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